Issue
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
Réduire l’utilisation des pesticides agricoles dans les pays du Sud : verrous et leviers socio-techniques / Reducing the use of agricultural pesticides in Southern countries: socio-technical barriers and levers. Coordonnateurs : Ludovic Temple, Nathalie Jas, Fabrice Le Bellec, Jean-Noël Aubertot, Olivier Dangles, Jean-Philippe Deguine, Catherine Abadie, Eveline Compaore Sawadogo, François-Xavier Cote
Article Number 9
Number of page(s) 14
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2025006
Published online 24 March 2025

© R. Belmin et al., Hosted by EDP Sciences 2025

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1 Introduction

En Afrique sub-saharienne, les cas d’invasions biologiques se multiplient de manière inquiétante, encouragés par le changement climatique et les flux commerciaux internationaux (Diagne et al., 2021). C’est le cas de la mouche orientale des fruits, Bactrocera dorsalis Hendel (Diptera : Tephritidae), une mouche d’origine asiatique détectée en Afrique à partir de 2003 (Mutamiswa et al., 2021 ; Vayssières et al., 2011). La femelle de cette mouche pique les mangues pour y pondre ses œufs. Les œufs se transforment en larves qui se nourrissent de la pulpe du fruit. Outre les fruits qui pourrissent sur l’arbre ou finissent par tomber au sol avant même la récolte, les mangues piquées plus tardivement peuvent se retrouver parmi les mangues commercialisées si elles ne sont pas écartées par des tris post-récolte. En plus des pertes directes de fruits, la mouche orientale des fruits provoque des pertes économiques indirectes en diminuant la valeur marchande des fruits et en limitant les opportunités de marchés rémunérateurs à l’export (Rey et Dia, 2010). Au Sénégal, elle détruit chaque année près de 30 à 80 % des récoltes de mangues (Ndiaye et al., 2015).

Devant l’ampleur de l’invasion et de l’impact économique, les pouvoirs publics sénégalais ont déployé d’importants moyens aux plans national et régional pour la surveillance du ravageur, la diffusion d’outils de lutte, la formation des producteurs et le contrôle sanitaire des lots exportés (Dias et al., 2018). Malgré cela, les pratiques de gestion de la mouche des fruits restent hétérogènes (elles varient sensiblement d’un producteur à l’autre et d’une région à l’autre) et sont globalement insuffisantes pour réduire notablement les pertes de récolte (Ndiaye et al., 2021 ; Ndiaye et al., 2024). Au Sénégal, la grande majorité des producteurs se sont résignés. Il existe bien des techniques de prévention et de contrôle de la mouche, mais ces dernières sont peu accessibles, de par leur coût élevé ou leur faible disponibilité. Par ailleurs, le marché domestique n’octroie pas de valeur ajoutée aux lots exempts de piqûres, si bien que les efforts des producteurs qui agissent pour améliorer la qualité des fruits ne sont pas récompensés (Belmin, 2017 ; Ndiaye et al., 2019). Comme souvent en Afrique, les réponses techno-centrées montrent rapidement leurs limites, car trop coûteuses et en décalage avec les réalités vécues par des communautés parfois pauvres et enclavées (Triomphe et al., 2016). Cet article relate la naissance et les premiers pas du jeu de rôle « Course contre-la-mouche », dont l’objectif est d’encourager une meilleure prise en charge du ravageur dans les exploitations agricoles et les filières mangues du Sénégal. Ce jeu a été conçu en 2023 par une équipe de recherche, avec pour finalité de stimuler l’apprentissage, l’action collective et l’innovation institutionnelle parmi les acteurs affectés par la mouche des fruits. Les jeux sérieux sont utilisés par les chercheurs et les praticiens dans les domaines de la santé, de l’agriculture ou de l’environnement, à des fins de sensibilisation et de co-apprentissage (Rebolledo-Mendez et al., 2009 ; Mouaheb et al., 2012 ; Wouters et al., 2013 ; De la Torre et al., 2021). Ils permettent de reproduire des situations complexes où des acteurs aux intérêts parfois contradictoires doivent gérer collectivement des ressources naturelles (Hertzog et al., 2014), des biens communs (Dernat et al., 2022 ; Dernat et al., 2023), ou encore des risques (Trébuil et al., 2021). De ce fait, les jeux sérieux constituent de bons moyens pour accompagner l’apprentissage collectif et la décision publique dans des socioécosystèmes en voie de déstabilisation (Daré et Barreteau, 2003 ; Barreteau et al., 2022 ; Latune et al., 2024) ou des territoires en tension (D’Aquino et al., 2002). Dans le domaine de la lutte contre les ravageurs des cultures, des jeux sérieux éducatifs sont utilisés pour faire découvrir aux praticiens et au grand public la diversité et l’écologie des insectes, et l’impact des pratiques de gestion sur leurs populations (García-Barrios et al., 2016 ; Campo et Dangles, 2020 ; Helmberger et al., 2022). Les jeux sérieux s’appuient souvent sur des modèles de simulation qui représentent les interactions entre ressources et sociétés (Taillandier et al., 2016 ; Barreteau et al., 2021 ; Pignon-Mussaud et Laatabi, 2021 ; Szczepanska et al., 2022).

L’article présente d’abord le processus de construction du jeu, avant d’aborder son fonctionnement (déroulement d’une partie type). Ensuite est présentée sa capacité à révéler les mécanismes par lesquels la mouche déstabilise la filière et à susciter l’apprentissage et l’innovation. Enfin une réflexion est ouverte sur les perspectives que le jeu offre pour la recherche et le développement.

2 Méthodes

La construction du premier prototype de jeu a pris six mois et a mobilisé une étudiante et quatre chercheurs. La construction du jeu a suivi plusieurs étapes que nous décrivons ci-après.

