Open Access
Review
Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Article Number 18
Number of page(s) 10
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024016
Published online 07 August 2024

© M. Duru et O. Therond, Hosted by EDP Sciences 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Les systèmes alimentaires correspondent aux chaînes de production agricole, transformation, distribution et consommation des aliments et recyclage des déchets organiques. Malgré un bilan alimentaire mondial excédentaire en calories, près de 800 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire grave et plus de 2 milliards de personnes souffrent de maladies chroniques principalement du fait d’une alimentation déséquilibrée. Les maladies chroniques non transmissibles telles que le diabète de type 2, les cancers et les maladies cardio-vasculaires, pour lesquelles l’obésité joue le rôle de facteur aggravant ou enclenchant, n’ont cessé de croître depuis la 2e moitié du XXe siècle. En outre, au cours des 30 dernières années, 70 % des maladies infectieuses émergentes étaient d’origine animale.

Par ailleurs, les systèmes alimentaires contribuent à l’ensemble des modifications rapides des écosystèmes à l’échelle planétaire : dérèglement climatique, baisse de la biodiversité, acidification des océans, modification des cycles planétaires de l’eau, de l’azote et du phosphore et changements d’occupation des sols (Farmery et al., 2021). Ces changements interconnectés sont tels que la vie sur terre est menacée (Díaz et al., 2019). Les systèmes alimentaires entraînent aussi des coûts cachés estimés à environ 12 700 milliards d’USD en parité de pouvoir d’achat de 2020, à l’échelle mondiale. Il s’agit des coûts environnementaux (émissions de gaz à effet de serre et d’azote), sanitaires (sous ou mauvaise alimentation) et sociaux. Ces coûts sont équivalents à presque 10 % du PIB mondial, allant de plus de 7 % dans les pays à revenus élevés, surtout du fait d’une mauvaise alimentation, à plus de 25 % dans les pays à faible revenu, surtout du fait de la pauvreté (FAO, 2023).

Concevoir des systèmes alimentaires plus durables, « qui assurent la sécurité alimentaire et la nutrition pour tous de manière à ne pas compromettre les bases économiques, sociales et environnementales nécessaires pour assurer la sécurité alimentaire et la nutrition des générations futures » (FAO), nécessite de mobiliser des approches systémiques et ainsi dépasser les approches en silo du type « un problème, une solution ». Pour cela, il faut tenir compte des modes de production en agriculture, des échanges internationaux, des modes de transformation des produits agricoles, de leur distribution et du recyclage, ainsi que de la manière dont ces activités interagissent avec la santé humaine et l’environnement (Duru, 2023). Un changement de paradigme pour tous les acteurs du système alimentaire est nécessaire.

L’approche One Health (Une seule santé) vise à prendre en compte les interfaces entre santé des humains et celles des animaux et de leur environnement, de l’échelle locale à l’échelle mondiale. « Le principe d’une seule santé reconnaît l’interdépendance de la santé des êtres vivants, des animaux et des végétaux sauvages et domestiqués, des écosystèmes et des principes écologiques. Afin de tenir compte des limites planétaires et de leur dépassement, il repose sur une approche intégrée pour préserver la santé des êtres vivants et l’état de conservation favorable des écosystèmes. On entend par santé un état complet de bien-être des êtres vivants présents et futurs (OMS, 2021) ». Cette approche très médiatisée a montré son intérêt pour des problèmes tels que l’antibiorésistance et plus récemment les zoonoses. Il importe cependant d’en élargir le champ d’application en prenant mieux en compte les liens entre agriculture, alimentation et maladies chroniques non transmissibles (Olive et al., 2022). À cette fin, Duru (2023) propose une représentation en quatre domaines de santé : santé humaine, santé des agroécosystèmes, santé des animaux d’élevage, et santé du système Terre (Fig. 1, partie centrale). Le système terre comprend quatre sous-systèmes (hydrosphère, géosphère, atmosphère, biosphère) reliés par des flux de matières, d’énergie et de micro-organismes. Sa santé est caractérisée par des indicateurs de limites planétaires.

