Numéro |
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
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Numéro d'article | 10 | |
Nombre de pages | 3 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2023005 | |
Publié en ligne | 8 mars 2023 |
Analyse d’ouvrage / Book Review
Le puritanisme vert – Aux origines de l’écologisme
1
CIRAD, UMR SENS, École Supérieure Polytechnique (ESP), Université Cheikh Anta Diop, Corniche Ouest, BP 5085, Dakar, Sénégal
2
SENS, Univ Montpellier, Montpellier, France
* Auteur de correspondance : etienne.delay@cirad.fr
Pelletier P, 2021. Le puritanisme vert – Aux origines de l’écologisme. Paris, Éditions Le Pommier, 428 p., 24 €, ISBN 978-2-7465-2320-3.
Philippe Pelletier retrace la construction des idées liant le puritanisme (protestant) à l’écologie depuis le XIXe siècle, à travers leurs auteurs. Par le prisme choisi, l’accent est mis sur le puritanisme, ce qui amène l’auteur à éclipser d’autres sources possibles de l’écologie, comme le rapport Meadows et al. (1972, Les limites à la croissance), ou le mouvement de retour à la terre aux États-Unis accompagné par le Whole Earth Catalog (1968) et décrit par Fred Turner (2006, Aux sources de l’utopie numérique). Si cela n’enlève rien à l’immense travail de P. Pelletier, cela peut nuancer le propos.
Chapitre 1, le puritanisme prédarwinien. L’auteur considère Darwin comme un premier pivot de l’assemblage entre pensée religieuse et écologie. Il pointe le concept de « wilderness » d’Henry David Thoreau (1854, Walden ou la vie dans les bois). Le terme est emprunté à la Bible (en anglais). Dans sa version française, wilderness est traduit par « désert ». Il y a donc deux propositions, l’une où le sauvage préserve le monde et l’autre où le rien détourne l’intérêt de l’observateur. Dix ans après, Georges Perkins Marsh (1864, Man in the Nature, Physical Geography as Modified by Human Action) développe une vision écologiste aménagiste et conservationniste. Considérant la nature bienfaisante, il est possible d’intervenir pour restaurer les harmonies perturbées par l’Homme. Il contribue à l’idée de parc national aux États-Unis. A contrario, Elisée Reclus, alors qu’il a entretenu une correspondance avec lui, offre, à travers « La Terre » (1868) et « L’Homme et la Terre » (1905), une place importante à l’action restauratrice de l’Homme.
Chapitre 2, l’écologie savante et le monisme. Le monisme considère les sciences comme un édifice solidaire dans lequel le monde matériel et le monde de l’esprit sont indissociables. Pour P. Pelletier, le monisme du XIXe siècle est primordial pour comprendre comment l’écologie s’est structurée. Après les grandes explorations géographiques, il est temps d’utiliser les ressources naturelles pour une agriculture capitaliste, jusque dans les colonies. Ernest Haeckel, qui pose en 1866 les bases de ce qui deviendra l’écologie, amène l’interface entre nature et société. Il revendique des inspirations entre Darwin et Malthus. Il s’agit de produire de manière adaptée dans de nouveaux environnements (les colonies) pour nourrir les populations locales et surtout la métropole. Les savants troquent leurs outils contemplatifs pour l’opérationnalisation : ils embrassent le capitalisme. Comme marqueur, dans le dernier quart du XIXe siècle, « la généralisation des stations de recherche forestière, […], signifie qu’à l’expérience du forestier se substitue l’expérimentation du savant » (p. 111). Aux États-Unis, « le premier laboratoire de botanique est créé en 1871 au collège agricole de L’Iowa ».
Chapitre 3, protection contre conservation ? Aux États-Unis, la création des parcs nationaux repose sur une vision du paradis (wilderness), terre vierge et accueillante, portée par les premiers pionniers protestants embarqués sur le navire Mayflower. Pour John Muir, « c’est l’absence de parole, et l’extrême vacuité de ces lieux que nul ne semble fréquenter, pas même les Indiens Miwok, pourtant présents depuis toujours dans ces contrées ». Ces espaces doivent servir aussi à montrer la nature sauvage et les méfaits de la civilisation. En Europe, les mouvements de protection de l’environnement sont plus lents. Les parcs y sont davantage pensés comme des outils d’intérêts dominants. Par exemple, la réserve nationale de Camargue sert la société des Salines, le parc du Grand Paradis permet à Mussolini d’exalter une gloire nationale (p. 166). Dans les colonies, « pour légitimer l’appropriation, les naturalistes français propagent le mythe de la « forêt vierge » (p. 167). André Aubréville (ingénieur des eaux et forêts des colonies) est l’un d’eux, et on lui doit aussi le concept de désertification.
