Open Access
Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Article Number 25
Number of page(s) 11
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024020
Published online 19 September 2024

© F. Ruf et A. Galo, Hosted by EDP Sciences 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

En décembre 2022, au cours des quatre premiers jours de la conférence internationale sur le cacao organisée par l’ICCO (Institut international du cacao) à Montpellier, aucun des quelques 600 participants ne prononce le mot « Liberia ». Pour certains, adeptes du concept « cacao zéro-déforestation », il est probablement embarrassant de reconnaître que le cacao continue de dévorer les forêts tropicales de l’Afrique de l’Ouest. Comme fort bien exprimé par Nitidae, l’enjeu des protections des forêts d’Afrique de l’Ouest n’est plus au Ghana et en Côte d’Ivoire mais au Liberia : « l’approche zéro-déforestation pourrait avoir un impact contre-productif : elle détourne l’attention depuis les régions à haut risque de déforestation pour l’orienter vers les zones déjà déforestées où il n’y a plus de forêt » (Nitidae, 2021). Pour d’autres, c’est probablement une part d’ignorance, typique des débuts de tout boom cacaoyer, naissant par migrations et infiltrations au cœur des forêts tropicales, loin des regards, des routes et des ports. De fait, l’observation de ce nouveau boom du cacao commence à peine (Ruf et Galo, 2023).

Le cinquième jour de cette conférence, sur la base de 93 enquêtes auprès de planteurs, commencées au Liberia en mai 2021, nous nous autorisons à mentionner ce boom naissant et les contradictions qu’il met en évidence par rapport aux discours dominants sur la protection de la forêt. Sauf très rares exceptions, tous les « booms cacaoyers » reposent sur des migrations massives, engendrant des déforestations tout aussi massives. L’histoire des booms et des crises du cacao associés aux migrations et à la déforestation se répète depuis 4 siècles (Ruf, 1995). Le Liberia suit-il ce modèle, quasi universel ? Si la réponse est positive, nous formulons l’hypothèse qu’il sera inarrêtable, comme tous les booms du cacao de l’histoire.

De cette question et de cette hypothèse découle une analyse en trois sections : tout d’abord un bref rappel du modèle des cycles du cacao, puis les faits observés au Liberia, et enfin une interprétation par confrontation de ces faits au modèle. Dans la conclusion, nous élargirons le champ d’analyse à la politique de l’Union européenne. Le règlement européen qui interdit l’importation de produits liés à la déforestation peut-il vraiment empêcher la déforestation ?

1 Rappel du modèle des cycles du cacao

Depuis quatre siècles, les grands booms du cacao de l’histoire sont globalement déterminés par de puissantes migrations engendrant une déforestation massive. La forêt tropicale assume un rôle historique et économique que l’on peut décrire comme celui d’une « mine de cacao » dont l’exploitation génère une rente. Les planteurs profitent alors de sols riches, de faible pression phytosanitaire permettant une croissance rapide des cacaoyers et de bons rendements, parfois sans autre intrant que le travail : c’est la phase du boom cacaoyer fondé sur la rente forêt et la rente travail apportée par les migrants. Si le boom est important, au fil des années, il impacte le cours mondial vers la baisse.

Or dans le même temps, les sols s’épuisent, les maladies et les ravageurs s’adaptent aux cacaoyers, les rendements diminuent : la rente forêt est consommée et les coûts de production du cacao augmentent. C’est la phase de récession. Si une autre région ou un autre pays à proximité dispose encore de forêts tropicales, les travailleurs, les planteurs et les fils de planteurs entament une nouvelle migration. Ces migrants forment un vivier de « capitalisme rural », d’entrepreneurs ruraux inarrêtables (Hill, 1997). Ils sont prêts à prendre tous les risques pour se constituer un outil de production, des revenus et un patrimoine. Il en résulte un processus de déplacement des « boucles » ou « ceintures » du cacao endogène et inhérent à ce cycle du cacao (Fig. 1).

thumbnail Fig. 1

Modèle des cycles du cacao (version simplifiée). Source : Ruf, 1995.

Cocoa cycle model (simplified version).

2 Les premiers faits observés au Liberia

La première enquête de 2021–2022, conduite sur fonds propres des auteurs, s’est limitée à 70 migrants et 23 autochtones libériens répartis dans trois villages pris au hasard, à 5–6 km de la frontière ivoirienne, principalement à la hauteur de Grabo, dans le comté de River Gee. Une seconde enquête, en avril 2024, très brève car à nouveau financée sur fonds propres, s’est concentrée sur la période et le rythme d’arrivée de 34 migrants dans un village un peu plus éloigné de la frontière, à 20 km (Fig. 2 et 3).

D’après les déclarations des migrants, 98 % des cacaoyères sont créées par défrichement de forêts. Avec des centaines d’hectares de forêt en cours de défrichement, la simple observation du paysage confirme les déclarations avec objectivité (Fig. 4a et b). Les futures parcelles de cacao renvoient les auteurs aux années 1980, quand ils observaient ces mêmes paysages dans l’ouest de la Côte d’Ivoire.