Pour comprendre le rôle du système alimentaire dans les différents domaines de santé et élaborer les politiques publiques nécessaires à la réalisation des objectifs de développement durable concernés par l’alimentation, il importe de considérer trois dimensions (Kahn, 2021) (Fig. 1, partie périphérique) :

  • le degré de complexité du vivant : les effets des activités s’observent sur des communautés, populations et individus humains, végétaux et animaux, mais aussi des microbes qui peuvent être des pathogènes ou des alliés de la santé ;

  • les échelles de temps (jours, mois, années, décennies et siècles) et d’espace (du local au global) auxquelles se réalisent les flux, qu’ils soient intentionnels (marchés) ou non (espèces envahissantes, pathogènes) ;

  • les facteurs politiques, sociaux et économiques du niveau local à international, car la santé du vivant et des habitats est le résultat de jeux et de rapports de force entre acteurs ne partageant ni les mêmes valeurs et objectifs, ni la même représentation de la santé, ni le même agenda politique, ni le même accès aux médias. Il s’agit ici des différents acteurs du système alimentaire, mais aussi de ceux de la santé (médecins, vétérinaires, industries pharmaceutiques, agences de santé) selon qu’ils investissent plus dans le curatif ou le préventif.

Nous faisons l’hypothèse que l’analyse d’un système alimentaire selon ces trois dimensions constitue une aide pour prendre en compte la complexité liée aux relations entre niveaux d’organisation, processus physicochimiques et biologiques, échelles de temps et d’espace. Pour montrer comment les acteurs des systèmes alimentaires et de santé peuvent se saisir de cette approche, nous avons procédé en trois étapes. Dans la partie suivante, nous synthétisons les connaissances essentielles sous-tendant la santé des plantes, animaux et humains aux échelles individuelles et de populations, ainsi que des habitats, du sol à la planète, en montrant les rôles de la biodiversité et des cycles biogéochimiques à des niveaux microscopiques (les microbiotes) et macroscopiques (les changements d’utilisation des terres à large échelle) (cadres externes gauche, bas et haut de la Fig. 1). Nous illustrons ensuite l’intérêt de ce cadre conceptuel (cadre externe droit de la Fig. 1) pour éclairer les politiques publiques et analyser les jeux d’acteurs à partir de situations complexes et sujets à controverses (partie 3), puis pour construire et mettre en œuvre les politiques publiques (partie 4). Dans les deux cas, nous prenons comme principaux exemples le système alimentaire dominant dans les pays occidentaux et les maladies chroniques non transmissibles.

thumbnail Fig. 1

Représentation schématique des relations entre les quatre domaines de santé – humains, animaux, agroécosystèmes et système Terre (cycles biogéochimiques…) – interfacés par les chaînes d’approvisionnement qui engendrent des flux de matières et d’énergie (adapté de Duru, 2023). La santé dans chacun des domaines met en jeu différents niveaux du vivant, différentes échelles géographiques et temporalités, et dépend d’une diversité d’acteurs, du système alimentaire, de la santé et des politiques publiques. En italique, principales activités affectant la santé dans ces différents domaines avec leurs effets sur le système Terre (flèches pleines) et réciproquement (flèches pointillées).

Schematic representation of the relationships between the four health domains –humans, animals, agroecosystems and Earth system– interfaced by supply chains which generate flows of materials and energy (adapted from Duru, 2023). Health in each area involves different levels of life, different geographic temporal scales, and depends on a diversity of actors of the food system, from health to public policies. In italics, main activities affecting the different health domains with their effects on the Earth system (solid arrows) and vice versa (dotted arrows).

2 La santé, des plantes aux humains, du sol à la planète

2.1 Pour notre santé et celles des animaux d’élevage, réduire l’inflammation et le stress oxydant

Les maladies chroniques non transmissibles sont majoritairement dues à une alimentation déséquilibrée et à l’exposition à des polluants, pour certains d’origine agricole comme les pesticides et le cadmium (Fig. 1 en haut à droite). Ainsi, une alimentation déficiente en fibres, acides gras oméga-3 et anti-oxydants, associée à un excès de consommation de produits ultra-transformés ainsi qu’à une trop grande exposition à des contaminants par la nourriture, l’eau et l’air, comme c’est majoritairement le cas dans les pays occidentaux, est à l’origine de nombreuses maladies chroniques (Hoffman et Hennig, 2017). Il en est de même chez les animaux domestiques, mais le problème est moindre car ils sont généralement tués à un âge relativement précoce. Ces maladies touchent principalement certaines populations et/ou classes sociales économiquement défavorisées (Leocádio et al., 2021).

À l’échelle des individus, les deux principales causes de ces maladies sont l’inflammation et le stress oxydant qui entraîne la surproduction de radicaux libres oxydatifs (ou dérivés réactifs de l’oxygène), conduisant à une diminution du contrôle de l’inflammation (Rani et al., 2016). Elles sont souvent associées à d’autres facteurs comme l’adiposité, l’hyperglycémie et l’insulino-résistance. Les polluants comme les pesticides, tout comme de nombreux produits ultra-transformés riches en sucres et en graisses, et contenant souvent des additifs, tendent à appauvrir notre microbiote intestinal et à favoriser l’inflammation (Leo et Campos, 2020). A contrario, les aliments riches en polyphénols peuvent en contrecarrer les effets néfastes, et les oméga-3, certains minéraux et vitamines, ont quant à eux un effet anti-inflammatoire. Leur concentration dans les aliments dépend des modes d’élevage (Duru et al., 2021). Les mille premiers jours de la vie humaine sont une période critique car les effets d’un environnement défavorable pourront se manifester tout au long de la vie (Salinier-Rolland et Simeoni, 2017). S’assurer que l’alimentation permet de conserver un microbiote intestinal diversifié correspond à un changement de paradigme en termes de santé publique.

