Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Les systèmes agricoles des zones arides du Maghreb face aux changements : acteurs, territoires et nouvelles dynamiques / Farming systems in arid areas in the Maghreb facing changes: actors, territories and new dynamics. Coordonnateurs : Mohamed Taher Sraïri, Fatah Ameur, Insaf Mekki, Caroline Lejars
Article Number 17
Number of page(s) 12
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024013
Published online 23 July 2024

© M.T. Sraïri et H. Amartini, Hosted by EDP Sciences 2024

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1 Introduction

Les oasis se définissent comme des espaces cultivés dans un milieu désertique ou fortement marqué par l’aridité (Jouve, 2012). Ces régions ont été à l’origine de civilisations séculaires, et servent aujourd’hui de fronts pionniers pour évaluer l’adaptation de l’agriculture face au changement global (Fassi, 2017). La résilience de l’agriculture oasienne a longtemps reposé sur un couplage entre les cultures et l’élevage, avec une agro-biodiversité marquée (Goldberg et al., 2021 ; Rignall, 2015). Ces zones se caractérisent par une vulnérabilité sociale marquée, liée à une capitalisation limitée et aussi à un manque d’eau structurel, qui devrait être exacerbé à l’avenir par les effets du changement climatique (Schilling et al., 2020). Face aux aspirations de « mieux-être » de la population, l’émigration y est fréquente (de Haas, 2006). Par ses transferts réguliers d’argent, la migration contribue au financement de l’entretien des oasis (Kusunose et Rignall, 2018), qui connaissent un regain d’activités entrepreneuriales agricoles. Toutefois, un déclin simultané des usages du savoir-faire traditionnel est remarqué, menaçant les équilibres territoriaux (Akdim et al., 2023 ; Montanari, 2013). Les populations oasiennes demeurent cependant fortement attachées à l’agriculture, qui revêt pour elles un statut identitaire. La pratique simultanée de la polyculture et de l’élevage nécessite dans pareils contextes d’importants volumes de travail (Sraïri et Naqach, 2022), surtout que la mécanisation y demeure rudimentaire. Les évolutions récentes de cette agriculture se caractérisent par un recours marqué aux intrants externes (pesticides, aliments du bétail, etc.) et une vente accrue des produits (Schlecht et al., 2022) ; la libéralisation des marchés exacerbe cependant les risques de volatilité des prix. En outre, le changement climatique génère aussi des phénomènes extrêmes, comme des inondations (Asencio Juncal et al., 2022), et l’élevage pastoral – pratiqué en marge des oasis de montagne – en est fortement impacté. Cela complique en effet la décision de déplacement des troupeaux (Akasbi et al., 2012). Ceux-ci ont traditionnellement assuré des rôles majeurs pour les populations locales, tout en garantissant l’approvisionnement du marché avec des produits de qualité et en contribuant au contrôle des territoires (Sraïri, 2015). Les contributions variables des cultures et de l’élevage ont des conséquences évidentes sur les sources de revenus des ménages, et sur leur résilience face aux chocs (Alary et al., 2022). Toutes ces évolutions (climat, société, marchés, etc.) impliquent un important effort de réflexion sur l’avenir de l’agriculture des zones d’oasis de montagne, pour garantir sa résilience, sous contrainte hydrique très marquée. De nombreux auteurs promeuvent en effet la réinvention du couplage entre cultures et élevage comme voie incontournable de l’amélioration de la résilience des systèmes agricoles, dans leur diversité (Garrett et al., 2020). Cela permet notamment de tirer profit de l’aptitude des animaux à valoriser une grande diversité de biomasses afin d’instaurer une agriculture bouclant les cycles de nutriments (Peyraud et al., 2019). La réflexion à cette agriculture résiliente et diversifiée implique d’accorder un intérêt marqué aux flux de matières au sein des exploitations et dans les territoires oasiens, entre les ateliers d’élevage et de cultures, et au travail nécessaire pour assurer ce recyclage (Lemaire et al., 2014). Cela nécessite l’établissement de référentiels régionalisés, basés sur des mesures précises de quantités de travail nécessaires ainsi que des flux de biomasse entre l’élevage (fumier) et les cultures (fourrages, coproduits de cultures, etc.) et les revenus que permettent ces activités. C’est justement l’objectif assigné à cette étude, dans le cas précis d’une oasis de montagne localisée dans le Haut Atlas central du Maroc, par la détermination des différentes dimensions du couplage entre cultures et élevage.