À eux seuls, les autochtones, qui ont une très faible densité de population, notamment à la suite de la guerre civile et des émigrations vers l’Europe et les USA, ne peuvent pas générer de tels niveaux de défrichements. Ceux-ci constituent une première preuve d’immigration massive. Quelles que soient leur nationalité et leur origine ethnique, ces immigrants accueillis au Liberia sont principalement des migrants venus de Côte d’Ivoire. Les premiers arrivent à partir de 2003 mais restent en faible nombre pendant une quinzaine d’années. La courbe exponentielle des arrivées et des premières plantations (généralement la même année pour chacun des migrants), typique des booms cacaoyers, démarre en 2016 et explose à partir de 2019. L’enquête complémentaire de 2024 confirme la poursuite d’un taux exponentiel des migrations, et donc de défrichements et de plantations de cacao.

Les migrants sont des hommes relativement jeunes (37 ans en valeur médiane), peu ou pas scolarisés, mais décidés. La grande majorité obtient 10 ha de forêt, principalement par un contrat dénommé « planter-partager » : l’autochtone libérien concède 10 ha de forêt au migrant, lequel s’engage à planter la totalité en cacao. Lorsque la plantation entre en production, elle est partagée, 6 ha pour le preneur et 4 ha pour le cédant.

En d’autres termes, à part un modeste cadeau et une éventuelle commission à un intermédiaire, les migrants accèdent à la forêt sans capital ou avec très peu de capital. Certains d’entre eux vont en profiter pour acquérir de plus grandes surfaces et les recéder à d’autres migrants dans un nouveau contrat de planter-partager. Ils peuvent également venir par groupes de 10 ou 15 personnes, démultipliant la force du boom.

Pour ce qui concerne les autochtones, ils réussissent à faire valoir leur contrôle sur la terre, et en tirent une rente foncière sous forme de plantation clef en main, reçue au moment du partage. Ils sont donc en situation de ne pas brader leurs terres. Comparativement à la Côte d’Ivoire des années 1970–1980, la négociation entre les migrants (qui représentent la force de travail et l’expérience dans le cacao) et les autochtones (qui affirment leurs droits sur la terre) est moins défavorable aux seconds, au moins pour l’instant.

Parmi les migrants, 66 % ont déjà une petite plantation en Côte d’Ivoire (3 ha en valeur médiane) et 25 % sont fils ou frères de planteurs. Les autres sont métayers (abusa) ou des employés de l’agro-industrie ou encore des pêcheurs sur le fleuve Cavally qui constitue la frontière entre les 2 pays.

Quatre-vingt-huit pour cent des migrants déclarent être Burkinabé, 7 % déclarent être Ivoiriens, principalement d’origines Baoulé, un peu Koulango, et 5 % déclarent être Maliens, Guinéens ou autres. Le boom cacaoyer du Liberia est avant tout une affaire de Burkinabé vivant en Côte d’Ivoire. La principale source d’information citée par les planteurs est celle des réseaux familiaux transférant rapidement les nouvelles sur les forêts disponibles.

Par ailleurs, des quelques discussions libres conduites dans la région de Soubré en Côte d’Ivoire, il apparaît que presque tous les planteurs burkinabé connaissent un parent ou un ami qui est déjà parti au Liberia pour se trouver une forêt. Sans le démontrer ici, dans une région comme Soubré, encore souvent perçue comme la dernière « boucle du cacao » de la Côte d’Ivoire, mais laminée par le manque de terres, le vieillissement des vergers, le changement climatique et la maladie du swollen shoot (virus de l’œdème des pousses du cacaoyer), des milliers de planteurs, leurs fils et quelques métayers, ont leurs yeux tournés vers les forêts et la rente forêt des régions de Man et Danané, et désormais du Liberia, ce dont très peu de responsables politiques semblent se rendre compte.

La démographie, trop souvent oubliée dans les analyses autour du cacao, joue un rôle majeur. Les citations de migrants telles que « (Il est) difficile de partager l’héritage entre plusieurs enfants » expriment l’impact de la croissance démographique à la seconde et troisième génération. Pour les fils et petit-fils de planteurs cultivant en Côte d’Ivoire, il devient vital de trouver des terres et si possible des forêts. Ils les trouvent au Liberia.

Dans le seul village de U-Bor, visité en 2024, les migrants interrogés estiment que leur nombre s’approche de 1000 individus, (environ 30 % de célibataires et 70 % de chefs de ménage mais laissant pour l’instant leurs femmes et familles en Côte d’Ivoire). Avec une moyenne de 10 ha de forêt, à raison de 2 à 3 ha plantés par migrant et par an, un tel village aura près 10 000 ha de cacaoyères en 2025. Les migrants, principalement d’origine burkinabé mais venus de Côte d’Ivoire, ont déjà acquis une expertise et des habitudes dans la cacaoculture. Au-delà de leur puissante capacité de défrichement, leur consommation d’engrais et de pesticides apparaît déjà. Sur 6 à 7 ha déjà plantés, la médiane de consommation d’intrants chimiques par migrant burkinabé s’élève à 25 sacs d’engrais et 4 passages phytosanitaires par an. Ces chiffres restent à confirmer par des enquêtes de plus grande ampleur, mais ils semblent bien annoncer une évolution par rapport au modèle historique des cycles du cacao, notamment en Afrique de l’Ouest, sans engrais chimique jusque dans les années 1980, et surtout sans engrais chimique dans les jeunes plantations immatures, jusque dans les années 2010.

thumbnail Fig. 2

Nombre d’arrivées de migrants et de première création de cacaoyères dans 3 villages à 5–10 km de de la frontière ivoiro-libérienne, de 2000 à 2022. (70 migrants interrogés en 2022). Source : enquêtes auteurs, 2021 et 2022.