2.1 Synthèse des connaissances

Le jeu s’appuie sur une connaissance préalable du statut du ravageur et de son interaction avec les systèmes sociotechniques impliqués dans la production et la consommation des mangues. En particulier, le jeu repose sur une connaissance : (i) de la biologie de la mouche ; (ii) des pratiques de gestion de la mouche ; (iii) des systèmes de production ; et (iv) des pratiques de récolte et de commercialisation des mangues.

2.1.1 Biologie de la mouche

Les femelles pondent leurs œufs dans les fruits, donnant naissance à des larves qui se nourrissent de la chair des fruits, qui pourrissent sur l’arbre et finissent par tomber au sol s’ils ne sont pas récoltés. À leur dernier stade de développement, les larves quittent le fruit et s’enfouissent dans le sol avant de se transformer en pupe. Les adultes qui émergent de ces pupes s’accouplent après avoir atteint leur maturité sexuelle, et les femelles vont pondre dans de nouveaux fruits (Mwatawala et al., 2006 ; Goergen et al., 2011 ; Vayssières et al., 2014 ; Boinahadji et al., 2019). Le pic des populations coïncide avec la période de maturation des mangues et la saison des pluies (Diatta, 2016).

2.1.2 Pratiques agricoles

Une première liste des principales pratiques d’entretien des vergers et de gestion de la mouche des fruits a été établie en croisant les résultats de plusieurs études (Grechi et al., 2013 ; Diatta, 2016 ; Muriithi et al., 2016 ; Sinzogan et al., 2016 ; Ndiaye et Dabo, 2017 ; Githiomi et al., 2019 ; Ndiaye et al., 2024). À partir de cette liste, un tri a été réalisé à dire d’expert par les auteurs de l’article afin de conserver les pratiques les plus répandues au Sénégal (Tab. 1).

Tableau 1

Caractéristiques des pratiques d’entretien du verger (A) et de gestion de la mouche des fruits (B) : nombre maximal d’applications par campagne, coût à l’hectare et scores d’impact vis-à-vis de l’incidence de la mouche des fruits et de la production. Les coûts sont exprimés dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of orchard maintenance (A) and fruit fly management (B) practices: maximum number of applications per season, cost per hectare and impact scores for fruit fly incidence and production. The costs are expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

2.1.3 Systèmes de production

Au Sénégal, les mangues sont produites dans trois types de systèmes de production, amenant une diversité de stratégies de gestion du ravageur (Grechi et al., 2013 ; Ndiaye et al., 2024) : (1) des systèmes intensifs fournissant le marché d’exportation en variétés Kent et Keitt, et utilisant un large éventail d’outils de prophylaxie, de lutte et de tri pré- et post-récolte pour lutter contre la mouche ; (2) des systèmes extensifs à dominance Kent orientés vers les marchés d’exportation et domestiques, où les pratiques de lutte sont plus limitées ; (3) des systèmes de cueillette caractérisés par l’absence d’intrants et d’interventions, une grande diversité variétale, et un accès limité au marché domestique.

2.1.4 Pratiques de récolte et de commercialisation

Les mangues sont récoltées et achetées par des exportateurs et des commerçants (bana-banas), deux catégories d’acheteurs qui approvisionnent respectivement le marché d’exportation et le marché domestique (Belmin, 2017 ; Ndiaye et al., 2021). La mouche orientale des fruits étant classée organisme de quarantaine par l’Union Européenne, les exportateurs subissent des sanctions économiques en cas de présence de fruits piqués dans les lots exportés.

2.2 Définition des objectifs et des principes du jeu

Le jeu de rôle dénommé « Course contre-la-mouche » a été conçu dans l’objectif d’accompagner les principaux acteurs de la filière mangue, c’est-à-dire les producteurs et les acheteurs, vers une gestion individuelle et collective du risque lié à l’infestation des fruits par les mouches. Il a aussi pour fonction d’aider les chercheurs à mieux comprendre les stratégies mises en œuvre par les acteurs économiques pour faire face à ce problème diffus et complexe que représente la mouche orientale des fruits.

Le jeu est pensé pour reproduire le fonctionnement des vergers et du premier maillon commercial de la filière mangue au Sénégal, mais aussi pour révéler les tensions et incertitudes que la mouche des fruits fait peser sur ces derniers. Il met en scène un groupe de six producteurs et deux acheteurs de mangues. L’objectif pour les producteurs est de maximiser la production de mangues tout en limitant la proportion de fruits piqués par les mouches des fruits avant la récolte, de manière à obtenir le plus haut revenu possible. L’objectif pour les acheteurs est d’acheter et revendre des mangues les moins infestées possibles afin de réduire les probabilités de pertes post récolte, et ainsi maximiser leurs bénéfices. Chaque partie simule trois campagnes d’une année (soit trois tours) où les producteurs vont entretenir et protéger leur verger, puis vendre leurs mangues aux commerçants. Afin de représenter la diversité des exploitations connues au Sénégal (systèmes intensifs, extensifs et de cueillette), les six producteurs sont inégalement dotés en surface de verger (de 2 à 6 ha), en variétés de manguiers, en potentiel de production (de 18 à 96 tonnes) et en capital de départ (Tab. 2). Ce capital de départ est fixé au premier tour et évolue aux tours suivants en fonction des dépenses liées aux pratiques réalisées et à la vente de la production. Le jeu intègre aussi deux catégories d’acheteurs : (i) le bana-bana, commerçant qui dessert le marché domestique et sous-régional et qui achète toutes les variétés de mangues ; et (ii) 1’exportateur, qui alimente le marché d’export en mangues de variétés Kent et Keitt uniquement. La probabilité de perdre un lot à cause de fruits piqués est plus élevée pour l’exportateur que pour le bana-bana, une manière d’imiter le fonctionnement du marché d’export où les lots infestés sont rejetés (Tab. 3).

