Issue
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
Réduire l’utilisation des pesticides agricoles dans les pays du Sud : verrous et leviers socio-techniques / Reducing the use of agricultural pesticides in Southern countries: socio-technical barriers and levers. Coordonnateurs : Ludovic Temple, Nathalie Jas, Fabrice Le Bellec, Jean-Noël Aubertot, Olivier Dangles, Jean-Philippe Deguine, Catherine Abadie, Eveline Compaore Sawadogo, François-Xavier Cote
Article Number 10
Number of page(s) 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2025010
Published online 24 March 2025

© G. De La Paix Bayiha et al., Hosted by EDP Sciences 2025

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1 Introduction

Au Cameroun, la protection phytosanitaire via l’usage des pesticides chimiques de synthèse est soutenue par les politiques publiques (Minader, 2020) comme moyen de sécuriser les revenus, les rendements, la production et de réduire les pertes post-récolte. Si leur usage dans la grande majorité des exploitations familiales agricoles camerounaises est faible, comparativement à d’autres types d’agriculture, il peut être élevé dans des contextes de plantations agro-industrielles pour certaines filières (coton, banane). Au niveau microéconomique, les pesticides sont souvent considérés comme des « médicaments », qui permettent de diminuer l’impact des maladies des plantes et d’assurer facilement des gains de rendement. Leur usage dans l’agriculture camerounaise, en tonnes consommées par an, augmente de façon exponentielle depuis 1990 (Fig. 1). Cela génère des externalités négatives de plus en plus significatives pour la santé humaine, animale et environnementale (Pouokam et al., 2017 ; Nkontcheu et al., 2023). Cette croissance questionne les conditions d’émergence et d’intensification des alternatives à l’usage des pesticides chimiques, qui sont : (i) plus intégratives d’indicateurs de développement durable ; (ii) une source d’amélioration du bien-être des agriculteurs ; et (iii) moins soumises aux contraintes de compétitivité des marchés internationaux (Hu, 2020). De manière dominante, cette croissance renvoie dans la littérature aux travaux sur les transitions technologiques, documentés par les "Science and Technology Studies" (STS) (Geels, 2004 ; Vanloqueren et Baret, 2009). Ces travaux qualifient la dépendance de sentier autour d’une technologie dominante (Cowan et Gunby, 1996) au niveau technique (Meynard et al., 2013), de la structure organisationnelle (Magrini et Triboulet, 2012) et institutionnelle (Bayiha, 2020).

Une hypothèse structurante de ces travaux est que les institutions, les organisations, les techniques mise en place pour les anciennes technologies (pesticides) sont les principales sources de blocage à l’activation d’alternatives. Cette hypothèse est documentée par des travaux dans différents contextes géographiques à fort usage de pesticides chimiques, comme en Europe (Lamine et al., 2010 ; Meynard et al., 2013 ; Bureau-Point et Temple, 2022 ; Wuepper et al., 2023), en Amérique latine (Goulet et al., 2023) et en Asie (Flor et al., 2019). En revanche, elle est peu référencée dans les contextes empiriques de faible usage, mais toutefois en croissance, qui caractérisent le Cameroun et de manière plus générale l’Afrique subsaharienne. Les quelques travaux disponibles sont fragmentés en dimensions techniques ou économiques, mais intègrent peu la compréhension des variables institutionnelles et organisationnelles (Kenko Nkontcheu et al., 2017 ; Azembouh et al., 2021). Ces travaux donnent une faible mise en perspective systémique des différents niveaux de structuration des verrouillages : macroéconomique, mesoéconomique et microéconomique.

Ce manque de mise en perspective systémique dans le contexte du Cameroun est un facteur limitant pour documenter les orientations des politiques publiques dans l’accompagnement des processus d’innovation agroécologique ou biologique, qui structurent des alternatives à l’usage de pesticides chimiques (Minepat, 2018).

Dans cette optique, quels sont les verrous et les leviers liés à la réduction de l’usage des pesticides chimiques de synthèse dans le système agri-alimentaire au Cameroun ?

thumbnail Fig. 1

Consommation de pesticides (tonnes/an) au Cameroun de 1990 à 2020. Source : FAOSTAT, 2023.

Pesticides consumption (tons/year) in Cameroon from 1990 to 2020.

2 Matériel et méthodes

L’approche méthodologique utilisée pour cette étude a mobilisé quatre sources de collecte des données.