Number of migrant arrivals and first cocoa farms planted in three villages along the Ivorian-Liberian border (5-6 km), from 2000 to 2022. (70 migrants interviewed in 2022).

thumbnail Fig. 3

Nombre d’arrivées de migrants dans le village de U-Bor à 20 km de la frontière ivoiro-libérienne, de 2000 à 2024. (36 migrants interrogés en 2024). Source : enquêtes auteurs, avril 2024.

Number of migrant arrivals in the villages along the Ivorian-Liberian border (20 km), from 2000 to 2024. (36 migrants interviewed in 2024).

thumbnail Fig. 4

Déforestation en cours pour et par le cacao au Liberia, à 5 km du Cavally, près de Para. Photos A. Galo, 2022.

Current deforestation in Liberia for and by cocoa, 5 km from Cavally, near Para.

3 Interprétation : reproduction et ajustement du modèle des cycles du cacao

L’introduction massive des engrais et des pesticides dés le début d’un boom cacaoyer a déjà été observée en Malaisie et en Indonésie dans les années 1980–1990 et constitue en soi une version modernisée du modèle historique (Ruf et Yoddang, 2004). Nous allons revenir sur la réalité et l’interprétation de cet usage croissant des intrants chimiques de part et d’autre du Cavally.

Mais en premier constat, les données confirment avant tout la force de ce boom cacaoyer libérien et sa « fidélité » au modèle historique. Le processus de montée en puissance du cacao libérien est d’abord calqué sur celui de tous les grands booms cacaoyers de l’histoire. Cette force repose avant tout sur les migrations et la déforestation.

Le moteur de ces migrations est également typique de tout boom cacaoyer. Le premier objectif des migrants est d’obtenir de la forêt parce qu’elle n’existe pas ou plus dans la zone de départ. La forêt apporte deux grands avantages : elle permet de se créer un patrimoine foncier et elle génère cette rente forêt qui va garantir le succès de la plantation. Cet objectif des migrants peut à nouveau être garanti au Liberia par l’abondance de « forêt noire », d’ailleurs décrite comme exceptionnelle par les migrants eux-mêmes.

La circulation rapide de l’information dans les réseaux familiaux et villageois, exprimée dans les tableaux 1 et 2 , est également caractéristique des booms du cacao. La montée en puissance du cacao libérien bénéficie aussi de la grande expérience des migrants, à la fois technique et sociale, accumulée dans le cacao en Côte d’Ivoire. Ce pourra être un facteur d’accélération du boom libérien dans les années 2020–2030 similaire à celui du boom cacao ivoirien à partir des années 1980. La forte proportion de migrants burkinabé arrivant au Liberia dans les années 2020 mais possédant déjà une plantation de cacao en Côte d’Ivoire rappelle la forte proportion de « cumulateurs » baoulés des années 1970 dans la région de Soubré (Léna, 1979 ; Ruf, 1988). La seule différence notable pour l’instant est le changement de population de migrants cumulateurs, les Baoulés dans les années 1970–1980, les Burkinabé dans les années 2010/20.

Un autre facteur de migration cité dans le tableau 2 est le principe de « rémunération en forêt » des petit-frères, neveux, cousins et autres parents éloignés qui travaillent pendant quelques années dans une plantation, sans être payés. Au bout de 3 ou 4 ans, le chef d’exploitation part chercher une forêt, la négocie avec la personne faisant valoir son droit sur cette forêt, et la donne à son neveu ou cousin en guise de rémunération. Cette règle non écrite se répète de décennie en décennie en Côte d’ivoire, au besoin aux dépens de forêts du domaine rural, aux dépens de forêts classées, et désormais au Liberia, là où il reste de la forêt. À 50 ans d’intervalle, on pourrait faire des « copier-coller » des citations de planteurs, juste en changeant les dates et les lieux géographiques. Il y a quelque chose de fascinant dans cette répétition de l’histoire du cacao. Elle se répète ici car cet arrangement non écrit constitue un formidable multiplicateur d’investissement. Le petit-frère ou le neveu ou le pseudo cousin fournissent un crédit en travail très efficace pour accroître les surfaces et la production de cacao.

Néanmoins, dans tous les booms cacaoyers de l’histoire, suivant un modèle universel fait de migrations et déforestations massives, de subtils arrangements institutionnels, une des forces universelles de l’agriculture familiale, chacun apporte quelques modalités spécifiques, des nuances dans la continuité.

Tableau 1

Origine de l’information sur la disponibilité en forêt au Liberia (70 migrants interrogés en 2022). Source : enquête auteurs 2021-2022.

Origin of information on forest availability in Liberia (70 migrants interviewed in 2022).

Tableau 2

Principale réponse à la question « Pourquoi êtes-vous venus au Liberia ? » (70 migrants interrogés en 2022). Sources : enquête auteurs 2021-2022.

Main response to the question “Why did you come to Liberia?” (70 migrants interviewed in 2022).

3.1 Le contrat de planter-partager

Dans les années 1970, les autochtones du sud-ouest de la Côte d’Ivoire étaient plutôt favorables aux migrations, porteuses d’espoir de développement, mais ils ont cédé massivement leurs terres et ont été marginalisés, démographiquement et économiquement. Dans les années 2020, les autochtones libériens veulent et demandent encore plus cette migration, qui va leur permettre de développer leurs villages et leurs conditions de vie, mais ils défendent un peu mieux leurs intérêts face aux migrants. Ils imposent le contrat de « planter-partager » dès le début du boom. Même si ce contrat reste entaché d’incertitudes et de manque de maîtrise, il est plus équilibré que la « vente » de forêt. Il permet aux autochtones de maintenir un capital et un patrimoine terre et plantation. En Côte d’Ivoire, plusieurs décennies de « vente », certes assorties de « tutorat » ont prévalu, laminant le patrimoine foncier des autochtones (Chauveau, 2000) alors que le contrat de planter-partager, moins défavorable aux autochtones, ne prend véritablement son essor que dans les années 2010 (Colin et Ruf, 2011).