Tableau 2

Caractéristiques des six producteurs. Le capital est exprimé dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of the six producers. The capital is expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

Tableau 3

Caractéristiques des deux types d’acheteurs. Le capital est exprimé dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of the two types of buyer. The capital is expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

2.3 Construction d’un modèle de simulation

Nous avons construit un modèle de simulation pour quantifier l’effet des pratiques d’entretien du verger et de gestion de la mouche des fruits sur la quantité de mangues produites et sur le pourcentage de fruits piqués. Le modèle intègre, en entrée : (i) l’incidence annuelle de la mouche (Ienv) qui touche l’ensemble des producteurs et reflète des conditions environnementales plus ou moins favorables (pluviométrie) ; (ii) un potentiel de production de mangues (Ppot, tonnes) pour chaque producteur ; et (iii) les pratiques jouées par chaque producteur. En sortie, le modèle attribue, pour chaque producteur, (i) la production réelle de mangues (P, tonnes) et (ii) le taux d’infestation des mangues (I). Ces variables sont calculées à partir des deux équations suivantes, et illustrées sur la Figure 1 ; P=0,5Ppot+0,5Ppot×(1I)×scorePseuilP(1) I={1,x>1x,0x10,x<0;x=Ienv×(10,5(scoreIseuilI1))(2)

scoreP (resp. scoreI) est le score d’impact sur la production (resp. sur l’incidence de la mouche) de l’ensemble des pratiques d’entretien du verger et/ou de gestion de la mouche réalisées par chaque producteur, et seuilP (resp. seuilI) est un paramètre correspondant à la valeur seuil de score d’impact sur la production (resp. sur l’incidence de la mouche) à atteindre pour maintenir la production optimale en l’absence du ravageur (resp. à dépasser pour réduire l’incidence annuelle de la mouche). Par défaut, le paramètre seuilP est fixé au score d’impact maximal vis-à-vis de la production qui puisse être obtenu (c’est-à-dire 14, Tab. 1). Le paramètre seuilI est quant à lui fixé par l’animateur au cours des parties, lui permettant de moduler la difficulté du jeu : plus ce seuil est élevé, plus il est difficile pour les producteurs de réduire le niveau d’incidence de la mouche. Les scores d’impact sont calculés à partir des scores d’impact individuels de chaque pratique (Tab. 1).

Les producteurs dépendent les uns des autres puisque leurs pratiques cumulées ont un effet sur l’incidence de la mouche, de façon à représenter des interactions spatiales liées à la capacité du ravageur à se disperser d’une exploitation à une autre. Ainsi l’incidence Ienv sera majorée (resp. minorée) de 10 % si moins de la moitié (resp. la moitié ou plus) des producteurs réalisent des pratiques assurant un niveau minimal de protection contre la mouche, défini par le score seuilI.

Le modèle a été construit à dire d’expert au cours d’un atelier réunissant les co-auteurs de l’article. En effet, un modèle de dynamique des populations de mouches permettant de prendre en compte précisément l’effet des pratiques et du climat sur le risque d’infestation des fruits n’est pas, à ce jour, disponible. Il en va de même pour le lien entre entretien du verger et production. En construisant le modèle, nous n’avons donc pas cherché à représenter fidèlement les déterminants de la dynamique des populations du ravageur et de l’élaboration du rendement, mais plutôt à créer des situations « vraisemblables » favorisant les apprentissages et la jouabilité. Le paramétrage du modèle, et notamment le score d’impact vis-à-vis de la production et de l’incidence de la mouche attribué à chaque pratique (Tab. 1), constitue le résultat de cet effort de synthèse des connaissances. On voit que les scores d’impact des pratiques individuelles sont d’autant plus élevés que les pratiques contribuent efficacement à réduire l’incidence de la mouche et à augmenter la production. Par exemple, la collecte des mangues tombées et leur dépôt dans des sacs hermétiques est associée au score +4 car cette pratique limite la prolifération des mouches. À l’inverse, les pratiques associées à un score d’impact négatif contribuent à maintenir ou augmenter les populations de mouches. C’est, par exemple, le cas de l’irrigation qui est associée au score −1 car elle crée un microclimat humide favorable à la prolifération des mouches. Le score d’impact d’un ensemble de pratiques est : scoreP = ∑ iscoreP,i × ni et scoreI = ∑ i,nscoreI,i × ni, où scoreP,i et scoreI,i sont les scores d’impact individuels de chaque pratique i et ni est le nombre de fois que la pratique i est appliquée. Pour tenir compte de l’interaction entre certaines pratiques, le score d’impact des pratiques de lutte biologique par lâcher de parasitoïdes et de conservation des fourmis tisserandes sont réduits à 0 quand des insecticides sont appliqués.

Le modèle informatique a été implémenté à l’aide du langage de programmation R version 4.2.2 (R core team, 2023). Les sorties du modèle prennent la forme de fichiers numériques retraçant les différentes pratiques réalisées par les producteurs et leurs performances (productions et taux d’infestation), qui peuvent être mobilisées pour l’élaboration de représentations graphiques.

thumbnail Fig. 1

Illustration des simulations du taux d’infestation des mangues (A) et de la production réelle de mangues (B) en fonction du score d’impact sur la production et sur l’incidence de la mouche, des pratiques réalisées par le producteur, et de l’incidence annuelle de la mouche des fruits. Les simulations sont réalisées à partir de l’équation (2) en fixant le paramètre seuilI à 12 (A), et à partir de l’équation (1) en fixant le paramètre seuilP à 14 et la variable Ppot à 100 tonnes (B). Le gradient de couleur représente l’évolution (rouge : augmentation ; blanc : maintien ; bleu : diminution) du taux d’infestation des mangues par rapport à l’incidence annuelle, I/Ienv (A), et de la production réelle par rapport à la production potentielle, P/Ppot (B).