2 Méthodologie

L’étude a été réalisée dans la vallée de l’oued Dadès, dans le Haut Atlas central, plus précisément dans les deux communes de M’semrir et Tilmi. C’est une région montagneuse (plus de 1900 m d’altitude), avec un foncier agricole très exigu (en moyenne 0,7 ha par exploitation agricole, morcelé en 12 parcelles), longeant les berges de l’oued (Commune de M’semrir, 2018). De ce fait, l’irrigation est quasi exclusivement réalisée à partir d’eaux de surface (sources et prélèvements directs à partir de l’oued). Toutefois, très récemment, l’extension de la sole plantée en pommiers, exacerbant la demande hydrique, a entraîné le creusage de puits. Le climat est de type aride (moins de 230 mm par an) à hiver froid. Les gelées printanières sont très fréquentes et peuvent causer des dégâts sur le pommier. Le dernier recensement de 2019 fait ressortir un total de 20 238 habitants répartis en 3084 ménages et 37 villages (douars). La densité est de 13 habitants par hectare, mettant en évidence une très forte pression sur les ressources hydriques et foncières.

L’agriculture se caractérise par la dominance des céréales et des fourrages, et l’émergence récente de la culture du pommier. L’élevage est de deux types : i) des animaux sédentaires toute l’année, et ii) des troupeaux mobiles mettant en valeur les vastes espaces pastoraux adjacents.

L’étude est réalisée dans un échantillon de 30 exploitations agricoles, visant la représentativité de la diversité des réalités locales. Toutes les exploitations de cet échantillon pratiquent la polyculture-élevage et leur localisation géographique est réalisée à l’aide de leurs coordonnées GPS (Fig. 1).

thumbnail Fig. 1

Localisation géographique des exploitations relevant des différents types.

Geographic location of the farms belonging to the different types.

2.1 Caractéristiques de l’échantillon d’étude

La superficie agricole utile (SAU) moyenne est de 1 ha par exploitation, variant de 0,1 à 5,8 ha. Un important morcellement du foncier est noté, avec un nombre moyen de parcelles de 9,4 par exploitation (Tab. 1). Sur les 30 exploitations, seule une ne possède pas de pommiers. Les effectifs varient de 0 à 3900 arbres avec une moyenne de 413. Le pommier est le plus souvent conduit en association avec d’autres cultures (principalement les fourrages), mais 16 % de la surface totale cultivée sont plantés en pommiers (conduits en monoculture). Les fourrages, présents dans toutes les exploitations (ratio moyen SAUFourrages/SAUTotale de 43 %), comprennent aussi bien de la luzerne que des prairies. Les céréales (blé et orge) sont présentes dans presque toutes les exploitations (26/30). En revanche, seule la moitié (14/30) des exploitations pratiquent des cultures maraîchères (en moyenne 0,2 ha de pomme de terre et de salsifis par exploitation). La taille du cheptel varie de 0,3 à 21,7 Unités gros bétail (UGB) par exploitation avec une moyenne de 4,3 UGB, dominé par les ovins (61,1 % des UGB totales), suivi des bovins (28,4 %) et des caprins (10,5 %). La forte variation des effectifs d’UGB par exploitation s’explique par la présence de troupeaux exclusivement sédentaires (de taille réduite, car dépendant en grande partie de ressources fourragères cultivées, limitées par la surface exiguë du foncier) et de troupeaux transhumants où dominent des effectifs importants de petits ruminants. Les ovins sont présents dans toutes les exploitations, à la différence des bovins (2/3 des exploitations) et des caprins (1/3 des exploitations).

Tableau 1

Caractéristiques structurelles des exploitations de l’échantillon d’étude.

Structural characteristics of the study sample.

2.2 Cadre analytique de l’étude

Une première phase de l’étude a consisté à déterminer une typologie d’exploitations agricoles, sur la base de la diversité des variables de fonctionnement qui y ont été collectées : volumes de travail, autonomie fourragère, part des fourrages dans la surface exploitée, épandages de fumier endogène, etc. L’objectif d’une telle typologie d’exploitations consiste à souligner les diversités et à mieux caractériser les dimensions du couplage entre cultures et élevage, d’autant que la localisation géographique des exploitations selon un gradient d’altitude implique des accès différenciés aux ressources hydriques et pastorales. À cet égard, une Analyse factorielle discriminante (AFD) a été effectuée, suivie d’une analyse de la variance et d’une comparaison des moyennes des facteurs identifiés par l’AFD. Toutes les analyses statistiques ont été réalisées grâce au logiciel SPSS, version 21.0.