La situation au Liberia va progresser mais cette différence s’explique en partie par des conditions historiques et politiques et leurs évolutions. Dans la Côte d’Ivoire des années 1970, le pouvoir politique encourageait le dynamisme des migrants par plusieurs moyens, notamment en facilitant leur accès à la terre. L’outil le plus important était le slogan politique « la terre appartient à celui qui la met en valeur » qui a accompagné la loi du 20 mars 1963, loi jamais promulguée mais le slogan a été systématiquement appliqué, au moins jusqu’à la fin des années 1990 (Léna, 1979 ; Chauveau, 2000). Dans les régions alors sous-peuplées comme le Sud-Ouest, les représentants de l’administration allaient même jusqu’à imposer aux villages autochtones la cession de terres inoccupées, notamment pour installer des familles « déguerpies » des zones de barrage. Occasionnellement, le pouvoir politique ivoirien a pu également réprimer sévèrement des contestations des autochtones. Ces derniers, numériquement débordés, n’ont jamais pu trouver d’alternatives à la cession massive de leurs terres (Dozon, 1975 ; Léna, 1979 ; Schwartz, 1979 ; Ruf, 1982).

Comparativement à leurs homologues ivoiriens des années 1970–1980, les autochtones libériens sont donc en situation de mieux échanger leurs terres et forêts contre le travail et savoir-faire des migrants. Le démarrage de ce boom sur la base d’un contrat de planter-partager exprime la capacité des autochtones à maintenir un rapport de force avec des migrants de plus en plus nombreux. En 2022, le rapport de force se traduit par une cession moyenne de 10 ha de forêt pour un retour de 4 ha de cacao au bailleur autochtone. Ce taux de 40 % exprime aussi la capacité des autochtones à négocier en dépit de la marginalisation démographique en cours.

Outre la différence de contextes politiques, les autochtones libériens, au contact de leurs cousins ivoiriens de l’autre côté du Cavally, notamment pendant la guerre civile, en ont certainement tiré des enseignements utiles. D’autre part, en Côte d’Ivoire, les migrants Burkinabé ont approfondi l’expérience nécessaire à la négociation pour réduire leurs risques, y compris pour les aires protégées. Pour citer une anecdote révélatrice de 2016, un sous-préfet ayant à gérer les infiltrés dans un parc national nous avouait (alors en congés et habillé en civil) que « faute de directives », il continuait d’appliquer le principe de la terre appartient à celui qui la travaille. Puis avec un sourire, il reconnaissait difficile de prendre des mesures contre des infiltrés qui abandonnaient un chargement de banane plantain à votre porte. Les mêmes stratégies se répètent au Liberia.

Il faut le répéter : chaque boom cacaoyer a quelques spécificités historiques, politiques, culturelles et le Liberia va avoir les siennes ; mais même les nuances s’imbriquent avec des points communs dans l’histoire des cycles du cacao. C’est notamment le cas de liens entre cacao et conflits armés.

3.2 Crises libériennes et mariages

Six pour cent des informations viennent des femmes libériennes. Ce n’est pas anecdotique. Le Liberia a connu deux guerres civiles, en 1989–1996 puis 1999–2003. Ces guerres déclenchent l’émigration de Libériens et Libériennes vers la Côte d’Ivoire surtout dans le grand Ouest. Les femmes libériennes se marient, contribuant à tisser des liens entre les Libériens et certaines communautés, notamment les Burkinabé. Ces derniers s’intègrent dans la société libérienne à travers des soutiens à leur belle famille et aux autorités libériennes. Cette stratégie facilite l’intégration des Burkinabé. Accessoirement, durant leur séjour en Côte d’Ivoire, les Libériens se familiarisent avec la langue française, facilitant le contact avec leurs gendres, gros travailleurs du monde agricole.

3.3 Crise Ivoirienne et migrations pré-cacaoyères au Liberia

Alors que la crise libérienne se solutionnait, la rébellion ivoirienne éclate et conduit des Burkinabé et des Ivoiriens à se réfugier au Liberia, de quoi nouer ou renouer les contacts.

Les réfugiés défrichent des champs de riz et de maïs pour survivre, et découvrent la richesse des sols forestiers du Liberia, très peu exploités. Les premières demandes de terre vont se faire pour le vivrier, car les terres manquent de plus en plus en Côte d’Ivoire, où elles sont mobilisées massivement pour le cacao et d’autres cultures pérennes. Ces demandes sont facilement acceptées par les autochtones libériens qui ont vu en Côte d’Ivoire la force de travail des Burkinabé et leur réussite. Ce type de migration pré-cacaoyère est un grand classique des booms cacaoyers. Par exemple en Indonésie, à Sulawesi, les migrations liées à la rébellion contre le régime de Soekarno ont joué un rôle central dans le boom cacaoyer de ce pays (Ruf et al., 1996).