Illustration of simulations of mango infestation rate (A) and actual mango production (B) as a function of the impact score on production and fly incidence, practices carried out by the grower, and annual fruit fly incidence. Simulations are carried out from equation (2), setting the threshold parameter seuilI to 12 (A), and from equation (1), setting the threshold parameter seuilP to 14 and the variable Ppot to 100 tonnes (B). The color gradient represents the evolution (red: increase; white: maintenance; blue: decrease) of mango infestation rate versus annual incidence, I/Ienv (A), and of actual production versus optimum production, P/Ppot (B).

2.4 Conception des supports physiques

Au-delà du support informatique, nous avons élaboré des supports physiques permettant d’incarner les objets et les processus écologiques avec lesquels les joueurs évoluent (population de mouches, production de mangues, entretien et protection des vergers, moyens financiers, incertitudes sur les pertes). Le kit physique est illustré sur la Figure 2. Il comprend :

  • un ordinateur équipé du logiciel R, utilisé par les animateurs pour intégrer les pratiques jouées par les producteurs dans le modèle, simuler leur production et le taux d’infestation de leurs mangues, et émettre des sorties graphiques synthétiques de ces éléments en fin de partie ;

  • un plateau central rassemblant des informations à destination des joueurs : l’incidence annuelle de la mouche, les niveaux de production et d’infestation de chaque producteur, et les risques de pertes post-récolte encourus par les deux acheteurs ;

  • une fiche « producteur », conçue pour inscrire des informations structurelles (potentiel de production, surface du verger, variétés) et conjoncturelles (production réelle de l’année, pourcentage de fruits piqués) ;

  • une fiche « acheteur » qui précise les objectifs d’achat (quantité et variétés) et qui contient une grille sur laquelle les acheteurs peuvent noter, pour chaque lot acheté, la quantité et le pourcentage de fruits piqués ;

  • un jeu de « cartes pratiques » en six exemplaires (un par joueur). Chaque carte présente le nom d’une pratique en français et en wolof, un pictogramme et une valeur monétaire ;

  • des billets de banque inspirés du franc CFA (coupures de 1000, 5000, 10 000), conçus pour organiser les transactions entre producteurs et acheteurs ;

  • des graines de niébé, permettant de matérialiser chaque tonne de mangues produite ou échangée ;

  • des dés pour déterminer les pertes post-récolte chez les acheteurs ;

  • un chronomètre pour rythmer les phases de négociation entre producteurs et acheteurs et ainsi reproduire la dynamique temporelle d’une saison de production ;

  • un plateau individuel conçu pour que chaque joueur y dispose ses cartes et billets.

thumbnail Fig. 2

Supports physiques du jeu « Course contre-la-mouche ».

Physical media for the “Race Against the Fly” game.

2.5 Mission de test et calibrage du premier prototype

Nous avons déployé un premier prototype de jeu en juin 2023, à l’occasion d’une mission de deux semaines dans les Niayes (villages de Kayakh et Mboro) et la Basse-Casamance (villages de Thionk Essyl, Koubalan et Essaout) au Sénégal. Ces deux zones sont les principaux bassins de production de mangues du pays, contribuant à 95 % de la production nationale (Ndiaye et al., 2015). À travers cinq sessions de jeux étalées sur huit journées, cette phase test avait pour premier objectif de tester, évaluer et améliorer l’ergonomie du jeu, que ce soit en matière de structure (supports physiques) ou de fonctionnement (protocole d’animation). Chaque session de jeu a mobilisé 6 producteurs de mangue et 2 acheteurs. Le jeu devait être ludique et fluide pour les participants. La phase test avait pour second objectif d’évaluer la capacité du jeu : (i) à placer les producteurs et les acheteurs en situation réaliste de gestion du risque et à révéler leur comportement ; (ii) à susciter des dynamiques d’apprentissage individuel et collectif ; puis (iii) à faire émerger des innovations de gestion de la mouche.

Un protocole de suivi-évaluation a été mis en place lors de la phase test afin de structurer la collecte d’informations et de fournir des éléments d’amélioration du jeu. Ce suivi-évaluation était mené par les deux animateurs pendant les sessions de jeu (observation directe, temps de débriefing, prise de note) et après (enregistrements audio, photographies). En fin de partie, les animateurs organisaient un débriefing final guidé par trois graphiques représentant respectivement l’évolution des pratiques, de la production et du niveau d’infestation sur les trois tours. Les parties étaient analysées a posteriori à l’aide de critères inspirés du manuel d’observation des jeux sérieux (Hassenforder et al., 2020), avec l’objectif d’évaluer :

  • le fonctionnement du jeu. Nous avons observé les signes d’intérêt/désintérêt, de compréhension/incompréhension, d’adhésion/rejet, les liens avec le réel effectués par les joueurs et la fluidité globale du jeu ;

  • le comportement des acteurs face à la menace du ravageur. Nous avons observé les connaissances mobilisées, les stratégies individuelles et collectives de gestion de la mouche, les compromis d’allocation des ressources entre production et protection, les phénomènes de coopération, imitation, compétition et exclusion ;

  • les dynamiques d’apprentissages et d’innovation. Nous avons observé les échanges d’information, les interactions entre participants et les dynamiques de changement dans les pratiques et des stratégies commerciales.