En élevage, de mauvaises conditions comme des surfaces au sol trop faibles ou la conduite sur caillebottis diminuent la résistance des animaux au stress oxydant, ce qui peut avoir des conséquences sur leur santé via différentes pathologies de type infectieux ou inflammatoire, et sur la qualité des produits (Durand et al., 2013). Le risque de maladies infectieuses chez les animaux s’observe notamment dans les élevages intensifs où sont réunies les conditions d’une faible résilience aux infections et d’une forte « amplification » des maladies émergentes. Cela provient du grand nombre et de la grande proximité́ physique et génétique des animaux d’élevage qui font que la diffusion du virus s’accélère, et peut aussi passer de faiblement à hautement pathogénique (Bompard et al., 2020).

Nombre de ces maladies sont des zoonoses qui proviennent du passage d’un pathogène d’une espèce à une autre. Par effet de « dilution », la biodiversité pourrait constituer un obstacle à la propagation des agents pathogènes à l’être humain (service de régulation). En effet, plus un écosystème est constitué́ d’espèces différentes, moins les agents pathogènes circulent au sein de cet écosystème (Destoumieux-Garzón et al., 2022).

La déforestation est une composante importante du changement d’usage des terres, une des limites planétaires qui est dépassée. Elle fragilise des équilibres biologiques, et constitue l’un des facteurs accroissant le risque de circulation des pathogènes. Cet impact est particulièrement fort dans les régions tropicales humides où sont cultivées de nombreuses denrées susceptibles d’être exportées vers l’Union européenne.

2.2 Pour la santé des agroécosystèmes, miser sur la biodiversité

La santé des agroécosystèmes peut se caractériser aux échelles de la parcelle et du paysage (Fig. 1 à gauche). La santé d’un sol est définie comme « sa capacité à fonctionner comme un système vivant pour soutenir la productivité biologique, promouvoir la qualité de l’environnement et maintenir la santé des plantes et des animaux » (Keith et al., 2016). Les plantes poussant sur un sol en bonne santé sont moins sensibles aux bioagresseurs. La santé des sols peut aussi impacter les santés animale et humaine, via, par exemple, le transfert de pathogènes ou la qualité des aliments (Costantini et al., 2017). Les processus physiques et chimiques qui y contribuent sont fortement liés aux activités des organismes du sol fournissant des services écosystémiques (Therond et al., 2017). Ces services fournis par la biodiversité permettent de remplacer tout ou partie des intrants exogènes à l’exploitation (Therond et Duru, 2019). La littérature fait aussi ressortir le rôle du potentiel d’oxydo-réduction (ou rédox) en interaction avec le pH pour la santé du sol et des plantes. Un indicateur simple de cette santé des sols est le rapport matières organiques / argiles (Husson et al., 2024). Les pratiques favorisant la santé des sols sont par exemple la rotation des cultures, la couverture permanente des sols ainsi que la réduction voire la suppression des perturbations mécaniques et chimiques et de certains engrais et pesticides contribuant à l’oxydation du sol. Les pratiques de diversification spatiotemporelle des couverts végétaux cultivés ou gérés au sein des parcelles sont également des pratiques qui favorisent la santé des plantes via des phénomènes de complémentarité, de barrières, de dilutions, etc. (Makki et al., 2018). Il s’agit d’un nouveau paradigme pour la gestion de la santé des cultures qui repose sur une approche préventive.

Le degré de fragmentation d’un paysage est un indicateur du niveau de services écosystémiques fournis. La nature et la configuration spatiotemporelle des cultures et des infrastructures paysagères déterminent les conditions du développement et de la dispersion des bioagresseurs et des ennemis naturels des cultures (Mitchell et al., 2015 ; Vialatte et al., 2021).