3.4 Les facteurs poussant à la migration

Tout ce qui complique l’accès aux forêts dans une région de production de cacao pousse à l’émigration. En Côte d’Ivoire, après des décennies de laisser-faire et d’encouragement politiques aux migrations, y compris vers les forêts classées, on observe un début de pression sur les infiltrés de la part des structures chargées de la protection de ces forêts. Cette pression relève à la fois du formel et de l’informel, pouvant se prêter à quelques arrangements avec des agents. Néanmoins la pression monte et beaucoup d’infiltrés chassés ou lassés des arrangements successifs vont chercher la forêt un peu plus loin, d’abord dans d’autres forêts classées de Côte d’Ivoire, et désormais au Liberia.

Même si elle est très peu efficace et n’empêche pas le ballet de camions remplis de cacao dans les nouvelles boucles du cacao comme Man de se diriger vers les anciennes comme Soubré, la fameuse « traçabilité » des fèves de cacao, sur laquelle communiquent les multinationales en Côte d’Ivoire, génère des tracasseries administratives, des taxations informelles, et peut aussi jouer en faveur de départs vers le Liberia.

3.5 Quand le politique donne des signaux volontaires ou involontaires

Fin 2018, le président libérien, Georges Weah, et le président burkinabé, Roch Marc Christian Kaboré, se rencontrent et décident de faciliter le mouvement des Burkinabé vers le Liberia pour l’agriculture. Il n’est pas certain qu’ils aient eu des informations sur les premières migrations cacaoyères. Mais des échos sur l’encouragement aux migrations à vocation agricole se font entendre dans les radios locales et peuvent toucher certains migrants. Il est difficile d’en mesurer l’importance. Dans notre enquête de 2020–2021, seulement deux migrants y ont fait plus ou moins référence dans leurs motivations pour venir au Liberia. Si cet élément d’histoire se confirmait, on retrouverait là aussi un phénomène fréquent des booms du cacao. Les migrations et les défrichements de forêts commencent par des initiatives de pionniers. Les premières fèves sont produites. Puis certains représentants de l’État prennent des décisions. Celles-ci peuvent viser spécifiquement un encouragement aux migrations cacaoyères sur la base de premières informations arrivant des villages éloignés dans les forêts. [La Côte d’Ivoire est un probable cas d’école quant à l’expérience des hommes politiques acquise avant qu’ils n’entrent en politique. Le président Félix Houphouët-Boigny a probablement ébauché sa politique d’encouragement aux migrations cacaoyères quand il était encore infirmier. Il a pu découvrir et anticiper tout le potentiel des exploitations cacaoyères quelques années avant l’Indépendance de son pays. Et en tant que Baoulé, il a pu saisir tout l’intérêt d’appuyer les migrants baoulés, lesquels étaient encore souvent manœuvres dans les plantations des Agni dans les années 1950]. Mais les politiques peuvent aussi prendre des décisions sans connaissance précise du boom naissant, lesquelles seront pourtant interprétées par les migrants comme un soutien à leurs initiatives.

3.6 Le « catapila » de la seconde et troisième génération

Dans un petit roman, Venance Konan a magnifiquement illustré le dynamisme inarrêtable des migrants burkinabé devant une forêt à convertir en cacaoyère. Avec l’accent villageois, ils sont assimilés par les autochtones à de véritables « catapila » (Caterpillar) (Konan, 2014). En l’occurrence, la COVID a probablement freiné la volonté politique mais pas les « petits Burkinabé » qui ignorent la pandémie. L’attractivité de la forêt libérienne est trop forte. Ceci nous ramène à la démographie et au changement de génération, évoqués plus haut. Les fils et petit-fils de planteurs burkinabé installés en Côte d’Ivoire n’ont plus assez de terres. Même si un migrant a pu créer une plantation de 10 ha, il se marie à 3 femmes et devient père de 10 enfants. Même si les plantations sont encore transmises aux fils (et quasiment jamais aux filles chez les Burkinabé), la surface disponible par enfant ne suffit plus. Pourquoi se contenter de 1 à 2 ha de cacaoyère dégradée à Soubré quand on peut obtenir 10 ha de forêt au Liberia ? Les migrants courent donc vers le Liberia, parfois en risquant leur vie. Ils traversent le Cavally en pirogue alors qu’ils ne savent pas nager. Sous la poussée de ces véritables entrepreneurs, acceptant tous les risques, un nouveau boom cacaoyer s’est enclenché et il ne s’arrêtera pas.

3.7 Une version « modernisée » des cycles du cacao : un front pionner intensif en intrants chimiques

De la seconde enquête, conduite en 2024, tout en gardant une certaine prudence liée au faible nombre d’interviews, il semble bien que le boom cacaoyer du Liberia s’enclenche dès le début par une consommation majeure et systématique d’intrants chimiques. Comme en Indonésie, du fait des connaissances et habitudes des migrants, le boom cacaoyer s’oriente vers un front pionnier « intensif » en intrants, susceptible de générer des rendements élevés, de 1000 kg/ha et plus, pendant quelques années. La force du boom cacaoyer s’en trouve renforcée. C’est une variante moderne de la version historique du modèle.

Sur un plan environnemental, le bilan s’aggrave. Le boom cacaoyer s’accompagne à la fois de déforestation et de risques de pollution par les intrants chimiques, en particulier les pesticides.