Afin d’obtenir une vision globale de l’évolution du jeu au fil des parties, nous avons utilisé une grille synthétique qui établit une notation de 1 à 5 pour chaque critère ou groupes de critères (Fig. 3, § 3.1). Le gradient de notation 1–5 reflète donc la perception des animateurs relative au succès du jeu à remplir tel ou tel critère. La note 1 signifiant un échec total et la note 5 un succès complet. Par exemple, au fil des sessions, les modifications apportées au jeu ont permis d’améliorer progressivement sa note de fluidité qui est passée de 2 à 4 entre la session 1 et la session 2, et de 4 à 5 sur la dernière session.

Certains temps forts de discussion jouaient un rôle clé dans le processus de suivi-évaluation. C’est le cas des phases de débriefing qui ponctuaient les parties, où il était possible d’accéder aux règles de décision et aux stratégies des joueurs. Ces derniers explicitaient et justifiaient leurs choix, permettant aux chercheurs de comprendre leurs raisonnements techniques, les connaissances et les moteurs qui guident l’action. Les scientifiques observaient aussi la phase de négociation entre producteurs et acheteurs, car elle révélait la manière dont la menace liée à l’incidence des mouches des fruits influence la dynamique des échanges, tantôt en diminuant le pouvoir de négociation des producteurs face aux acheteurs, tantôt en occasionnant des risques pour les acheteurs de ne pas atteindre leurs objectifs d’achat.

thumbnail Fig. 3

Grille synthétique qui établit une notation entre 1 et 5 pour chaque critère ou groupes de critères à l’issue de chaque session de jeu. Le gradient 1–5 reflète un succès croissant du jeu à remplir tel ou tel critère.

Synthetic grid giving a score between 1 and 5 for each criterion or group of criteria at the end of each play session.

3 Résultats

3.1 Évaluation et évolution du jeu au cours de la phase test

Lors des cinq sessions de la phase test, le prototype du jeu a été progressivement modifié en tenant compte des enseignements de chaque partie. Les observations réalisées à chaque partie ont donné lieu à des modifications dans les supports physiques et les modalités d’animation (Tab. 4). Les plus importantes modifications ont été réalisées à l’issue des sessions 1 et 2 réalisées dans les Niayes. Elles visaient à améliorer l’ergonomie, la jouabilité et la bonne prise en compte du risque dans les stratégies des joueurs. Les sessions 3, 4 et 5, réalisées en Basse-Casamance, ont permis d’adapter le jeu à des contextes dans lesquels les acteurs étaient moins dotés et plus éloignés du marché. La Figure 3 synthétise le résultat d’évaluation des cinq sessions de jeu à partir de critères synthétiques.

Tableau 4

Observations réalisées lors des cinq sessions de jeu et ajustements subséquents des supports physiques et des modalités d’animation du jeu.

Observations made during the five game sessions, and subsequent adjustments to the game’s physical supports and animation methods.

3.2 Déroulement d’une partie type

Dans ce paragraphe, nous présentons la mouture finale du jeu, telle que nous l’avons pratiquée lors des sessions 4 et 5. Une partie débute par un tour de table de présentation des participants et par une présentation du principe du jeu : six producteurs et deux acheteurs qui doivent produire et vendre/acheter des mangues en limitant les pertes liées à la mouche et en maximisant leurs bénéfices économiques. Chaque producteur se voit attribuer : (i) un verger caractérisé par une certaine surface plantée en manguiers, une composition variétale et une production potentielle exprimée en tonnes ; (ii) un capital financier de départ matérialisé par des billets de banque. Chaque acheteur se voit attribuer : (i) une catégorie (exportateur ou bana-bana) ; (ii) un objectif d’achat en tonnes de mangues de certaines variétés ; et (iii) un capital financier de départ.

Le protocole d’animation fonctionne avec deux animateurs aux rôles complémentaires. Le premier animateur a pour rôle de présenter le jeu et ses règles, d’organiser les phases de vente en limitant le temps, et enfin d’animer les phases de debriefing en distribuant la parole et en questionnant les joueurs. Le second animateur a pour rôle d’enregistrer les pratiques des producteurs dans le modèle et de communiquer les résultats des campagnes sur les plateaux centraux et individuels. Il gère également une banque qui fournit le capital de départ à chaque acteur, achète les lots de mangues aux acheteurs à prix fixe et réalise occasionnellement des prêts.

Chaque partie simule trois campagnes d’une année (soit trois tours), qui suivent toutes les six mêmes étapes caractéristiques.

3.2.1 Étape 1

Les animateurs distribuent les cartes « pratiques » aux producteurs et annoncent les prévisions d’incidence annuelle de la mouche (faible, moyenne, forte) en les écrivant sur le plateau central.

3.2.2 Étape 2

Les six producteurs utilisent leur capital financier pour entretenir et protéger leur verger de manguiers. Pour ce faire, ils sélectionnent dans leur jeu une ou plusieurs cartes « pratiques » et les étalent de manière visible sur leur plateau individuel. Chaque carte est associée : (i) à un coût financier ; (ii) à un impact (non connu par le producteur) sur la production et les pertes de mangues liées à la mouche. Certaines cartes pratiques peuvent être jouées plusieurs fois. Lorsque tous les producteurs ont joué, les animateurs organisent un tour de table en les invitant à expliciter et légitimer leurs choix techniques, amenant des échanges de connaissances techniques entre producteurs, ainsi qu’entre producteurs et animateurs. La discussion porte aussi sur les arbitrages réalisés par les producteurs pour l’allocation de leurs ressources (choix d’investir ou non dans le verger, hiérarchisation entre objectifs de production ou de gestion de la mouche). Pour les chercheurs, cette étape d’explicitation est importante car elle donne accès aux raisonnements techniques des producteurs et aux moteurs sociotechniques qui cadrent les pratiques agricoles.