La deuxième étape de l’étude a consisté à appliquer la méthode « Bilan Travail » dans les exploitations étudiées (Dedieu et al., 1999). Il s’agissait d’identifier les membres de la famille et les personnes extérieures impliquées dans le travail au sein de l’exploitation. Les itinéraires techniques ont été précisés pour chaque culture, ainsi que la durée nécessaire à chaque opération. Les dépenses associées aux cultures – du semis (taille pour le pommier) à la récolte – et à la commercialisation ont été relevées. La marge brute a été calculée pour chaque culture et pour l’élevage ; les produits animaux autoconsommés (lait et viandes) et la valeur marchande du fumier n’ont pas été comptabilisés. Pour l’élevage, les temps de travail d’astreinte (opérations quotidiennes comme la traite, le fauchage de l’herbe, etc.) ont été reconstitués. Les durées du travail d’astreinte calculées en heures par jour ont ensuite été converties en jours, en faisant l’hypothèse qu’un jour de travail correspond à huit heures. En outre, les durées des travaux de saison relatifs à l’élevage (tonte des ovins, constitution de stocks fourragers, ventes d’animaux, etc.) ont aussi été précisées. Pareille caractérisation des durées de travail utilisées dans le contexte des exploitations agricoles oasiennes de montagne repose sur l’hypothèse que ce facteur de production ne peut plus être considéré comme abondant et gratuit. En effet, les charges de travail et sa rémunération, qui déterminent en grande partie son attractivité, sont au centre des enjeux des évolutions futures des systèmes de polyculture-élevage, aussi bien dans les pays en développement que développés (Duval et al., 2021 ; Dedieu et al., 2022). À la fin de l’exercice, les marges brutes ont été rapportées aux volumes de travail (décomposés en travail d’astreinte et de saison), afin de comparer la productivité économique des cultures et de l’élevage. De même, l’autonomie des exploitations agricoles par rapport au travail a été calculée. Les enquêtes ont aussi renseigné les revenus extra-agricoles, comme les transferts monétaires des personnes ayant migré (Tab. 2).

La troisième phase de l’étude a visé à appréhender les flux de matières entre les cultures et l’élevage. Les productions des cultures fourragères, l’herbe issue des jachères et les adventices, ainsi que des prairies, ont été déterminées par la méthode des quadrats (trois mesures d’un mètre carré par parcelle) (Martin et al., 2005). De plus, les quantités de coproduits de cultures (pailles et écarts de triage des pommes) ont été précisées. Des valeurs énergétiques (exprimées en UFL, Unité fourragère lait, valeur énergétique d’1 kg d’orge) ont été attribuées aux différentes ressources fourragères (0,14 UFL/kg pour la luzerne ; 0,15 UFL/kg d’herbe – aussi bien des jachères que des prairies ; 0,45 UFL/kg de paille de blé et 0,49 UFL/kg de paille d’orge ; 0,15 UFL/kg de pommes) en utilisant des tables alimentaires (Feedipedia, 2023). Couplées aux quantités de biomasse prélevées, ces valeurs ont permis de déterminer l’autonomie fourragère : la contribution des ressources endogènes à la satisfaction des besoins énergétiques des animaux. Ces derniers ont été estimés comme suit :

  • pour les bovins, un besoin d’entretien de 1500 UFL/vache/an, et les besoins de production pour 1500 litres de lait par an et par vache, et un poids de 450 kg ;

  • pour les ovins, le calcul s’est basé sur une valeur de 600 UFL/an et par brebis suitée ;

  • pour les caprins, les besoins correspondent à 550 UFL/an par chèvre suitée.

En ce qui concerne les coproduits de l’élevage, les flux de fumier vers les parcelles ont été précisés, grâce à un traitement statistique des données obtenues, donnant lieu à une analyse descriptive.

Tableau 2

Rémunération économique du travail (€/jour) pour les différentes spéculations.

Economic remuneration of work (€/day) for the different activities.