Sur un plan social, il faut souligner un renforcement de la dynamique entrepreneuriale des migrants, en particulier des Burkinabé. En premier constat, les migrants burkinabé ont commencé à multiplier l’usage des intrants chimiques dans leurs plantations de l’autre côté du Cavally, en Côte d’Ivoire. Parmi les planteurs interrogés en 2024 au Liberia, un peu plus de la moitié a déjà une plantation de cacao en Côte d’Ivoire. En valeur médiane, leur exploitation, plantée vers 2005, couvre 2,0 ha de cacao, où ils procèdent à 4 traitements insecticides par an (3 au minimum, 10 au maximum) et appliquent 30 sacs d’engrais de 50 kg. Ces chiffres sont très supérieurs aux recommandations des services de l’agriculture (4 sacs par hectare) et aux moyennes nationales en Côte d’Ivoire. En second lieu, ces mêmes migrants d’Afrique de l’Ouest élargissent leur usage des intrants chimiques, et notamment de l’engrais. Ils ne l’utilisent plus comme « médicament » pour lutter contre les baisses de rendement de plantations vieillissantes, mais comme facteur de production destiné à maximiser la croissance des cacaoyers, les rendements et les revenus. Sans surprise, ils transposent leurs nouvelles stratégies en Côte d’Ivoire dans leurs nouvelles plantations au Liberia. L’augmentation du prix du cacao ne peut que consolider cette stratégie du « tout intrant ».

3.8 Le différentiel de prix entre pays dominant et nouveau venu

Une des composantes du modèle des cycles du cacao est le différentiel de prix qui se crée entre le pays dominant le secteur et le pays qui y entre (Ruf, 2023). Historiquement, un grand pays producteur de cacao est très dépendant de ce produit pour ses revenus d’exportation, son produit brut et son développement. Il a donc besoin de taxer le cacao et de mettre en place des systèmes de commercialisation dans lesquels il peut prélever de la valeur. C’est exactement le cas de la Côte d’Ivoire et du Ghana qui se protégeaient de la baisse des cours en vendant à terme, plusieurs mois ou un an à l’avance. Mais lorsque le cours mondial flambe, ces pays et leurs producteurs sont les premières victimes. Ils ne peuvent pas bénéficier de la hausse du prix qu’ils ont contribué à déclencher par leurs propres baisses de production. En revanche, un pays nouveau dans la filière n’a pas encore eu le temps de mettre en place de tels systèmes de régulation. L’absence de contrôle de l’État sur le système de commercialisation dans un pays « neuf » va favoriser une montée progressive du prix au producteur, suivant celle du nombre d’acheteurs entrant en concurrence, et au fil des améliorations d’infrastructures, rudimentaires au départ. C’est exactement le cas du Liberia, où les dernières observations de fin avril 2024 font apparaître des prix bord champ de 2000 à 2200 Fcfa/kg (1000 Fcfa = 1,53 euro) tandis que la Côte d’Ivoire décide de faire passer le prix de 1000 à 1500 F/kg. Avant la flambée du cours mondial, nous avons vu quelques tonnes de cacao du Liberia transférées dans des coopératives en Côte d’Ivoire, ce qui a été confirmé (IDEF et ID-Cocoa, 2024 ; Konate, 2024). Le manque d’acheteurs et le déficit d’infrastructures routières au Liberia en était la première cause. Mais sous l’effet de la hausse du cours mondial, c’est surtout du cacao ivoirien qui va repasser et repasse déjà au Liberia et en Guinée (KOACI, 2024). À 15 km de la frontière guinéenne, on commence à relever des prix de 2000 F/kg. Quel que soit l’état des routes au Liberia, avec un prix potentiel à 4000 F/kg au port, ce prix bord champ de 2000 F/kg proche de la frontière reste très attractif pour les planteurs et les acheteurs.

3.9 Processus conjoncturel ou structurel ?

Le boom du Liberia est bien fondamentalement structurel, suivant un processus bien identifié à base de migrations et déforestations, accéléré par la hausse des cours. Cette hausse des cours est clairement déclenchée par la baisse de production en 2023-2024 dans les deux premiers pays producteurs de cacao, la Côte d’Ivoire (−25 % à −30 % selon les sources) et le Ghana (−50 % environ). Il reste à déterminer si ces baisses sont conjoncturelles ou structurelles.

La conjonction des fêtes de Noël puis de Pâques et de la flambée du cours mondial a déclenché d’innombrables papiers de médias se référant à des incidents climatiques conjoncturels. Il y a pourtant tout un faisceau de faits dans le sens d’une baisse structurelle. La déforestation massive, le manque de terre, l’appauvrissement des sols, le vieillissement des vergers, les maladies (en particulier la maladie mortelle du swollen shoot), la reconversion des actifs vers l’hévéa et l’orpaillage, le basculement des prix au producteur, constituent les ingrédients classiques de récessions cacaoyères dans les pays dominants, en l’occurrence la Côte d’Ivoire et le Ghana (Ruf, 2023 ; 2024a et b). Toutefois, la baisse est nettement plus marquée au Ghana au point que le pays ne peut plus remplir ses engagements de livraison de cacao. Après avoir évoqué un facteur climatique conjoncturel en Afrique de l’Ouest, l’ICCO a établi une nette différence entre les deux pays et considère que le déclin est structurel au Ghana mais seulement conjoncturel en Côte d’Ivoire (ICCO, 2024).

De fait, le Ghana replonge dans la récession cacaoyère tout en revenant économiquement vers son ancien nom, la ‘Gold Coast’, en accumulant des milliards de dollars de recettes d’exploitation de l’or, légale ou illégale.