La biodiversité du sol et la diversification des paysages permettent aussi de réguler la qualité de l’eau, la rétention et la disponibilité des nutriments. La santé des agroécosystèmes peut être affectée par les changements globaux. Les températures et stress hydriques extrêmes peuvent entraîner des baisses de rendements, ainsi que le développement de nouveaux parasites et de plantes invasives (Belmin et al., 2018). Enfin, la gestion des sols et des espèces végétales a également une influence sur les bilans globaux de gaz à effet de serre (GES). Selon la façon dont ils sont gérés, ils peuvent contribuer à réduire (séquestration de carbone, fixation d’azote) ou amplifier (émission de N2O, minéralisation de la matière organique) le changement climatique (Marrone et Coccurello, 2020).

2.3 Pour la santé du système Terre, ne pas dépasser les limites planétaires

Les limites planétaires correspondent aux seuils à ne pas dépasser, sous peine de provoquer des modifications brutales et irréversibles des équilibres naturels. Au nombre de neuf, elles sont associées à des processus biologiques, physiques et chimiques qui déterminent les conditions d’un « espace de vie sûr » pour l’humanité (Rockström et al., 2020). Les limites sont dépassées pour l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, le changement d’usage des sols, le changement climatique, le cycle de l’eau douce et l’introduction d’entités nouvelles comme le plastique. Nous considérons ci-dessous les trois premières qui dépendent surtout du système alimentaire.

La régulation des cycles biogéochimiques, via notamment la réduction de l’usage des intrants de synthèse et le bouclage à l’échelle locale, est un impératif pour réduire les émissions de carbone, d’azote et phosphore. L’établissement d’une limite planétaire pour le cycle du carbone est intuitif car son cycle est ouvert sur l’ensemble de la planète et le CO2 émis ou capté en n’importe quel endroit du globe affecte l’ensemble de l’atmosphère via des modifications du climat. Ce n’est pas le cas pour l’azote dont le dépassement affecte localement les écosystèmes (par les nitrates) et la santé humaine (par les émissions d’ammoniac). Au niveau mondial, une limite de 60 millions de tonnes d’azote émis dans l’environnement a été estimée, à comparer à la valeur actuelle qui est de plus du double. Une valeur de 50 kg/ha de surplus azoté a été estimée à l’échelle locale. L’écart entre la limite à ne pas dépasser et la valeur effective actuelle justifie l’objectif récemment affiché par la Commission européenne et par la Conférence sur la biodiversité des Nations unies (UN, 2022) de réduire de moitié les pertes environnementales d’azote à l’horizon 2030 pour respecter les limites planétaires. Mais cela ne pourra pas se faire par de simples ajustements de pratiques. En effet, les échanges internationaux, en particulier ceux liés à l’alimentation du bétail (ex. tourteaux de soja), sont à l’origine d’une grande partie des entrées massives d’azote sur de petits territoires à l’origine de fuites importantes vers l’atmosphère et l’hydrosphère (Wang et al., 2017). Prendre en compte les limites planétaires pour concevoir les politiques publiques relatives au système alimentaire, en particulier pour le climat et l’azote, constitue un changement de paradigme car cela cadre fortement les pratiques agricoles et alimentaires qui permettent d’atteindre les objectifs.

3 One Health pour éclairer les politiques publiques

Certains sujets sensibles donnent lieu à des controverses, souvent faute d’une analyse systémique. À partir de quelques exemples, nous montrons comment une approche One Health permet de cadrer les débats en mettant en exergue des relations trop souvent ignorées entre domaines de santé.

3.1 Mieux comprendre les relations entre intensification de l’agriculture et augmentation des maladies chroniques

Plusieurs composantes de l’alimentation sont à l’origine de l’augmentation des maladies chroniques. L’attrait des consommateurs, soutenu par des lobbies efficaces (transformation et distribution), pour des produits prêts à manger et se conservant longtemps, a favorisé le développement de produits ultra-transformés peu chers. Ces produits sont souvent issus d’une déstructuration de la matrice par des procédés de cracking, thermo-extrusion et chimiques, ainsi que de l’ajout d’additifs. Il est maintenant montré que ces aliments sont un facteur de risque pour le développement des maladies chroniques alors qu’ils constituent 60 % de l’offre en supermarchés (Fardet et Rock, 2020). La fabrication de ces produits pousse à la standardisation des modes de production et à la recherche d’économies d’échelles au sein des systèmes de production agricoles et des chaînes de transformation pour réduire les coûts. Elle oriente ainsi l’agriculture vers des systèmes simplifiés (nombre limité d’espèces cultivées en culture pure, grandes parcelles, absence ou insuffisance d’infrastructures agroécologiques) et très consommateurs d’intrants de synthèse (pesticides et engrais). La seule utilisation des technologies (numérique, robotique, génétique) ne peut suffire pour réduire fortement cette utilisation des intrants et la déconnection de l’élevage des cultures (Therond et al., 2017). Cette forme d’agriculture s’appuie implicitement sur l’efficacité des solutions curatives que les produits phytosanitaires incarnent. Industrialisation de l’agriculture et de la transformation, ainsi qu’occidentalisation de l’alimentation forment un système sociotechnique cohérent où, à court terme, chaque partie prenante se renforce mutuellement (Duru et Magrini, 2023). Il perdure car les externalités ne sont pas prises en compte dans le coût des produits (cf. introduction). En outre, les leviers les plus promus par les politiques publiques ne remettent jamais frontalement en cause la structure des systèmes agricoles intensifs et simplifiés qui dominent aujourd’hui en Europe.