Ces approches ont des objectifs différents. Les protectionnistes « auraient pour but de protéger la nature pour elle-même […] » (Muir) et les conservateurs ont « un but utilitaire économique […] » (Pinchot) (p. 172). Les prises de position protectionnistes ont des prolongements aujourd’hui puisque l’environnement protégé est également utilisé pour mettre à distance les indésirables (les pauvres). C’est ce que Sylvain Guyot appelle les fronts écologiques. Pour P. Pelletier, au moment où l’écologie dépasse les frontières savantes, les militants écologistes réhabilitent les grands noms, en les débarrassant de leurs controverses sociales et raciales (p. 188).
Chapitre 4, le puritanisme vert de l’Europe des années 1930. La controverse entre protection et conservation est alors posée en lien avec les empires coloniaux, qui placent en premières préoccupations les ressources forestières et la chasse. « La plupart des naturalistes qui se retrouvent aux commandes de nouvelles instances de la gouvernance environnementale internationale et planétaire après 1945 sont d’ailleurs des piliers résolus et actifs de la colonisation en Afrique » (p. 194).
Chapitre 5, l’éthique environnementale ou le retour du monisme. Aux États-Unis, la génération succédant aux pionniers de l’écologie (Marsh, Thoreau, Muir) fait face à de nouveaux enjeux qui marquent un retour au monisme : l’essor industriel et urbain, la crise du Dust Bowl, la grande dépression. P. Pelletier s’arrête sur Aldo Leopold qui, en appelant à une conscience écologique et au recours à la nature universelle, développe une vision essentialiste niant l’appropriation et la domination de la nature.
Chapitre 6, les recompositions après 1945. Dans son discours sur l’état de l’Union du 20 janvier 1949, le président Truman transforme le concept de développement en une doctrine géopolitique d’État. Il introduit l’idée « d’un programme de “développement” partout dans le monde pour réduire la faim et la misère. L’État américain en fer de lance de son déploiement économique et de sa lutte anti-communiste » (p. 264). Le développement passe par une industrialisation lourde, une agriculture intensive, pour l’exportation. En réponse, les classes moyennes qui émergent vont construire une critique de ce développement, en cherchant à échapper à une grille de lecture communiste. Dans les années 1960, Rachel Carson (1962, Silent Spring) et Murray Bookchin deviennent deux noms de cette contestation. Carson s’inscrit dans une vision libérale du monde en replaçant l’individu en tant que moteur du changement. Sa posture « tous responsables » érige les individus en victimes et bourreaux de leur propre décadence. De son côté, Bookchin privilégie une sortie collective et sociale des dominations de l’Homme sur la nature. Carson et Bookchin ont en commun l’idée d’un « équilibre de la nature ». Mais pour Carson, cela fait écho « à l’harmonie naturelle » conforme au « dessein divin », tandis que pour Bookchin « à sa conception mutualiste et rousseauiste » (p. 284).
Chapitre 7, la maturation en Europe. À travers quatre figures du XXe siècle, P. Pelletier retrace le sillon de la pensée puritaine en Europe. Robert Hainard, artiste et naturaliste suisse, considère la nature comme « le pôle le plus menacé par la civilisation industrielle moderne, c’est elle qu’il faut défendre en priorité, avant l’humanisme » (p. 295), ce qui a pour corollaire une agriculture intensive, permettant de nourrir les Hommes sur des espaces dédiés et de laisser le reste à la nature sauvage. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau relisent la modernité comme le triomphe de l’instrumentalité sur la relation Homme-Nature. Cette position, bien que proche du constat de Carson et Bookchin, disqualifie le second par rapport aux réponses identifiées. Pour Ellul et Charbonneau, la nature a le rôle d’espace d’enrichissement des libertés individuelles. Sa disparition conduit à l’aliénation sociale. L’analyse de la pensée de Dennis de Rougemont et de ses liens avec l’association ECOROPA (European Network for Ecological Reflection and Action) souligne la compatibilité de la vision écologiste puritaine (proche d’Ellul) avec une vision d’Europe fédérale.