Quant à la Côte d’Ivoire, nos dernières observations de fin avril 2024 suggèrent que la hausse du prix au producteur de 1000 à 1500 F/kg, faible au regard du pic du cours mondial, mais néanmoins de 50 % aux yeux des planteurs, insuffle une certaine joie, les encourage à revenir sur l’entretien de leurs vielles cacaoyères délaissées (Fig. 5). Dans la nouvelle boucle du cacao autour de Man et Danane donc dans de jeunes plantations (à l’assaut des montagnes de cette région), les planteurs à reprennent non seulement les nettoyages et la taille des cacaoyers mais augmentent les traitements pesticides et reviennent à l’engrais. Dans la région de San Pedro, du moins dans les villages sans infestation visible de swollen shoot, on voit des planteurs burkinabés encouragés à replanter sous les vieux cacaoyers (avec leur propre matériel végétal).

Enfin, les planteurs anticipent une hausse supplémentaire du prix au producteur en septembre : un cocktail qui pourrait enrayer la baisse, voire faire remonter la production en Côte d’Ivoire en 2024–2025. Si ce mouvement se confirme, il restera à voir s’il relève du « rebond du chat mort » ou de quelque chose de plus durable. Si le scénario de la « durabilité » (ou celui d’une baisse contenue de la production) l’emportait dans le cas de la Côte d’ivoire en opposition au cas du Ghana, on pourrait l’interpréter comme l’effet de la « rente travail » et de l’entreprenariat apportés par les migrants burkinabés depuis 2 à 3 générations. Le Ghana s’en est privé à partir de 1969 avec son ‘Aliens compliance order’ chassant les étrangers du pays (Addo, 1973).

Cinquante-cinq ans plus tard, il reste à évaluer si la Côte d’Ivoire va supporter une fuite partielle et volontaire de la jeunesse burkinabé et baoulée, mais c’est précisément cette « fuite » qui structure le nouveau boom cacaoyer et donc la déforestation du Liberia voisin.

thumbnail Fig. 5

Reprise de l’entretien de vieilles plantations, sous l’effet de l’augmentation du prix du cacao à 1500 Fcfa/kg. Côte d’Ivoire, région de Soubré, mai 2024. Photo F. Ruf, 2024.

Resumption of maintenance of old plantations, due to the increase in the price of cocoa to 1500 CFA francs/kg. Côte d’Ivoire, Soubré region, May 2024.

4 Conclusion

Le boom cacaoyer du Liberia relève bien du modèle historique et universel de ces booms. Malgré des nuances et des spécificités propres à chaque pays et à chaque époque, la répétition du modèle est même fascinante. Le taux de croissance exponentiel des arrivées de migrants, de la déforestation et de la création de milliers d’hectares de cacaoyères reste à mesurer mais le résultat ne fait aucun doute. Le Liberia se dirige rapidement vers des exportations d’une centaine de milliers de tonnes de cacao produites par la déforestation et par le travail et l’expertise des migrants, principalement Burkinabé. Une des transitions par rapport au modèle historique, l’usage précoce des intrants chimiques, va encore renforcer le boom pendant quelques années. La contradiction entre la réalité du terrain et les discours dominants sur le cacao « zéro-déforestation » s’accroît un peu plus chaque jour.

Les conflits récents au Liberia et en Côte d’ivoire ont généré des migrations pré-cacaoyères, des brassages de populations, puis rassemblé tous les ingrédients de ce puissant boom cacaoyer au Liberia. En cohérence avec le modèle, la dégradation des conditions de production en Côte d’Ivoire et au Ghana profite déjà directement au Liberia. Le boom va aussi s’accélérer par effet d’imitation à travers les réseaux de migration. Enfin, toute action de « déguerpissement » des planteurs infiltrés dans des aires dites protégées en Côte d’Ivoire, mais déjà converties en cacaoyères, joue et jouera également en accélérateur des migrations et des déforestations au Liberia.

Dans ce contexte, on voit mal comment le nouveau règlement européen contre « la déforestation importée », ou, comme il est énoncé précisément dans le règlement, « les produits associés à la déforestation » (UE, 2023), va pouvoir trouver un champ d’application au Liberia. Le « catapila », c’est-à-dire des dizaines de milliers de migrants-entrepreneurs, prendra de vitesse toute tentative éventuelle du gouvernement libérien de se conformer aux exigences de ce règlement européen. Le gouvernement libérien sera dépassé par l’ampleur des migrations comme l’ont été les gouvernements ivoiriens des années 1970. [Le chercheur géographe Alfred Schwartz en a été le témoin dans les années 1970. Alors qu’il étudiait les fronts pionniers entre Soubré et San Pedro, il constatait que très peu de responsables politiques avaient conscience de l’ampleur des migrations dans le Sud-Ouest (Schwartz, 1979)]

Le processus diffère un peu de celui du sud-ouest de la Côte d’ivoire dans les années 1970 dans la mesure où les cessions de terre se font en planter-partager dès le début du boom, ce qui est plus favorable aux autochtones. Ce meilleur équilibre dans l’échange terre / travail n’exclut pas de futurs conflits fonciers, notamment sur l’incertitude des contrats de planter-partager. Les migrants vont avoir tendance à considérer que le partage se fait sur la terre, et apparaît définitif. Les autochtones vont avoir tendance à considérer que le partage se fait sur la plantation, et qu’ils pourront récupérer la terre en fin de vie de la plantation (Colin et Ruf, 2011).