3.2 Documenter la transition protéique

Les effets de l’élevage sur les cycles biogéochimiques et des produits carnés sur la santé sont maintenant bien documentés (Duru et al., 2022). Ainsi, les spécialistes des cycles biogéochimiques et de la nutrition concluent à la nécessité de réduire fortement la consommation de protéines animales, en particulier la viande rouge, dans les pays occidentaux (Willett et al., 2019). Beaucoup d’acteurs de l’agriculture s’emploient à réduire les effets négatifs sur l’environnement par le développement du numérique, de la robotique, de la génétique et l’augmentation de l’autonomie protéique des élevages. Les nutritionnistes déterminent la quantité minimale de protéines animales souhaitable pour la santé (Vieux et al., 2022). Ces approches présentent différentes limites. La première ne prend pas en compte les limites planétaires, alors qu’on sait que les technologies connues actuellement permettront de réduire les GES d’environ 20 % seulement, ce qui est très insuffisant en regard des objectifs de 55 % que nous nous sommes légalement donnés, sans compter les autres impacts. La seconde ne considère pas les différents modes d’élevage alors que leurs effets sur l’environnement et la santé sont très différents. Par exemple, les élevages de ruminants basés sur les prairies sont favorables à la biodiversité, ne rentrent pas en compétition avec l’alimentation humaine et fournissent des produits plus riches en oméga-3 alors que les élevages industriels, dont l’alimentation est basée sur des céréales et des oléo-protéagineux, ont des effets inverses (Duru et al., 2022).

Une approche du champ à l’assiette montre qu’au-delà de la réduction de l’élevage et de la consommation de protéines animales, il faut considérer d’autres critères. Pour les ruminants, il s’agit de réduire les effectifs dans les régions où l’élevage est très concentré et utiliser pleinement les prairies compte tenu des nombreux services qu’elles fournissent tant pour l’environnement que pour la santé (Billen et al., 2024). Pour les monogastriques, maximiser l’utilisation des co-produits et complémenter les animaux avec du lin et des graines de légumineuses riches en oméga-3, permet de fournir des produits ayant une fonction anti-inflammatoire (Duru et al., 2021). Le choix de tels produits animaux permettrait de combler plus de la moitié de notre déficit en oméga-3 (Duru et Magrini, 2017).

Malgré leurs nombreux atouts pour la santé et l’environnement, les légumineuses sont peu cultivées et consommées en Europe. D’une part leurs bienfaits, souvent présentés isolément, ne sont pas perçus comme suffisamment significatifs car trop diffus (réduction des émissions de GES, fertilité des sols, autonomie azotée des exploitations), conditionnels (effets favorables sur la santé si la consommation est régulière) ou exportés (moins de déforestation pour cultiver du soja). D’autre part, la viande est considérée comme plus attractive. À l’inverse, une vision systémique permet de percevoir les effets multiples des légumineuses, et de montrer qu’elles jouent un rôle clef pour la transition agricole et alimentaire (Magrini et al., 2016). Cette approche pousse alors à construire des politiques publiques qui combinent les enjeux de l’alimentation humaine (par exemple plus de lentilles, haricots, pois chiches…), l’alimentation animale (plus de luzerne, de trèfle, de féveroles, de lupins…) et des écosystèmes (plantes de services et légumineuses pérennes pour réduire l’usage des engrais et les pesticides).

Penser de façon systémique appelle donc un changement de posture des politiques publiques dans l’anticipation et la gestion des problèmes sanitaires et environnementaux. C’est en effet une mobilisation simultanée d’acteurs de domaines très différents qui est nécessaire. Pour aller dans cette direction la première étape consiste sans doute à s’accorder sur un récit mettant en évidence ces synergies (Cusworth et al., 2021).

3.3 Sensibiliser les acteurs aux multiples rôles de la biodiversité et des microbiotes dans la prévention

Les politiques de santé pour les plantes, les animaux et les humains sont plus souvent curatives que préventives. L’une des raisons est qu’elles ne prennent pas en compte le rôle des microbiotes. En effet, notre alimentation et notre environnement servent de vecteurs de rencontres et d’interactions entre microorganismes, offrant des opportunités d’amélioration ou de dégradation par l’acquisition de types microbiens fonctionnellement bénéfiques ou délétères.