Tout d’abord, une revue de la littérature grise et académique a été effectuée : 67 documents et 90 articles référencés dans des revues à comité de lecture ont été retenus.

Puis une enquête a été réalisée, reposant sur un échantillonnage en boule de neige et des entretiens semi-directifs (Phase 1). Les entretiens, réalisés en face à face et en ligne, ont été conduits avec des représentants des quatre sous-systèmes issus du « système-acteurs » (Temple et al., 2017) : intermédiation (coopération internationale, société civile, ministères) ; recherche ; entrepreneurial (sociétés d’État, organisations professionnelles, firmes) ; organisation de producteurs (Fig. 2). Ces entretiens portaient d’une part sur la description des compétences du répondant et de son institution en lien avec les pesticides, les verrous à leur usage et les leviers pour promouvoir des alternatives ; d’autre part sur la caractérisation des liens fonctionnels au sein du système-acteurs. Nous avons réalisé 55 entretiens, dont 25 avec des représentants du sous-système de l’intermédiation, 11 avec des représentants d’entreprises, 14 avec des représentants de la recherche et 5 avec des représentants d’organisations de producteurs (OP).

Ensuite, un focus group a été organisé, qui a réuni 10 détaillants des filières (7 agricoles et 3 phytosanitaires), sélectionnés de manière aléatoire sur le marché du Mfoundi à Yaoundé (Phase 2). L’objectif principal était de caractériser des verrous et des leviers : (i) à la vente des produits agricoles non traités par des pesticides et (ii) à la commercialisation des biopesticides.

Enfin, les résultats obtenus ont été mis en débat dans un forum transdisciplinaire qui a réuni 84 participants et 26 institutions (Phase 3) (Temple et al., 2024). La structure des participants aux trois phases d’enquêtes participatives (entretien, focus group, forum) est indiquée dans le Tableau 1. Nous présentons les résultats dans une analyse transversale des quatre sources de données.

Les données issues des trois premières sources de collecte ont été analysées à travers une grille à double entrée qui caractérise les verrous et leviers à la réduction de l’usage des pesticides. En ligne, nous avons les trois niveaux d’analyse : microéconomique (agriculteur, entreprise), mésoéconomique (territoires, filières) et macroéconomique (politiques publiques). En colonne figurent les verrous et les leviers identifiés par les catégories d’acteurs rencontrées (intermédiation, entrepreneurial, agriculteurs, recherche) pour chacun de ces niveaux. Ils sont d’ordre technique, économique, institutionnel et organisationnel. Ces verrous et leviers sont présentés de manière décroissante selon la priorisation faite par les acteurs.

thumbnail Fig. 2

Système-acteurs étudié au Cameroun. Double flèche : interaction ; Flèche simple : intégration. Source : auteurs.

Stakeholder system surveyed in Cameroon.

Tableau 1

Nombre de personnes rencontrées par catégorie d’acteurs lors des trois phases d’enquête. Source : auteurs.

Number of people met by stakeholder category during the three survey phases.

3 Situations de verrouillage aux alternatives à l’usage de pesticides

L’approche méthodologique permet d’organiser l’ensemble des verrous et leviers à la réduction d’usage des pesticides identifiés dans le cadre de l’enquête. Pour ce faire, nous conduisons d’abord une perspective socio-historique des cadres macro-institutionnels, puis une analyse multi-niveaux des verrous et enfin une identification transversale des alternatives mises en évidence par les différentes catégories d’acteurs.

3.1 Trajectoire des cadres macro-institutionnels en matière de protection phytosanitaire

Les cadres macro-institutionnels, c’est-à-dire la législation (loi, réglementation) et les différents instruments d’intervention publique et privée (programmes, projets) en matière de protection phytosanitaire, se sont structurés au Cameroun depuis les années 1960. Nous différencions dans la Figure 3 les éléments qui les composent selon leurs fonctions principales : (i) promotion de l’usage des pesticides (verrous, en rouge) ; (ii) alternatives pour leur réduction (leviers, en jaune) ; et (iii) régulation de leur usage (en noir). Ce chronogramme détaillé définit ainsi quatre périodes. Il est retrouvé dans d’autres études (Bayiha et al., 2024).

thumbnail Fig. 3

Chronogramme historique des projets et mesures de politiques publiques en lien avec la réduction de l’usage des pesticides, l’agroécologie et agriculture biologique au Cameroun. Source : adapté de Bayiha et al., 2024.

Historical chronogram of projects and public policy measures relating to the reduction of pesticide use, agroecology and organic agriculture in Cameroon.