3 Résultats et discussion

3.1 Typologie des exploitations agricoles et dimensions du couplage cultures/élevage

Cinq types d’exploitations ont été différenciés, avec des stratégies déterminées par leur emplacement sur le territoire et l’accès aux ressources (foncier, eau d’irrigation, etc.) (Tab. 3). Les cinq types peuvent être définis comme suit :

  • le type 1 est dénommé élevage transhumant et cultures diversifiées (n = 4). Il est caractérisé par un cheptel de taille très importante (14,9 UGB), ainsi qu’une autonomie fourragère inférieure à celle de tous les autres types, témoignant de l’importance des apports alimentaires issus des pâturages pour la couverture des besoins des animaux. Cette catégorie d’exploitations se trouve surtout en amont des vallées, proches des parcours de haute montagne. Pareilles observations confirment les travaux d’El Aayadi et al. (2020) dans le Haut Atlas central, qui ont démontré que l’altitude a un effet significatif sur la conduite des élevages dans les zones de montagne ;

  • le type 2 représente les élevages sédentaires avec un important volume de travail familial (n = 2). Il est caractérisé par un temps de travail assuré par les membres de la famille significativement supérieur aux autres types. Les exploitations de ce type sont localisées surtout dans la zone de Taadadat ;

  • le type 3 caractérise le couplage entre cultures de rente et élevage sédentaire (n = 10). L’autonomie fourragère y est significativement supérieure à celle des types 1 et 2. Cependant, la part du travail liée à l’élevage est inférieure à celle des autres types (sauf type 4), ceci peut être expliqué par le ratio SAU fourrages/SAU totale limité (25 %) ;

  • le type 4 représente les élevages sédentaires basés sur les cultures fourragères (n = 10). Il se caractérise par une importante autonomie fourragère, ainsi qu’un volume de travail d’astreinte réduit. La marge brute de l’élevage est significativement inférieure à celle des types 1, 2 et 5, en raison de performances zootechniques limitées ;

  • le type 5 se définit comme celui des exploitations de polyculture-élevage avec un épandage massif de fumier (n = 4). L’autonomie fourragère y est significativement inférieure à celle des autres types, du fait de productions limitées (1424 UFL), loin de combler les besoins du cheptel (4876 UFL). On note aussi un épandage important de fumier, supérieur aux autres types. Ce sont typiquement les exploitations ayant fait le choix de l’intensification de la culture du pommier.

Une réalité inéluctable ressort de cette typologie : la régression de la mobilité des troupeaux, expliquée aussi bien par les risques climatiques et économiques associés à cette activité que par son manque d’attractivité pour la main-d’œuvre familiale ou salariée, en raison de la pénibilité du travail qu’elle implique (éloignement des services sociaux, habitat précaire, etc.) (Alary et al., 2022). Les résultats de la typologie montrent aussi que les élevages transhumants (type 1) sont ceux qui créent le plus de travail, mais avec une rémunération limitée, tandis que celles avec du pommier intensif (type 5) ont la meilleure rentabilité, avec un souci de sa pérennisation à travers les épandages massifs de fumier.

Tableau 3

Comparaison des types selon le test de Duncan.

Types’ comparison by the Duncan test.

3.2 Usages de travail dans les exploitations agricoles

La main-d’œuvre familiale domine dans la totalité des exploitations étudiées, sauf une, où seule de la main-d’œuvre salariée est employée. Dans les 29 autres exploitations, le nombre de membres de la famille varie entre 2 et 6, avec une moyenne de 4 personnes. Une grande majorité d’exploitations (28/30) a aussi recours à de la main-d’œuvre externe, pour les tâches liées aux cultures : taille des pommiers, jusqu’à 7 traitements phytosanitaires par an, etc. La présence de travailleurs bénévoles externes, le plus souvent des voisins, est aussi notée, dans 4 exploitations. Cette entraide fait partie des traditions agricoles locales : c’est la « twiza » pour venir à bout des pics de travail, comme les moissons, la tonte des ovins, etc. (Berque, 1951).

Le volume de travail d’astreinte oscille entre 109 et 914 heures par Unité Gros Bétail et par an avec une moyenne de 415 h/UGB/an. Seules trois exploitations font appel à de la main-d’œuvre externe pour ce travail d’astreinte : un berger salarié pour la transhumance. La durée de travail dédié à l’élevage est assumée à plus de 93 % par les membres de la famille. Un tel engagement des membres de familles dans les soins à leurs animaux, et avec une telle intensité en temps de travail (près de 400 heures par UGB et par an) est aussi rapporté dans d’autres régions du Maroc (Sraïri et al., 2013 ; Sraïri et Naqach, 2022) et même à travers le monde (Cournut et al., 2018).