Ainsi, un microbiote du sol diversifié permet d’avoir des aliments présentant une plus grande diversité bactérienne (Wassermann et al., 2019), et une plus forte densité nutritionnelle (Montgomery et al., 2022). Plus largement, il est montré que le contact avec un environnement naturel est associé à un microbiote intestinal permettant de renforcer le système immunitaire (Blum et al., 2019). Ainsi, le contact avec des bactéries bénéfiques, particulièrement tôt dans la vie, semble être déterminant pour le développement des réponses immunitaires. À l’inverse, les changements dans notre mode de vie et notre alimentation, la destruction des milieux naturels et l’urbanisation réduisent notre exposition naturelle à ces bactéries bénéfiques et sont donc susceptibles d’impacter notre physiologie (Ruokolainen et al., 2017). En conséquence, grandir dans des environnements riches en microbes, tels que les fermes traditionnelles, peut avoir des effets protecteurs sur la santé des enfants. C’est pourquoi certains chercheurs proposent de « réensauvager » le milieu urbain pour augmenter la diversité microbienne et renforcer le système immunitaire (Mills et Ross, 2021).

La biodiversité est donc un atout pour la santé. La protéger est un impératif car son érosion menace la santé des animaux et des humains du fait d’une perte de services écosystémiques associée.

3.4 Apprendre à relier des impacts diffus et anticiper les effets d’évolutions à bas bruit

Un enjeu de santé réside dans la réduction des déficiences en micro-nutriments, qui touchent deux milliards de personnes dans le monde et qui contribuent beaucoup à la morbidité et à la mortalité. Deux stratégies, la biofortification (processus qui permet, par sélection ou transgénèse, d’obtenir des cultures dont la valeur nutritionnelle est accrue) et la diversification alimentaire (espèces, mais aussi variétés), sont préconisées pour y remédier. Les bénéfices et l’efficacité respectifs de ces deux stratégies sont controversés. En considérant une approche systémique du système alimentaire, Malézieux et al. (2023) ont montré que la biofortification peut être une stratégie efficace à moyen terme pour lutter contre les risques nutritionnels chez les populations vulnérables dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, mais qu’elle peut aussi avoir des impacts environnementaux négatifs car basée sur un petit nombre d’espèces cultivées pouvant nécessiter une plus grande utilisation de pesticides. À l’inverse, la diversification alimentaire permet de surmonter les carences en micronutriments et apporte aussi des avantages à long terme, notamment pour la fourniture de services écosystémiques. La diversification alimentaire est cependant difficile à mettre en œuvre. C’est pourquoi elle nécessite un soutien des politiques alimentaires (Malézieux et al., 2023).

Des évolutions à bas bruit doivent être considérées pour élaborer des choix prospectifs en rapprochant des informations partielles et fragmentaires. Capter des signaux faibles consiste à dépasser un premier niveau d’informations pour construire des données « augmentées ». Nous présentons ci-dessous deux exemples en relation avec le réchauffement climatique : la baisse des teneurs en acide docosahexaénoïque (DHA, un oméga-3) et en minéraux (zinc, fer), deux composants critiques pour notre santé.

Le réchauffement climatique devrait réduire la synthèse de novo du DHA par les algues, à la base des chaînes alimentaires aquatiques, ce qui devrait réduire le transfert de DHA aux poissons fourrages. Une augmentation de la température de l’eau pourrait entraîner, selon le scénario climatique et l’emplacement, une perte de 10 à 58 % du DHA disponible à l’échelle mondiale d’ici 2100. Cette évolution inquiétante est à anticiper car l’alimentation dans les pays occidentaux est fortement déficitaire en DHA, alors que c’est un composant clé des membranes cellulaires qui joue un rôle essentiel dans le fonctionnement du cerveau des vertébrés (Colombo et al., 2020). Un autre effet du dérèglement climatique est d’induire une diminution des concentrations en protéines dans la partie comestible, par exemple de 7 % pour les céréales, mais aussi de 3 à 11 % en zinc et en fer dans les céréales et les légumineuses, et de 5 à 10 % en phosphore, potassium, calcium, soufre, magnésium, cuivre et manganèse dans un large éventail de cultures (Owino et al., 2022). Là aussi, ces évolutions doivent être prises en compte, notamment pour les minéraux que nous ne consommons pas suffisamment.