3.2.3 Étape 3

Les pratiques sont enregistrées dans le modèle qui calcule, pour chaque producteur, la production de l’année (exprimée en tonnes de mangues) et le pourcentage de mangues infestées. À l’annonce des résultats, les producteurs sont invités à comparer leurs performances et la discussion s’oriente autour de l’impact des pratiques sur le niveau d’infestation des mangues par la mouche. Ils devront vendre leur production aux deux acheteurs afin de dégager un nouveau capital à investir pour la campagne suivante.

3.2.4 Étape 4

Les acheteurs rendent visite aux producteurs pour négocier et acheter les mangues en prenant en compte un objectif de quantité (tonnes) et de qualité (variétés), tout en cherchant à minimiser le pourcentage de fruits infestés dans les lots achetés pour réduire leur risque de pertes post-récolte (cf. étape 5). Les acheteurs peuvent visualiser le pourcentage de fruits infestés sur les fiches individuelles des producteurs et sur le plateau central. Les négociations se font sous pression, car toutes les cinq minutes, le niveau général d’infestation par la mouche augmente pour l’ensemble des producteurs (une manière de reproduire la dynamique saisonnière d’infestation, renforcée avec l’arrivée des pluies d’hivernage).

3.2.5 Étape 5

Une fois les transactions achevées, les acheteurs calculent leurs pertes post-récolte et revendent leurs mangues aux animateurs, avant de calculer leurs bénéfices. Les lots de mangue ayant un fort taux d’infestation ont plus de probabilité d’être perdus que les lots peu touchés (Tab. 3). Le sort de chaque lot est joué au dé. À cette étape du jeu, les acheteurs comprennent que leur bénéfice dépend en grande partie de leur capacité à s’approvisionner chez des producteurs qui protègent leur verger contre la mouche.

3.2.6 Étape 6

À la fin de chaque tour, les animateurs organisent un tour de table permettant aux producteurs et aux acheteurs de débriefer sur la campagne écoulée. La discussion porte alors sur les causes de réussite ou d’échec collectif de la campagne et sur des actions correctives à mettre en place pour la campagne suivante.

Lors des deux tours de jeu qui suivent, ces six étapes se répètent, souvent de plus en plus vite à mesure que les joueurs progressent dans leur compréhension du jeu. D’un tour à l’autre, les animateurs font varier l’incidence annuelle de la mouche afin de moduler le niveau de difficulté et stimuler l’innovation. À la fin des trois tours de jeu, les animateurs organisent un débriefing final en demandant aux joueurs d’évaluer leur capital financier et en les confrontant à des sorties graphiques (évolution des pratiques, de la production et du niveau d’infestation sur les trois tours). Cette phase de debriefing permet de discuter : (i) de la diversité des pratiques et des stratégies individuelles et des évolutions en cours de partie ; (ii) des causes de réussite et d’échec économique individuels et collectifs ; (iii) de l’impact des pratiques agricoles sur le pourcentage de fruits piqués par la mouche ; et (iv) des retombées liées à des décisions collectives ou à un alignement de réponses aux mêmes pressions.

3.3 Résultats des cinq sessions de jeu

Les évolutions des taux d’infestation par la mouche et les ratios entre production réelle et production potentielle pour les différents agriculteurs dans les 5 sessions de jeu montrent des variations considérables d’une session de jeu à l’autre, et d’un tour à l’autre pour chaque session de jeu (Fig. 4). Ces variations du taux d’infestation résultent de l’évolution combinée des pratiques et du taux d’incidence annuel du ravageur. Pour la production, les variations du ratio traduisent le compromis réalisé par chaque joueur entre recherche de production et pertes liées à la mouche. Quoi qu’il en soit, l’existence de ces variations illustre la capacité du jeu à susciter une diversité de situations singulières.

L’analyse des sessions fait apparaître des trajectoires de changement de pratiques chez les joueurs, que cela concerne la production ou la commercialisation. La Figure 5 montre qu’en moyenne, les producteurs ont accru leurs investissements dans les pratiques de gestion de la mouche entre le premier et le dernier tour. C’est vraisemblablement le fonctionnement du jeu qui les y a incité. Tour après tour, les producteurs analysaient et comparaient leurs performances (niveaux d’infestation, argent gagné à la vente des mangues) et passaient d’une logique perdante de recherche de rendement à une logique gagnante de contrôle sanitaire (exemple en Fig. 4, session 2, joueurs 3 et 4). Certains producteurs sont même allés jusqu’à s’endetter pour s’assurer d’un contrôle maximal du ravageur. Ils ont été récompensés par les acheteurs qui se sont tournés vers eux en premier et avec des prix d’achats plus élevés. À l’inverse, d’autres producteurs n’ont pas modifié leurs pratiques au cours de la partie, jouant toujours les mêmes cartes représentatives de leur itinéraire technique habituel (exemple en Fig. 4, session 3, joueurs 3 et 5).

thumbnail Fig. 4

Évolution sur trois tours du taux d’infestation par la mouche (a) et du ratio entre production réelle et production potentielle (b) pour les différents agriculteurs et les 5 sessions de jeu. Plus ce ratio tend vers 100 %, plus la production réelle est proche de son potentiel maximal.

Evolution over three rounds of the fly infestation rate (a) and the ratio between actual and potential production (b) for the different farmers and the 5 game sessions. The closer this ratio approaches 100%, the closer actual production is to its maximum potential.

thumbnail Fig. 5

Évolution sur trois tours des dépenses consacrées à la gestion de la mouche des fruits, pour toutes sessions confondues (village de Kayakh exclu pour cause d’évolution du jeu). Dépenses exprimées en pourcentage des dépenses totales. N = 72, p = 0,0407. La ligne centrale des boites à moustache représente la médiane et la croix la moyenne des valeurs.

Evolution over three rounds of spending on fruit fly management, for all sessions combined (Kayakh village excluded due to game evolution). Expenditure expressed as a percentage of total expenditure. N=72, p=0,0407. The central line of the boxplot represents the median and the cross the mean of the values.