3.1.1 Mise en place de politiques de promotion de l’usage de pesticides : de 1960 aux années 1990

La première période s’étend de 1960 aux années 1990. Elle comprend les initiatives politiques sur les pesticides depuis les Indépendances (1960) et les programmes d’ajustement structurel néo-libéraux des années 1990. Les politiques publiques mises en œuvre par l’État camerounais ont reposé sur des plans quinquennaux et différentes législations visant à améliorer les systèmes de production agricole par l’usage intensif de pesticides. Les structures de recherche ont été convoquées pour renseigner et accroître ces usages. Ces orientations ont installé dans la durée des formes d’inertie qui se traduisent par des routines et des formations, qui sont autant de formes de verrous aux régulations d’usage aujourd’hui (Schreinemachers et Tipraqsa, 2012).

3.1.2 Émergence de politiques de régulation de la filière pesticide : 2000–2008

La deuxième période va du tournant des années 2000 à 2008. Dans les années 2000, l’arrêt des taxes à l’importation sur les pesticides contribue à prolonger le soutien, caractéristique de la période précédente, des politiques publiques aux firmes phytosanitaires et donc à soutenir l’accroissement des usages de pesticides (verrou). Cependant, et de façon symétrique, émergent des initiatives qui concourent à la mise en place de normes de régulation. En 2005 est ainsi promulgué un décret fixant les modalités de lutte phytosanitaire. Ce dernier invite les agriculteurs, d’une part à réduire leur dépendance aux pesticides au moyen de la protection intégrée, et d’autre part à utiliser uniquement des pesticides homologués.

3.1.3 Implémentation d’instruments de régulation des pesticides : 2008–2018

La troisième période qui court de 2008 à 2018 est marquée par la mise en œuvre de différents instruments de politique publique ayant des effets sur la régulation des pesticides. Ainsi, pendant cette décennie, l’État camerounais met en œuvre le « Document de stratégie de la croissance et de l’emploi », qui s’inscrivait notamment dans le cadre du Contrat de désendettement et développement. Ce document met en évidence l’importance des pesticides pour le développement agricole. Par ailleurs, afin de répondre à des exigences associées à l’octroi de financements provenant de bailleurs internationaux, le ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat) produit et met en œuvre des plans de gestion des pesticides et des ravageurs en 2009 et 2014, qui comprennent des mesures visant à limiter et mieux utiliser les pesticides. Les conditions de mise en œuvre effective de ces plans et leurs impacts restent cependant peu documentés (régulation). Enfin, en 2012, suite à la signature de la Convention de Stockholm par le Cameroun, le ministère de l’Environnement, de la Protection de la nature et du Développement durable met en place une stratégie de gestion des polluants organiques persistants au Cameroun pour réduire ou éradiquer les sources et protéger la santé humaine et l’environnement (régulation).

Dans la plupart des cas, les mesures de régulation répondent cependant à des incitations résultant de dispositifs internationaux et leur émergence n’est pas endogène aux politiques publiques nationales.

3.1.4 Reconnaissance institutionnelle de l’agriculture biologique et écologique : 2018–2025

La dernière période débute en 2018. À partir de cette date, des réflexions résultant de travaux de recherche (Bayiha et al., 2019) émergent dans les politiques publiques pour encourager le développement de l’agroécologie.

Ainsi, en 2018, le Minepat a rédigé une note d’analyse de prospective de reconnaissance de l’agriculture biologique comme modèle agricole capable de transformer l’agriculture camerounaise (Minepat, 2018). Il s’agit du premier document institutionnel qui reconnaît l’agriculture biologique comme levier potentiel de transformation du système agri-alimentaire. En 2023, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural (Minader) signe une convention avec une Organisation non gouvernementale (le SAILD, Services d’appui aux initiatives locales de développement) pour la mise en œuvre de la promotion de l’agroécologie comme levier d’un changement de trajectoire dans l’usage d’intrants de synthèse. Au cours de la même année, il initie le Réseau de promotion de l’agroécologie au Cameroun, qui comprend six domaines d’intervention. Parmi ces domaines figure l’assistance technique à ses membres qui cherchent à adopter des pratiques agroécologiques.

3.2 Situations de verrouillage

L’analyse des informations récoltées lors des entretiens a permis d’identifier des verrouillages à l’activation d’alternatives à l’usage des pesticides. Nous caractérisons les verrous, aux différents niveaux d’analyse retenus (macroéconomique, mésoéconomique, microéconomique) identifiés par chaque sous-système d’acteurs.