Toutefois, les autochtones libériens commencent à réfléchir à cet enjeu et certains semblent déjà passer à une modalité de partage de la production (comme cela existe notamment dans l’est du Ghana). Le « planter-partager » évoluerait alors vers le métayage. De fait, les deux communautés, autochtones libériens et migrants burkinabé vivant en Côte d’ivoire, ont gagné en expérience. Du fait des conflits civils, les autochtones libériens ont pu tirer des enseignements de leurs passages en Côte d’Ivoire. Les migrants burkinabé ont acquis en Côte d’Ivoire une longue expérience dans la négociation du foncier avec les autochtones. Ils sont et seront probablement encore plus efficaces, à la fois dans leur course à la terre et à la forêt, et dans leur gestion du risque de conflit.

Pour revenir au plan politique international, au-delà de l’intelligence collective et individuelle des migrants et des autochtones, construisant et négociant leurs propres arrangements, se renouvelant comme véritables entrepreneurs, et même si les multinationales occidentales en sont les premières bénéficiaires, de quel droit les institutions européennes imposeraient-elles des entraves au développement économique du Liberia et à l’amélioration des revenus de ses populations rurales ? D’ailleurs, à supposer que le gouvernement libérien tente des compromis avec l’Union européenne, il sera quasiment impossible à ce gouvernement de convaincre les villageois libériens de renoncer aux migrants burkinabé et à la renaissance économique qu’ils entrevoient. Le boom cacaoyer du Liberia et la déforestation qu’il génère sont inarrêtables. Il est peut-être encore possible de proposer des aménagements, de sauver quelques aires protégées, non par des règlements venus d’en haut mais par des projets de terrain, avec la créativité, les initiatives, et la participation des migrants et des autochtones. À partir ce ces expériences, l’Union européenne pourrait peut-être construire une vraie politique de coopération internationale pour la protection du patrimoine forestier mondial. Le cas du Liberia en démontre l’absence. L’exposé des motifs de ce règlement européen retient pour objectif de « mettre un terme à la déforestation et restaurer les forêts dégradées », en référence à l’objectif de développement durable n° 15.2. Force est de constater que les dispositions prévues par le règlement européen n’empêchent en rien la déforestation. En fait, dans le texte, ce nouveau règlement européen n’est-il pas plutôt un rempart pour « protéger » le consommateur européen contre la mise en cause d’une responsabilité éventuelle dans la déforestation d’autres pays, lesquels pourraient réclamer une indemnisation à ce titre ? Finalement, ce règlement contribue à élargir le fossé entre le réel et les discours autour du cacao.

Compte-tenu des enjeux, nous ne pouvons que lancer un appel désespéré pour des moyens de recherche-action sur les dynamiques cacaoyères au Liberia, depuis les stratégies foncières jusqu’à la commercialisation.

Remerciements

Tous nos remerciements s’adressent en priorité à Frédéric Varlet dont les commentaires ont sensiblement amélioré l’analyse sur les aspects politiques, ainsi qu’aux deux relecteurs extérieurs anonymes, sans oublier le généreux appui des relecteurs internes pour affiner la dernière version. Il va de soi que l’analyse présentée ici et les erreurs éventuelles relèvent de la seule responsabilité des auteurs.

Références

Citation de l’article : Ruf F, Galo A. 2024. Le boom du cacao au Liberia, répétition de quatre siècles de migrations. La « déforestation importée » face à l’histoire. Cah. Agric. 33: 25. https://doi.org/10.1051/cagri/2024020

Liste des tableaux

Tableau 1

Origine de l’information sur la disponibilité en forêt au Liberia (70 migrants interrogés en 2022). Source : enquête auteurs 2021-2022.

Origin of information on forest availability in Liberia (70 migrants interviewed in 2022).

Tableau 2

Principale réponse à la question « Pourquoi êtes-vous venus au Liberia ? » (70 migrants interrogés en 2022). Sources : enquête auteurs 2021-2022.

Main response to the question “Why did you come to Liberia?” (70 migrants interviewed in 2022).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Modèle des cycles du cacao (version simplifiée). Source : Ruf, 1995.

Cocoa cycle model (simplified version).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Nombre d’arrivées de migrants et de première création de cacaoyères dans 3 villages à 5–10 km de de la frontière ivoiro-libérienne, de 2000 à 2022. (70 migrants interrogés en 2022). Source : enquêtes auteurs, 2021 et 2022.

Number of migrant arrivals and first cocoa farms planted in three villages along the Ivorian-Liberian border (5-6 km), from 2000 to 2022. (70 migrants interviewed in 2022).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Nombre d’arrivées de migrants dans le village de U-Bor à 20 km de la frontière ivoiro-libérienne, de 2000 à 2024. (36 migrants interrogés en 2024). Source : enquêtes auteurs, avril 2024.

Number of migrant arrivals in the villages along the Ivorian-Liberian border (20 km), from 2000 to 2024. (36 migrants interviewed in 2024).

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Déforestation en cours pour et par le cacao au Liberia, à 5 km du Cavally, près de Para. Photos A. Galo, 2022.

Current deforestation in Liberia for and by cocoa, 5 km from Cavally, near Para.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Reprise de l’entretien de vieilles plantations, sous l’effet de l’augmentation du prix du cacao à 1500 Fcfa/kg. Côte d’Ivoire, région de Soubré, mai 2024. Photo F. Ruf, 2024.

Resumption of maintenance of old plantations, due to the increase in the price of cocoa to 1500 CFA francs/kg. Côte d’Ivoire, Soubré region, May 2024.

Dans le texte

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