4 Discussion

4.1 Un jeu qui reproduit un phénomène systémique de déstabilisation

Par son fonctionnement, le prototype final du jeu « Course contre-la-mouche » a permis de reproduire et de révéler les mécanismes par lesquels un ravageur déstabilise le fonctionnement d’ensemble de la filière mangue sénégalaise. Le jeu place les acteurs face à la gestion d’un ravageur qui, chaque année, met en péril leur production de mangues. Ceux qui choisissent de déployer des moyens de lutte investissent du temps et de l’argent, avec la menace que leurs efforts soient annihilés par l’inaction des voisins (les vergers non protégés sont des sources de prolifération des mouches qui peuvent se disperser dans les vergers voisins). La présence de la mouche entraîne aussi une diminution du pouvoir de négociation des producteurs face aux acheteurs, car à l’approche de la saison des pluies, les mangues non récoltées et vendues à temps seront perdues (les précipitations s’accompagnent chaque année d’une recrudescence des populations de mouches) (Belmin, 2017). Faute de trésorerie, les producteurs de mangues les plus touchés entrent dans une logique de résignation dans la lutte contre la mouche.

Le jeu révèle aussi à quel point le sort des producteurs et celui des acheteurs sont liés. Il met en évidence leur interdépendance dans la réussite ou l’échec d’une campagne de production de mangues. Dans les circuits logistiques, les fruits piqués pourrissent très rapidement après récolte, ce qui compromet la revente des lots achetés. Les bana-banas et les exportateurs sont donc contraints d’intégrer dans leur stratégie d’achat un risque important lié à l’occurrence de lots contaminés. À ce titre, on observe, comme documenté dans la littérature (Ndiaye et al., 2021), des différences importantes de stratégies entre les deux types d’acheteurs, dont les rôles sont distribués au démarrage du jeu. Il y a d’un côté les bana-banas, des grossistes tournés vers le marché domestique, qui tolèrent les lots partiellement infestés. Il y a de l’autre les exportateurs, des acheteurs qui approvisionnent les marchés plus rémunérateurs à l’export, mais aussi plus exigeants sur la qualité sanitaire des fruits.

Cette situation aboutit à une spirale négative où le ravageur, lorsqu’il n’est pas contrôlé par les producteurs d’un territoire, provoque des pertes qui se répercutent et s’amplifient d’un maillon à l’autre des chaînes d’approvisionnement. En retour, les pertes fragilisent la trésorerie des acteurs, et contribuent à réduire leur capacité d’investissement (et donc de lutte) en année n + 1.

4.2 Un jeu qui suscite l’apprentissage et l’innovation

Le jeu offre aussi aux joueurs un espace pour apprendre et innover. Il enseigne aux acteurs que leurs changements de pratiques peuvent avoir des répercussions systémiques. En effet, les producteurs qui investissent dans la gestion de la mouche auront leur pouvoir de négociation renforcé, tandis que les acheteurs qui se détournent des producteurs aux mangues trop infestées réussissent à réduire leurs pertes post récolte. Plus encore, le jeu favorise les interactions entre producteurs et acheteurs issus des mêmes localités et leur enseigne que l’action collective et l’innovation peuvent aboutir à désamorcer des phénomènes de déstabilisation. Au cours de certaines parties, les joueurs sont allés jusqu’à innover en sortant du cadre qui leur était initialement proposé. Par exemple, lors de la session 2 (tour 3), les six producteurs se sont coordonnés au troisième tour pour accroître leurs investissements dans la gestion de la mouche. Ils ont réussi, de ce fait, à maintenir des niveaux raisonnables d’infestation une année où l’incidence naturelle de la mouche était très élevée. Lors d’une autre partie (session 5), les deux acheteurs se sont associés pour préfinancer la campagne des six producteurs, leur donnant des moyens conséquents pour protéger leurs vergers. Une autre fois (session 5, tour 3), les six producteurs ne pouvant plus protéger leurs vergers par manque de trésorerie ont décidé de créer une coopérative pour mettre en commun leurs mangues et ainsi gagner du pouvoir de négociation sur les acheteurs. On peut en conclure que pour améliorer leurs revenus et réduire les pertes liées à la mouche, les joueurs, dans certaines parties, ont cherché à structurer la filière via des formes de coordination horizontales et verticales. Dans le monde réel, ce type d’innovations organisationnelles est couramment utilisé par les acteurs des filières fruitières pour mieux gérer la qualité des produits (Belmin et al., 2021).

5 Conclusion

Le prototype de jeu de rôle « Course contre-la-mouche » développé et testé en 2023 a permis : (i) de reproduire et de révéler les mécanismes par lesquels la mouche orientale des fruits déstabilise le fonctionnement d’ensemble de la filière mangue au Sénégal ; et (ii) de susciter des apprentissages et des innovations comme leviers potentiels d’une meilleure gestion collective du ravageur.