3.2.1 Verrous macroéconomiques

Au niveau macroéconomique, la plupart des acteurs évoquent les faiblesses du cadre réglementaire, et ce sous différents aspects.

Le premier est l’absence d’un cadre juridique permettant de qualifier respectivement : (i) les bonnes pratiques agricoles (rotation culturale, association culturale, utilisation de plantes pièges et répulsives) ; et (ii) les limites maximales de résidus dans les produits. Les acteurs déclarent ainsi que « l’inexistence de ces cadres ne peut pas encourager les coopératives à s’engager facilement dans la réduction de l’usage des pesticides ». Les résultats soulignent aussi les normes d’homologation des bio-intrants qui, étant assimilés à des pesticides, doivent se soumettre à des protocoles d’évaluation qui engendrent des coûts financiers que les petites entreprises ou le secteur de la recherche, qui mettent au point des biopesticides, ne peuvent assurer. Toutefois, nous avons trouvé une dynamique où un producteur du Cameroun, malgré les coûts élevés du processus d’homologation, a réussi à faire homologuer en 2022 son biopesticide à base de neem (Adam, 2024).

Une autre dimension de faiblesse du cadre réglementaire porte sur la gestion du cycle de vie des pesticides, défini selon le Code de conduite de la FAO comme la succession des étapes de fabrication, de préparation, de conditionnement, de distribution, de stockage, de transport, d’utilisation, jusqu’à l’élimination définitive du produit et de son contenant. Les acteurs révèlent par exemple qu’à l’importation, on trouve des pesticides frauduleux ; à la distribution, la présence d’entreprises non agréées ; à l’utilisation, la mauvaise qualité des équipements de protection trouvés sur le marché et aucune stratégie définie pour l’élimination des déchets (UE et TBT, 2017).

Le deuxième verrou macroéconomique est structuré par les instruments de politique agricole qui soutiennent les filières phytosanitaire et agricole, par exemple les dispositifs de subvention dont ont bénéficié ou bénéficient les pesticides. De 1990 jusqu’en 2016, la plupart des programmes et projets de soutien à la compétitivité et à la modernisation de l’agriculture incluent des volets de promotion d’usage des pesticides, qui constituent des dispositifs de subvention indirecte (Ondoa Manga, 2006). Plus directement, le Minader a publié en 2019 un manuel de subvention des intrants agricoles pour toutes les cultures végétales. Ce dernier a servi à la mise en place d’un guichet pour les producteurs, principalement pour des cultures prioritaires (café, cacao). Ces arguments vont dans le même sens que d’autres travaux (Hu, 2020), qui indiquent que la dépendance à l’usage des pesticides est fortement liée aux caractéristiques des cadres réglementaires, mais aussi des subventions.

3.2.2 Verrous mésoéconomiques

Dans les filières, les verrous aux alternatives des pesticides sont principalement définis par les conditions de compétitivité spécifiques à chaque filière, en fonction des exigences des marchés destinataires. Pour les filières focalisées sur les marchés intérieurs, il faut différencier deux situations. Les filières horticoles et de fruits frais sont peu concurrencées par des importations. Les demandes de qualité des consommateurs, en lien avec la structuration des marchés urbains (extension des grandes surfaces), requièrent des produits plus homogènes. Ainsi, les « vendeuses » ont des exigences. Les enquêtes en focus group révèlent que « ces exigences vont au-delà des critères de qualité conventionnels (couleur, grosseur). Elles sont de s’assurer que le produit ne pourra pas se gâter ou être attaqué pendant la période de stockage ». Les pesticides qui concourent à obtenir à moindre coût ces critères de qualité sont donc très sollicités en post-récolte. Pour les filières blé, maïs, soja et oignons, qui sont concurrencées directement par des importations, l’usage de pesticides par les pays producteurs crée des distorsions de compétitivité de coûts par rapport aux productions locales. Pour les filières d’exportation (cacao, banane, café, hévéa, coton) sur les marchés internationaux, les éléments de pilotage de l’usage des pesticides (subventions, formation) semblent favoriser la compétitivité avec les productions étrangères. Par exemple, Nicholls et Altieri (1997) ont constaté que l’adoption de cultures d’exportation traditionnelles poussait souvent les agriculteurs à appliquer des pesticides en excès. De plus, concernant les entreprises phytosanitaires, le focus group révèle leurs stratégies pour vulgariser les pesticides qu’elles commercialisent et bloquer la diffusion d’informations sur les alternatives. Constat qui rejoint d’autres travaux (Wilson et Tisdell, 2001), qui expliquent que les agriculteurs continuent d’utiliser des pesticides malgré l’augmentation de leur coût, en raison des programmes publicitaires et des promotions des firmes phytosanitaires.