4 Écrire un récit mobilisateur avec et pour toutes les parties prenantes

Les politiques publiques « en silo » génèrent souvent des effets rebonds et peinent à obtenir l’adhésion des publics cibles. Nous montrons comment l’approche One Health pourrait fournir des arguments convaincants pour des changements transformatifs, aider à la transposition de scénarios en actions et faciliter l’articulation de différentes politiques publiques dans les territoires.

4.1 One Health pour soutenir une véritable transformation de la société

Les crises multiples nous placent à un tournant où une réponse internationale coordonnée est nécessaire pour rebâtir des systèmes alimentaires durables, sur la base d’une vision du monde qui soutiendrait une approche écologique de l’agriculture et de l’alimentation (Gliessman, 2021). Une reconnaissance du rôle de la biodiversité pour protéger la santé dans tous les domaines devrait être le fondement de la prévention, qu’il s’agisse des écosystèmes, des animaux d’élevage ou des humains (Shroff et Ramos, 2020).

L’approche systémique est alors incontournable pour développer des stratégies combinées et cohérentes de prévention en médecines humaine et vétérinaire et en agriculture. Ces stratégies doivent acter que les effets des activités humaines, de la production à la consommation, sont souvent diffus, différés dans le temps et décalés dans l’espace (Fig.1).

Cette vision n’est cependant pas dominante à l’échelle internationale où l’on observe la poursuite de la concentration de l’agriculture industrielle et la convergence des technologies numériques et financières pour intégrer verticalement l’ensemble de la chaîne alimentaire, du champ à l’assiette (Therond et al., 2017). Ainsi, les politiques agricoles européennes sont insuffisantes pour atteindre les objectifs en termes de réduction des émissions d’azote et de GES. Seules des politiques systémiques qui soutiendraient une agriculture basée sur la biodiversité, une réduction de l’élevage dans les régions où il est le plus concentré et intensif, ainsi qu’une végétalisation de l’assiette, permettraient d’atteindre les objectifs affichés dans la stratégie européenne Farm to Fork (Billen et al., 2024), tout en permettant une alimentation meilleure pour la santé du fait d’une réduction de la consommation de protéines animales et de l’exposition aux pesticides (Kesse-Guyot et al., 2021).

4.2 Élargir les biens communs à l’alimentation

L’alimentation est actuellement pensée comme une marchandise, y compris en Europe. L’approche One Health pourrait être renforcée en considérant l’alimentation comme un bien commun (Muraille et al., 2022). Cela supposerait que la nourriture soit mieux produite et distribuée par un système de gouvernance hybride composé de règles de marché, de réglementations publiques et d’actions collectives (Jackson et al., 2021). Ce paradigme implique de revaloriser les différentes dimensions alimentaires pertinentes pour l’être humain : élément vital pour notre survie, ressource naturelle, droits de l’Homme et déterminant culturel. Il serait alors nécessaire de diminuer la dimension échangeable (la valeur d’échange) des aliments qui en a fait de simples marchandises. Ce choix pourrait favoriser le développement de pratiques agroécologiques et culinaires en open source (licences Creative Commons), ainsi que des éléments matériels (semences paysannes, stocks de poissons, etc.) et des entités abstraites (réglementations transfrontalières en matière de sécurité alimentaire, nutrition publique, etc.) considérés comme des biens communs mondiaux (Vivero-Pol, 2019).

La mise en récit de cette vision devrait s’appuyer sur les enseignements de scénarios systémiques prenant en compte les enjeux climatiques, mais aussi de biodiversité et de santé (Duru et Therond, 2023). Or les politiques sont plutôt pensées par problème sans tenir compte de possibles synergies, antagonismes et effets rebonds. Une mise en récit repose sur un triptyque : problèmes (auxquels il faut apporter une solution) – acteurs (ceux qui sont à l’origine des problèmes, en sont victimes ou peuvent les résoudre) – intrigues (pour mettre en relation les problèmes et les acteurs), afin de définir un avenir possible et désirable (Rodier et al., 2022). L’adhésion des citoyens aux mesures nécessaires dépendra des modalités de construction de ce récit, notamment pour sensibiliser à la nécessaire primauté de la collectivité sur l’individuel et au fait que l’expertise scientifique n’est pas une opinion parmi d’autres (Muraille et al., 2022).