Dans les 30 exploitations étudiées, le temps de travail dédié aux cultures représente l’équivalent de 169 jours/ha/an. Les cultures de rente en mobilisent une moyenne de 83,9 %, tandis que les cultures fourragères n’en représentent que 14,8 % (vu les soins limités qu’elles nécessitent par rapport aux pommiers ou au maraîchage), 1,4 % étant dédiés aux activités saisonnières de l’élevage : achats et ventes d’animaux, tonte des petits ruminants, etc. L’irrigation est la tâche la plus chronophage pour les cultures. En moyenne, cela représente 20,8 jours/ha.an, équivalant à 12,3 % du travail total dédié aux cultures. Comme pour le travail nécessaire à l’élevage, les membres de la famille participent pour une grande part à la réalisation des travaux saisonniers : 67,6 jours par exploitation et par an soit 65,5 % du travail saisonnier total. Les disparités de pratiques affectées aux cultures, l’effectif de main-d’œuvre utilisée et sa qualification ainsi que le degré de mécanisation des travaux (comme l’usage de faucheuses à essence pour les fourrages – Fig. 2) expliquent les différences. Le temps consacré au pommier est le plus important de toutes les cultures ; il représente environs 61,8 jours/an soit 56,6 % du temps total dédié aux cultures de rente. Ces besoins importants en temps de travail pour le pommier rejoignent les observations réalisées par Goldberg (2021) dans la région du Haut Atlas, puisque cet auteur considère que la marchandisation de cette culture a induit des usages accrus d’intrants, dont les pesticides. En comparaison, les céréales ne nécessitent en moyenne que 31,7 jours/an (29,1 % du temps de travail dédié aux cultures de rente) et 15,6 jours/an pour le maraîchage (14,3 % de ce même travail). À partir des résultats de l’étude du temps de travail, il apparaît un bilan de travail total moyen par exploitation de 292 jours par an. Le travail dédié à l’élevage en constitue 57,2 %, ce qui montre son importance dans les exploitations d’oasis de montagne. D’ailleurs, l’élevage contribue aussi à près de 50 % des revenus agricoles dans l’échantillon d’étude, sans prendre en considération ses contributions à l’autoconsommation de produits animaux (lait et viande) et aussi la valeur économique du fumier qu’il produit. Toutefois, dans près de la moitié des exploitations (13/30), la marge brute des cultures dépasse celle de l’élevage. La contribution du travail mobilisé par l’élevage sur la durée totale de travail varie entre exploitations de 13 % (exploitation spécialisée en arboriculture, avec 3900 pommiers) à 90 % (exploitation spécialisée en élevage ovin sédentaire de race D’man) (Fig. 3). La main-d’œuvre familiale assume en moyenne 80 % du temps de travail total (élevage et cultures) (Fig. 4). Ces résultats révèlent l’importante autonomie des exploitations vis-à-vis du travail. Toutefois, il existe certaines exceptions, lorsque tous les membres de la famille en âge de travailler ont migré ou lorsqu’un berger salarié est recruté pour s’occuper de la transhumance durant toute l’année, ou encore lorsqu’un important effectif de pommiers est planté (1000 arbres).

thumbnail Fig. 2

Fauchage mécanique de l’herbe de prairie.

Mechanical mowing of meadow grass.

thumbnail Fig. 3

Parts du Travail d’Astreinte et du Travail de Saison dans le Travail Total.

Shares of livestock and crops work durations in total work.

thumbnail Fig. 4

Temps de travail total assumé par les personnes de la famille et hors de celle-ci.

Total work endorsed by members of the family and hired workers.

3.3 Revenus agricoles et extra-agricoles

Le pommier occupe une place importante dans l’économie agricole des oasis de montagne, avec une marge brute moyenne de l’ordre de 3,8 € par arbre. Il représente en moyenne une marge brute totale de 1345 €/an par exploitation, soit 84,9 % de la marge brute des cultures de rente. Trois exploitations affichent cependant une marge brute du pommier négative. La marge brute des céréales est en moyenne de 360 €/ha, variant de – 95 à 1764 €/ha. Le calcul de la marge brute des céréales ne prend cependant pas en compte les apports des coproduits (pailles et chaumes), qui sont primordiaux dans les activités d’affouragement du cheptel, surtout en période de soudure (automne et hiver), comme le rapportent Magnan et al. (2012) dans toutes les zones agricoles du Maroc. La rentabilité la plus limitée des céréales s’explique par l’absence de fertilisation ainsi que l’infestation par les mauvaises herbes. Outre le pommier et les céréales, la pomme de terre domine les activités maraîchères, avec une marge brute moyenne de 833 €/ha.