Chapitre 8, le XXIe siècle vert puritain ? Pour P. Pelletier, le puritanisme, en s’hybridant avec l’écologie savante, replace l’individu au centre et survalorise les gestions vertueuses du quotidien. L’individu est placé sur le même plan que la multinationale polluante. Le narratif mondialisé parle de « crise globale » et « postule de façon sous-jacente la perte d’un Grand Paradis perdu, conformément au récit biblique, le regret d’un état initial heureux généralisé, qui en réalité n’a jamais existé » (p. 327). Le concept de « dette écologique » inventé par Manuel Baquedano (1990) continue d’entretenir ce narratif et ouvre deux directions : la dette écologique qui rassemble les atteintes au milieu naturel exercées par les humains dans le passé (p. 339), et les pays du « Nord » qui auraient une dette écologique envers les pays du « Sud », dont ils exploitent les ressources naturelles. La culpabilité est placée au centre de ce raisonnement, avec « quelque chose que nous devrions rembourser » (p. 340). L’opposition entre « Nord » et « Sud » souligne une relecture possible des néo-colonialismes en incriminant et en opposant les superstructures (l’Occident néocolonial), sans souligner les hybridations, les conglomérats d’entreprises Nord-Sud, les contrats, appuyant ainsi le narratif indépassable du régime de domination entre le Nord et le Sud.
Conclusion, la domination du puritanisme vert. Questionner la place du puritanisme dans l’écologie revient à discuter de la place et des rôles de l’Homme dans et envers la nature. Attention : le sens de la place est ontologique (être), alors que le sens du rôle est éthique (doit être, doit faire) (p. 400). Il s’agit donc de formaliser le point de vue (être) pour pouvoir parler des rôles des uns et des autres. Mais le contenu éthique des rôles mobilise différentes ontologies. En reprenant la classification de Hartmut Rosa (2019), on peut mobiliser une ontologie antagoniste (qui oppose les entités entre elles et entretient les discours de domination, exemple : Carson) et une ontologie relationnelle (qui postule que les relations ne préexistent pas et se recomposent sur des valeurs d’antagonisme, de coopération, d’empathie, etc., exemple : Bookchin). P. Pelletier pense que l’écho du puritanisme s’est ainsi imposé partout en niant le fondement de l’identité humaine (donc des solidarités sociales). Il achève son livre ainsi : « Avec lui, l’Amérique triomphe, l’Europe suit, les pays postcoloniaux subsistent, mais le monde sinisé n’a pas dit son dernier mot » (p. 406).
L’organisation chronologique du livre de Philippe Pelletier et la promesse de son titre imposent le puritanisme protestant comme grille de lecture centrée sur l’évolution de la pensée de l’écologie et de la conservation. Toutefois, la pensée écologiste a été éclairée de manière critique au travers de multiples autres prismes. Guillaume Blanc (2015) met en perspective l’environnement et les narratifs de la construction des États Nations. Sylvain Guyot (2018), utilise l’environnement et les idées environnementales comme révélateurs de spatialisation de la lutte des classes. De son côté, Pierre Charbonnier (2020), montre que les idées politiques modernes se sont fondées sur « une histoire environnementale ». Pelletier s’appuie sur un travail bibliographique et biographique colossal : la nature et la minutie même de l’exercice de documentation peuvent rendre la lecture un peu ardue. Mais la mise en lumière des héritages ou des ruptures dans la pensée écologiste étant en elle-même particulièrement complexe, l’auteur s’en sort finalement très bien. Les lecteurs auraient peut-être eu avantage à être guidés par des points de repère situés en dehors de la pensée puritaine. Par exemple, la confrontation entre Bookchin et Carson est, à mon avis, un moment fort qui permet de comprendre les fondements ontologiques des différentes pensées. Mais on comprendra qu’en sortant du puritanisme, l’auteur aurait d’une certaine manière trahi son sujet et aurait peut-être eu à s’écarter de la contrainte éponyme du livre.
Références
- Blanc G. 2015. Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France. Paris (France) : Éditions de la Sorbonne, 320 p. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.56772. [Google Scholar]
- Charbonnier P. 2020. Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques. Paris (France) : La Découverte, 464 p. ISBN 9782348046780. [CrossRef] [Google Scholar]
- Guyot S. 2018. La nature, l’autre « frontière » : fronts écologiques au Sud (Afrique du Sud, Argentine, Chili). Bruxelles (Belgique) : Peter Lang, Monographies, Série EcoPolis, vol. 30, 310 p. https://doi.org/10.3726/b11809. [Google Scholar]
- Meadows D, Meadows D, Randers J. 1972 (rééd. 2022, trad. de l’anglais). Les limites à la croissance (dans un monde fini). Paris (France) : Rue de l’échiquier, 488 p. [Google Scholar]
- Rosa H. 2019. La société de l’écoute. La réceptivité comme essence du bien commun. Revue du MAUSS (53): 361–395. https://doi.org/10.3917/rdm.053.0361. [CrossRef] [Google Scholar]
- Turner F. 2006 (rééd. 2021, trad. de l’anglais). Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. Caen (France) : C&F Editions, 427 p. [Google Scholar]
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