Sur le plan organisationnel, l’émergence de réseaux sociotechniques met en lien différentes situations expérientielles d’alternatives aux pesticides. Les réseaux sont, pour l’instant, plus structurés par des situations d’apprentissage de l’usage des pesticides que par des situations d’apprentissage de techniques alternatives aux pesticides (Kenko Nkontcheu et al., 2017). Ainsi, un acteur indique : « pour lutter contre les ennemis des cultures, les agriculteurs utilisent souvent des pesticides, homologués ou non, s’ils sont mobilisés par les voisins ». Dans cet ordre d’idée, les travaux de Lamine et al. (2010) soulignent que plus les réseaux sociotechniques se structurent autour d’une technologie, plus leur trajectoire crée une situation de verrou au développement des alternatives.

3.2.3 Verrous microéconomiques

Le principal verrou mentionné dans le cadre des données collectées (enquêtes et focus group) est la faible formation des acteurs et le manque de connaissances des agriculteurs sur les techniques alternatives qui permettent de ne pas utiliser de pesticides. Cela concerne surtout les techniques de désherbage manuel (machette), mais aussi la lutte intégrée, qui exige une surveillance régulière de parcelles très atomisées et aux conditions d’accès difficiles. Les travaux de Sumudumali et al. (2021) sur les pratiques des agriculteurs dans les régions tropicales indiquent que les agriculteurs ont du mal à mobiliser ces techniques. L’accès aux pesticides est plus facile et offre des résultats plus rapides.

Toutefois, d’autres verrous sont mis en évidence. Il s’agit par exemple du faible niveau de compétence des prescripteurs de pesticides, davantage capables de fournir des conseils sur l’usage des pesticides que sur les alternatives à leur usage. Des études révèlent que la faible formation sur les alternatives techniques aux pesticides au sein des établissements scolaires est un verrou important à leur dissémination (Jones et al., 2022). Cet aspect est souligné par la plupart des enquêtes : « plusieurs revendeurs de produits phytosanitaires qui ont reçu ou non des formations en agronomie dans la région de l’Ouest au Cameroun ne savent même pas qu’il existe des biopesticides ou des techniques alternatives pour lutter contre les ennemis des cultures ». Cet aspect est confirmé par les participants du focus group. De plus, les propriétaires de boutiques phytosanitaires recrutent fréquemment des jeunes qui n’ont pas reçu de formation. Ainsi, « certains revendeurs des boutiques qui n’ont pas d’agrément ne disposent pas fréquemment d’une formation en agronomie ». Dans cet ordre d’idée, Magrini et Triboulet (2012) précisent que les connaissances de ces revendeurs déterminent la capacité des agriculteurs à utiliser la technologie qu’ils proposent.

3.3 Leviers à la réduction d’usage des pesticides

La réduction ou l’interdiction de l’usage des pesticides chimiques ne se limite pas seulement au remplacement de cette technologie, mais fait appel à une diversité de leviers dont le but est de transformer les pratiques des agriculteurs et le comportement des acteurs du système agri-alimentaire (Goulet et al., 2023).

3.3.1 Au plan macroéconomique

Si, au plan macroéconomique, des politiques agricoles et réglementaires favorables à l’usage des pesticides ont été dominantes, elles sont en cours de transformation. Ainsi, en 2018, le Minepat a rédigé une note d’analyse de prospective de reconnaissance de l’agriculture biologique. Le ministère de l’Agriculture apporte une reconnaissance à l’agroécologie, notamment à travers : (i) la signature en décembre 2023 d’une convention de partenariat avec une Organisation non gouvernementale, le SAILD, pour la promotion de l’agroécologie au Cameroun ; (ii) le parrainage de l’organisation du premier Forum régional sur l’agroécologie dans le Bassin du Congo en 2024, organisé par le SAILD au Cameroun. Enfin, un projet de loi sur l’agriculture biologique est en voie de promulgation. Ces évolutions des politiques nationales confirment et accompagnent la reconnaissance des alternatives aux pesticides portées par l’agriculture écologique et biologique (Tapsoba et al., 2020 ; Côte et al., 2022 ).