L’élevage valorise l’eau pluviale et la neige à la base des ressources pastorales, ainsi que des fourrages cultivés (luzerne et prairies). De plus, l’élevage utilise aussi les coproduits des cultures (pailles et écarts de triage des pommes). À partir de cela, l’élevage assure la croissance du capital et fournit du lait et de la viande, contribuant à la sécurité alimentaire des populations, sans oublier le fumier qui garantit l’entretien des sols (Alders et al., 2021). Il en va de même pour la luzerne, par la fourniture de protéines aux animaux, mais qui contribue aussi à l’entretien de la fertilité des sols par la fixation symbiotique de l’azote atmosphérique (Fig. 5). Cette place qu’occupe l’élevage dans les oasis de montagne correspond parfaitement à l’appellation que lui attribuent les agriculteurs : « Taggount n’ihfa » (littéralement, pilier contre la pauvreté). Ceci rejoint les écrits de Duteurtre et Faye (2009) qui considèrent l’élevage comme « la richesse des pauvres ». C’est une activité qui assure la résilience des oasis de montagnes, grâce aux revenus fournis et à ses multiples services éco-systémiques (El Mokaddem et al., 2016), malgré des besoins de travail importants et permanents, et la pénibilité des tâches (gardiennage en haute altitude en isolement absolu). L’élevage pastoral est aussi pleinement associé aux restitutions d’éléments fertilisants aux sols cultivés en aval de la vallée, moyennant les transferts réguliers du fumier collecté dans les enclos de haute montagne (Fig. 6). Cela contribue de ce fait à la pérennisation des systèmes de culture.

Les résultats révèlent aussi les contraintes que pose le foncier agricole, qui limitent le développement des cultures. En revanche, l’élevage – dans sa composante pastorale – peut dépasser cette entrave grâce aux vastes pâturages collectifs avoisinants. En outre, le pommier s’avère fragile face aux aléas climatiques (gelées printanières et grêle), pouvant entraîner des pertes de production, sans omettre la volatilité des prix de vente. L’extension de la surface en pommiers a aussi fait surgir des conflits pour l’eau d’irrigation en été (juin à août), surtout entre les usagers en amont de la vallée et ceux de l’aval. Cette période coïncide en effet avec les pics de besoins hydriques du pommier, ce qui affecte ses rendements et le calibre des fruits. Dans plus des trois quarts des exploitations étudiées, des revenus extra-agricoles sont disponibles, provenant de membres de la famille ayant migré vers des villes. En moyenne, 2,4 personnes/exploitation contribuent à ces revenus extra-agricoles, et ce sont exclusivement des hommes. Les trois exploitations ayant une marge brute agricole négative bénéficient toutes de revenus extra-agricoles à hauteur de 5000, 2360 et 3340 €/an. La moyenne de ces revenus est de 2640 €/an et par exploitation (contribuant à 49 % du revenu total des exploitations), variant de 0 à 9820 €/an (Fig. 7). Ces revenus extra-agricoles permettent de réduire la pression démographique sur des ressources naturelles limitées et contribuent grandement à l’amélioration des conditions de vie des populations locales (Alary et al., 2022). Ils sont indubitablement au cœur de la réflexion sur les évolutions des systèmes agricoles, et ce, à une échelle mondiale (Dedieu et al., 2022).

La rémunération du travail agricole a atteint une moyenne de 11,3 €/jour, avec des disparités marquées (Fig. 8). Le pommier affiche la meilleure rémunération du travail relativement aux autres activités, avec une valeur moyenne de 23,6 €/jour. Malgré cet avantage, la marchandisation du pommier dans pareils environnements présente des risques : surexploitation des ressources hydriques (comme le montrent le creusage des puits et le recours au pompage solaire) et utilisation de pesticides exposant les populations à des composés cancérigènes (Goldberg, 2021).

L’élevage vient en deuxième position, affichant une rémunération du travail de 7,5 €/jour. Les autres spéculations agricoles affichent une rémunération du travail limitée, ne dépassant pas le Salaire minimal agricole garanti – SMAG – (6,9 €/jour) : 6,1 € par jour pour les céréales et à peine 3,7 €/jour pour le maraîchage. Il ne faut cependant pas omettre les rôles non marchands de ces deux spéculations, surtout les céréales : contribution à la sécurité alimentaire des ménages, ruptures dans les cycles pour éviter la monoculture, fourrages pour les animaux, etc. (Magnan et al., 2012). Nos résultats confirment de manière générale l’importance du couplage des cultures et de l’élevage, comme moyen de disposer de trésorerie régulière (flexibilité de vente des produits, surtout animaux), de diversifier les sources de revenus et de se prémunir des risques (notamment climatiques), tout en améliorant les performances du système agricole dans son intégralité par l’entretien de la fertilité et de la structure des sols, à l’instar de ce que rapportent Puech et Stark (2023).

thumbnail Fig. 5

Association de luzerne (en fenaison) et de pommiers.