Ce travail permet d’envisager : (1) une large diffusion du jeu comme un outil de formation, de sensibilisation et de développement pour une gestion concertée de la mouche des fruits en Afrique ; et (2) son utilisation pour nourrir des démarches de co-conception de stratégies innovantes de gestion du risque. Pour ce faire, il sera nécessaire de préparer le passage du prototype à un jeu opérationnel, avec un support physique ergonomique couplé à une application web ou smartphone exécutable par des personnes non-initiées à l’informatique. Il serait également intéressant d’intégrer au jeu davantage de processus écologiques, organisationnels et sociaux afin de susciter d’autres apprentissages par les participants. À ce titre, l’équipe impliquée dans le développement du jeu prévoit quatre étapes de développement :

  • l’introduction de plusieurs niveaux de difficultés au jeu sous forme modulaire, par l’intégration de modules complémentaires permettant d’enrichir le jeu en processus écologiques, organisationnels et sociaux. À ce titre, l’équipe envisage notamment : (i) de rendre la dépendance spatiale du niveau d’infestation entre parcelles plus visible par les joueurs ; (ii) de permettre aux producteurs de modifier le profil variétal, voir l’arrangement spatial, de leur verger dans la perspective de mieux prévenir les attaques de mouche ;

  • la migration du code vers un langage permettant le packaging du modèle sous forme d’exécutable, offrant un déploiement facilité ;

  • la construction d’interfaces interactives de saisie (saisie des pratiques de chaque joueur) et graphiques (visualisation des résultats) pour une appropriation facile du jeu et pour fluidifier les échanges entre joueurs, ainsi qu’entre joueurs et animateurs ;

  • le test du jeu en conditions réelles dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, afin de tester la robustesse du jeu dans divers contextes économiques, écologiques et sociaux.

Remerciements

La présente recherche a été réalisée dans le cadre du projet ANR DISLAND (Inferring pest DISpersal in agricultural LANDscapes to improve management strategies ; ANR-20-CE32-0012), coordonné par Marie-Pierre Chapuis du CIRAD-CBGP (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement – Centre de biologie et gestion des populations). Nous remercions Ousmane Ndoye et Aristide Diatta, les deux techniciens qui ont facilité le déploiement du jeu, respectivement dans la zone des Niayes et en Basse-Casamance.

Références

Citation de l’article : Belmin R, N’gom A, Grechi I, Brévault T, Rebaudo F. 2025. « Course contre la mouche » : un jeu de rôle pour apprendre et agir face à la mouche orientale des fruits au Sénégal. Cah. Agric. 34: 9. https://doi.org/10.1051/cagri/2025006

Liste des tableaux

Tableau 1

Caractéristiques des pratiques d’entretien du verger (A) et de gestion de la mouche des fruits (B) : nombre maximal d’applications par campagne, coût à l’hectare et scores d’impact vis-à-vis de l’incidence de la mouche des fruits et de la production. Les coûts sont exprimés dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of orchard maintenance (A) and fruit fly management (B) practices: maximum number of applications per season, cost per hectare and impact scores for fruit fly incidence and production. The costs are expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

Tableau 2

Caractéristiques des six producteurs. Le capital est exprimé dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of the six producers. The capital is expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

Tableau 3

Caractéristiques des deux types d’acheteurs. Le capital est exprimé dans une monnaie virtuelle inspirée du FCFA.

Characteristics of the two types of buyer. The capital is expressed in a virtual currency inspired by the FCFA.

Tableau 4

Observations réalisées lors des cinq sessions de jeu et ajustements subséquents des supports physiques et des modalités d’animation du jeu.

Observations made during the five game sessions, and subsequent adjustments to the game’s physical supports and animation methods.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Illustration des simulations du taux d’infestation des mangues (A) et de la production réelle de mangues (B) en fonction du score d’impact sur la production et sur l’incidence de la mouche, des pratiques réalisées par le producteur, et de l’incidence annuelle de la mouche des fruits. Les simulations sont réalisées à partir de l’équation (2) en fixant le paramètre seuilI à 12 (A), et à partir de l’équation (1) en fixant le paramètre seuilP à 14 et la variable Ppot à 100 tonnes (B). Le gradient de couleur représente l’évolution (rouge : augmentation ; blanc : maintien ; bleu : diminution) du taux d’infestation des mangues par rapport à l’incidence annuelle, I/Ienv (A), et de la production réelle par rapport à la production potentielle, P/Ppot (B).

Illustration of simulations of mango infestation rate (A) and actual mango production (B) as a function of the impact score on production and fly incidence, practices carried out by the grower, and annual fruit fly incidence. Simulations are carried out from equation (2), setting the threshold parameter seuilI to 12 (A), and from equation (1), setting the threshold parameter seuilP to 14 and the variable Ppot to 100 tonnes (B). The color gradient represents the evolution (red: increase; white: maintenance; blue: decrease) of mango infestation rate versus annual incidence, I/Ienv (A), and of actual production versus optimum production, P/Ppot (B).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Supports physiques du jeu « Course contre-la-mouche ».

Physical media for the “Race Against the Fly” game.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Grille synthétique qui établit une notation entre 1 et 5 pour chaque critère ou groupes de critères à l’issue de chaque session de jeu. Le gradient 1–5 reflète un succès croissant du jeu à remplir tel ou tel critère.

Synthetic grid giving a score between 1 and 5 for each criterion or group of criteria at the end of each play session.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Évolution sur trois tours du taux d’infestation par la mouche (a) et du ratio entre production réelle et production potentielle (b) pour les différents agriculteurs et les 5 sessions de jeu. Plus ce ratio tend vers 100 %, plus la production réelle est proche de son potentiel maximal.

Evolution over three rounds of the fly infestation rate (a) and the ratio between actual and potential production (b) for the different farmers and the 5 game sessions. The closer this ratio approaches 100%, the closer actual production is to its maximum potential.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Évolution sur trois tours des dépenses consacrées à la gestion de la mouche des fruits, pour toutes sessions confondues (village de Kayakh exclu pour cause d’évolution du jeu). Dépenses exprimées en pourcentage des dépenses totales. N = 72, p = 0,0407. La ligne centrale des boites à moustache représente la médiane et la croix la moyenne des valeurs.

Evolution over three rounds of spending on fruit fly management, for all sessions combined (Kayakh village excluded due to game evolution). Expenditure expressed as a percentage of total expenditure. N=72, p=0,0407. The central line of the boxplot represents the median and the cross the mean of the values.

Dans le texte

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