3.3.2 Au plan mésoéconomique

Au plan mésoéconomique, la création de réseaux sociotechniques et de plates-formes comme le Réseau de promotion de l’agroécologie au Cameroun pourrait, sous réserve de fonctionnalités, accompagner la mise à l’échelle d’alternatives techniques aux pesticides. Parmi d’autres, différentes institutions de recherche (Institut de recherche agricole pour le développement [IRAD]) ou la société civile (SAILD) documentent différentes pratiques agroécologiques pour lutter contre les ennemis des cultures (SAILD et IRAD, 2022). Néanmoins, l’atténuation des verrous aux alternatives aux pesticides ne peut se limiter à une seule dimension technique (fiches techniques, pratiques agroécologiques). Elle doit aussi prendre en compte les dimensions institutionnelles, organisationnelles et économiques (Jones et al., 2022), dont les spécificités au Cameroun ont été précisées.

3.3.3 Au plan microéconomique

Au plan microéconomique, la dissémination des alternatives techniques dépend de l’accessibilité et du coût des ressources en agroécologie ou en agriculture biologique. Ainsi, les participants du focus group déclarent que dans certaines situations, ces ressources sont indisponibles ; et lorsqu’elles le sont, leur coût (biopesticides) est plus élevé que celui des pesticides chimiques. Néanmoins, des initiatives ont été portées par des organisations (Agribiocam) ou des entreprises (Nouilga, Azebioneem, Amedacide) dans la production et la commercialisation de biopesticides. Il est aussi important d’encourager de telles initiatives dans des organisations de producteurs pilotes. Il est nécessaire d’accroître les initiatives locales d’accompagnement dans la fourniture de ces ressources pour améliorer leur accès et leur coût (Tapsoba et al., 2020).

4 Conclusion

En questionnant la réduction de l’usage des pesticides dans le système agri-alimentaire au Cameroun par une analyse multi-niveaux (macroéconomique, mésoéconomique, microéconomique), nous explicitons comment les cadres macro-institutionnels structurent des verrous au développement d’alternatives aux pesticides. Ces verrous concernent plusieurs composantes du système sociotechnique agricole (filières, marchés, agriculteurs, recherche, politiques). Ils soulignent, entre autres, le maintien de dispositifs de subvention à l’usage de pesticides chimiques. Pour faire face à ces verrous, les leviers à la réduction de pesticides sont activables par la combinaison de trois orientations institutionnelles. Tout d’abord, il est nécessaire de mettre en place des politiques publiques réglementaires et de reconnaissance de l’agroécologie. Ensuite, la recherche agronomique finalisée par des partenariats doit, à travers une approche systémique avec les agriculteurs, les services de vulgarisation publics et privés, et les entreprises, documenter les conditions de mise en œuvre des alternatives mobilisables (bio-intrants, agroécologie). Enfin, il est nécessaire d’établir des conditions d’émergence de nouveaux marchés (agriculture biologique, circuits courts) qui vont permettre de mieux rémunérer les producteurs.

Remerciements

Les auteurs remercient l’initiative Pesticide Reduction for Tropical Agricultures pour avoir financé la réalisation de ce travail.

Références

Citation de l’article : De La Paix Bayiha G, Temple L, Jas N, Tata Ngome PI. 2025. Caractérisation multi-niveaux des verrous et leviers à la réduction d’usage des pesticides au Cameroun. Cah. Agric. 34: 10. https://doi.org/10.1051/cagri/2025010

Liste des tableaux

Tableau 1

Nombre de personnes rencontrées par catégorie d’acteurs lors des trois phases d’enquête. Source : auteurs.

Number of people met by stakeholder category during the three survey phases.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Consommation de pesticides (tonnes/an) au Cameroun de 1990 à 2020. Source : FAOSTAT, 2023.

Pesticides consumption (tons/year) in Cameroon from 1990 to 2020.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Système-acteurs étudié au Cameroun. Double flèche : interaction ; Flèche simple : intégration. Source : auteurs.

Stakeholder system surveyed in Cameroon.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Chronogramme historique des projets et mesures de politiques publiques en lien avec la réduction de l’usage des pesticides, l’agroécologie et agriculture biologique au Cameroun. Source : adapté de Bayiha et al., 2024.

Historical chronogram of projects and public policy measures relating to the reduction of pesticide use, agroecology and organic agriculture in Cameroon.

Dans le texte

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