Association of alfalfa (for haymaking) and apple trees.

thumbnail Fig. 6

Un enclos en haute montagne (Azib) avec le fumier.

A high-mountain enclosure (Azib) with manure.

thumbnail Fig. 7

Répartition des revenus annuels totaux entre revenu agricole et extra-agricole. MB = marge brute.

Share of annual agricultural and extra-agricultural income in total income.

thumbnail Fig. 8

Rémunération d’un jour de travail (élevage et cultures) dans les exploitations étudiées.

Remuneration of one day of work (livestock and crops) in the study sample.

3.4 Flux de matières entre les cultures et l’élevage

La luzerne représente la culture la plus importante dans le cadre du couplage cultures-élevage dans les oasis de montagne. En moyenne 3,5 fauches/an sont réalisées par parcelle. La production moyenne annuelle atteint 53 t/ha de matière verte pour l’ensemble des exploitations étudiées. Soixante-dix-sept pour cent de la quantité fauchée est fanée tandis que le reste est distribué en vert : il n’y a pas d’exploitation par le pâturage vu les surfaces très exiguës. L’abondance des adventices et de l’herbe de prairie coïncidant avec la période de fauche de la luzerne (printemps et été) explique l’importante part de cette dernière, qui est fanée, en prévision des besoins des animaux en hiver. L’herbe des prairies est aussi une ressource fourragère importante. Le nombre moyen de fauches est de 2,3 par an. La quantité annuelle fauchée atteint une moyenne de 50 t de matière verte/ha pour les exploitations pratiquant cette culture. La fenaison est une pratique courante, en prévision de la longue période de soudure hivernale, comme le mentionnent Bourbouze et Guessous (1979).

Par ailleurs, les adventices sont aussi soigneusement réutilisées dans l’alimentation du cheptel. La biomasse en adventices affiche une moyenne de 5,5 t/ha. La production moyenne de paille est de 2,4 t par exploitation (5 t/ha), tandis que le rendement en grains est de 37,6 quintaux/ha. La constitution de stocks de paille et de foins est imposée par la longue période de soudure hivernale. C’est un moyen pour les éleveurs d’éviter les fluctuations des prix des matières premières, à un moment où les brebis sont en fin de gestation et en période d’allaitement (El Amiri et Nassif, 2021).

La valorisation des écarts de tri des pommes par l’élevage est une spécificité de la zone d’étude. En moyenne, 696 kg d’écarts sont récoltés par exploitation (soit environ 1,7 kg par arbre). Cette matière est disponible d’octobre à mars, ce qui correspond aussi à la période de soudure.

Le fumier est lui aussi utilisé dans toutes les exploitations. À partir de pesées des tas restitués aux parcelles, la quantité moyenne de fumier endogène épandu par exploitation est de 4600 kg, soit 7920 kg/ha. Ce paramètre varie en fonction de la taille du cheptel ainsi que de la SAU. La réintégration du fumier dans le système permet de minimiser, voire éliminer (dans 2 exploitations) les dépenses liées aux achats d’engrais de synthèse. L’épandage de fumier améliore la capacité d’échange cationique, la capacité de rétention d’eau, la structure du sol et la teneur en carbone du sol (Kim et al., 2011). Le fumier est stocké en amas, exposé au vent, aux pluies/neiges, et en plein soleil. Le compostage du fumier n’est pas pratiqué, ce qui signifie que le bouclage des cycles de matière est parallèlement couplé à une possible dissémination des graines de mauvaises herbes.

L’autonomie fourragère est en moyenne de 81 %, variant de 17 à 100 %. La valeur minimale est enregistrée dans l’exploitation n° 24 ayant une SAU limitée (0,08 ha) mais un cheptel ovin sédentaire (5,11 UGB). De manière générale, l’autonomie fourragère dépasse 50 % dans la majorité des exploitations agricoles, ce qui montre un souci de garantir une couverture minimale des besoins des animaux par des ressources endogènes. Ceci ne dispense cependant pas de recourir à des achats d’aliments, surtout lors des périodes de soudure ou en cas de sécheresse prolongée, avec une exposition certaine à la volatilité de leurs prix (Rjili et al., 2023).