4.3 Décliner One Health au niveau des territoires

Sur la base d’un récit (supra)national, les politiques devraient être déclinées au niveau territorial (région, département et intercommunalité), car c’est à cette échelle que peuvent être identifiées des synergies entre les différentes composantes du vivant (plantes-arbres, culture-élevage…) nécessaires au renforcement de la santé des agro- et écosystèmes. One Health devrait alors être envisagée comme une nouvelle méthode de travail des administrations territorialisées de façon à mieux coordonner leurs politiques. Par exemple, en France, de nombreuses politiques sont déclinées en région par enjeu : la santé gérée par les agences régionales de santé (ARS), les plans régionaux d’agriculture durable (PRAD) et de l’alimentation (PRA) gérés par les directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF), les politiques environnementales gérées par les directions régionales environnement et aménagement local (DREAL), ainsi que les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) dont un petit nombre inclut une dimension santé (Duru, 2024). Un début d’intégration existe avec le plan national de prévention des risques pour la santé liée à l’environnement décliné au niveau régional sous forme de « plans régionaux santé environnement » (PRSE). Cela permettrait aussi de limiter la longueur et la complexité des filières agroindustrielles, d’adapter les dispositifs logistiques et de gouvernance, et, souvent, d’augmenter la valeur ajoutée pour les agriculteurs (Rastoin, 2020). Ces échelles correspondent aussi à l’espace de construction des interactions sociales les plus propices au changement, et elles constituent une opportunité de mutualiser des ressources entre entreprises.

Une approche One Health inscrite dans les institutions territoriales permettrait de poser de manière plus systématique la question des impacts des actions en réunissant les compétences des différents acteurs impliqués, et en établissant un langage commun entre les acteurs de la santé humaine, de la santé animale et de la gestion des écosystèmes.

5 Conclusion

Les systèmes alimentaires ont des effets très importants sur la santé humaine et sur l’environnement, via notamment le dépassement de plusieurs limites planétaires. Pour caractériser ces effets complexes interconnectés, nous avons construit un cadre d’analyse qui revisite le concept One Health en distinguant quatre domaines de santé : les humains, les animaux, les agroécosystèmes et le système Terre. Cette représentation permet d’identifier les vecteurs de santé (biodiversité, micronutriments) ou de réduction de nuisances (gaz, polluants), et d’analyser les effets en cascade (de la parcelle ou l’animal à la planète) consécutifs aux choix de production dans les systèmes agricoles et, in fine, alimentaires.

À partir de quelques exemples, nous avons montré que l’analyse d’un système alimentaire selon trois dimensions, le degré de complexité du vivant, les échelles de temps et d’espace, les facteurs politiques, sociaux et économiques, constitue une aide pour éclairer les acteurs sur des situations complexes ou sujettes à controverses. Pour en évaluer la généricité, il importerait d’appliquer ce cadre d’analyse à d’autres enjeux importants comme la réduction des pesticides ou l’amélioration de la souveraineté alimentaire. Nous avons aussi montré que ce cadre d’analyse pourrait faciliter l’écriture d’un récit montrant l’intérêt de politiques coordonnées pour renforcer la prévention dans les domaines agricole et alimentaire. Cette façon de penser système pourrait aussi être appliquée par les institutions régionales pour identifier des synergies possibles entre les différentes politiques environnementales (climat, azote, pesticides, biodiversité, eau, sol…) et de santé (maladies chroniques non transmissibles et infectieuses) en tenant compte des spécificités des territoires. Enfin, notre approche anthropocentrée mériterait d’être relativisée pour donner plus de place à la nature. Elle devrait aussi être élargie pour prendre en compte l’acceptabilité sociale des propositions qui en découlent, qu’il s’agisse des agriculteurs, des consommateurs, mais aussi des acteurs économiques.

Remerciements

Nous remercions les trois relecteurs pour leur lecture attentive qui a permis de bien améliorer la version soumise.

Références

Citation de l’article : Duru M, Therond O. 2024. One Health (Une seule santé) pour concevoir des alternatives crédibles aux défaillances des systèmes alimentaires. Cah. Agric. 33: 18. https://doi.org/10.1051/cagri/2024016

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Représentation schématique des relations entre les quatre domaines de santé – humains, animaux, agroécosystèmes et système Terre (cycles biogéochimiques…) – interfacés par les chaînes d’approvisionnement qui engendrent des flux de matières et d’énergie (adapté de Duru, 2023). La santé dans chacun des domaines met en jeu différents niveaux du vivant, différentes échelles géographiques et temporalités, et dépend d’une diversité d’acteurs, du système alimentaire, de la santé et des politiques publiques. En italique, principales activités affectant la santé dans ces différents domaines avec leurs effets sur le système Terre (flèches pleines) et réciproquement (flèches pointillées).

Schematic representation of the relationships between the four health domains –humans, animals, agroecosystems and Earth system– interfaced by supply chains which generate flows of materials and energy (adapted from Duru, 2023). Health in each area involves different levels of life, different geographic temporal scales, and depends on a diversity of actors of the food system, from health to public policies. In italics, main activities affecting the different health domains with their effects on the Earth system (solid arrows) and vice versa (dotted arrows).

Dans le texte

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.