4 Conclusion

Cette étude vise à caractériser les formes de couplage entre cultures et élevage, et leurs effets sur les revenus des exploitations agricoles dans une oasis de montagne. À partir de l’analyse des usages du travail et des revenus permis par les cultures et l’élevage, il est évident que l’élevage demeure une activité importante en association avec les cultures de rente, principalement le pommier. Les usages de la main-d’œuvre dans les exploitations agricoles reposent principalement sur les personnes de la famille, minimisant ainsi les charges de production. Les résultats révèlent aussi un sous-emploi évident, dû principalement aux caractéristiques structurelles des exploitations, dont la plus marquée est un foncier très exigu et morcelé. Les revenus extra-agricoles sont par conséquent cruciaux pour la pérennité des exploitations agricoles ; ils représentent près de la moitié de leur revenu total et contribuent à leur financement. Par ailleurs, les exploitations agricoles sont caractérisées par une diversité, selon leur localisation géographique et l’accès aux ressources et atouts du territoire : foncier, eau, pâturages collectifs, etc. Ceci conditionne en grande partie les stratégies de production, d’une orientation entièrement vers l’élevage pastoral, à l’option d’intensification des plantations de pommiers. Pareils choix ont aussi des conséquences sur l’organisation du travail, et les flux de matière entre l’élevage et les cultures : fourrages et résidus de cultures, et retour de fertilité aux sols par le biais des transferts de fumier. Ces flux représentent un véritable atout de ces systèmes, puisqu’ils impliquent une autonomie certaine vis-à-vis du marché, et concourent à l’implémentation des principes de l’économie circulaire. De manière générale, la diversification des activités représente la stratégie par excellence des ménages pour échapper aux vulnérabilités liées aux différents aléas. Cependant, les oasis de montagne connaissent des bouleversements, dont le changement climatique est sûrement le plus pressant. Dans ce contexte, il est primordial d’essayer d’améliorer significativement les revenus agricoles dans le but de mieux valoriser le facteur travail et de garantir l’entretien des territoires, à travers la promotion de l’appui technique, ainsi que l’organisation des circuits de commercialisation des viandes pastorales et aussi des pommes du terroir. Il est aussi recommandé d’encourager les activités non agricoles, notamment l’écotourisme, vu les caractéristiques naturelles et anthropologiques de ces régions.

Remerciements

L’étude a été conduite dans le cadre du projet MASSIRE, financé par le FIDA, dont l’appui financier a été déterminant pour la conduite des travaux de terrain. L’entière collaboration des agriculteurs au suivi de leurs pratiques, est aussi appréciée, tout comme l’implication de l’Office régional de mise en valeur agricole de Ouarzazate (ORMVAO) pour le choix et l’accès aux exploitations agricoles.

Références

Citation de l’article : Sraïri MT, Amartini H. 2024. Diversité des exploitations agricoles d’oasis de montagne : une analyse par le travail, les revenus et le couplage entre cultures et élevage. Cah. Agric. 33: 17. https://doi.org/10.1051/cagri/2024013

Liste des tableaux

Tableau 1

Caractéristiques structurelles des exploitations de l’échantillon d’étude.

Structural characteristics of the study sample.

Tableau 2

Rémunération économique du travail (€/jour) pour les différentes spéculations.

Economic remuneration of work (€/day) for the different activities.

Tableau 3

Comparaison des types selon le test de Duncan.

Types’ comparison by the Duncan test.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Localisation géographique des exploitations relevant des différents types.

Geographic location of the farms belonging to the different types.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Fauchage mécanique de l’herbe de prairie.

Mechanical mowing of meadow grass.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Parts du Travail d’Astreinte et du Travail de Saison dans le Travail Total.

Shares of livestock and crops work durations in total work.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Temps de travail total assumé par les personnes de la famille et hors de celle-ci.

Total work endorsed by members of the family and hired workers.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Association de luzerne (en fenaison) et de pommiers.

Association of alfalfa (for haymaking) and apple trees.

Dans le texte
thumbnail Fig. 6

Un enclos en haute montagne (Azib) avec le fumier.

A high-mountain enclosure (Azib) with manure.

Dans le texte
thumbnail Fig. 7

Répartition des revenus annuels totaux entre revenu agricole et extra-agricole. MB = marge brute.

Share of annual agricultural and extra-agricultural income in total income.

Dans le texte
thumbnail Fig. 8

Rémunération d’un jour de travail (élevage et cultures) dans les exploitations étudiées.

Remuneration of one day of work (livestock and crops) in the study sample.

Dans le texte

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