Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Les systèmes agricoles des zones arides du Maghreb face aux changements : acteurs, territoires et nouvelles dynamiques / Farming systems in arid areas in the Maghreb facing changes: actors, territories and new dynamics. Coordonnateurs : Mohamed Taher Sraïri, Fatah Ameur, Insaf Mekki, Caroline Lejars
Article Number 24
Number of page(s) 10
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024021
Published online 19 September 2024

© I. Ferchichi et al., Hosted by EDP Sciences 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

La prise de conscience des divergences de priorités entre acteurs locaux et décideurs en matière de préservation des ressources naturelles et de développement économique local a conduit, depuis les années 1990, à l’évolution vers un nouveau modèle de gouvernance qui met en avant (a) la participation des usagers à la gestion et (b) la nécessité d’équilibrer les priorités de conservation avec les besoins de développement des communautés locales, dont la plupart sont économiquement dépendantes de ces ressources naturelles (Eghenter, 2000). Dans les oasis du sud-ouest de la Tunisie, le développement des superficies irriguées à partir des nappes profondes, dont l’usage intensifié met en péril la durabilité de la ressource et la production alimentaire qui en résulte, illustre ces divergences de priorités. En effet, en Tunisie, les politiques en matière de préservation des eaux souterraines sont basées sur un cadre réglementaire, régi par le Code des eaux de 1975, avec des mesures et des dispositifs juridiques prévus pour contrôler l’accès à ces ressources (Elloumi, 2016). Ce contrôle repose essentiellement sur la soumission des prélèvements à des autorisations et sur la création de périmètres de sauvegarde et d’interdiction. Cependant, la mise en œuvre a révélé les limites de telles mesures de contrôle. L’exploitation annuelle des nappes profondes est passée de 1127 Mm3/an en 2004 à 2084 Mm3 en 2021, soit 80 % des ressources totales des nappes profondes, avec un taux d’exploitation de 146 % (DGRE, 2004-2021). Les instruments adéquats pour assurer un usage durable des aquifères ne sont pas simples à concevoir et à mettre en œuvre, car les interactions entre les différentes catégories d’acteurs sont très nombreuses et complexes, et les organisations de gestion de la ressource en eau ont des capacités d’intervention limitées (Faysse et al., 2011). Le processus de réforme du Code des eaux témoigne de cette complexité. Les modifications proposées par le nouveau Code, soumises en 2019 et votées à la majorité requise en 2021 par l’Assemblée des représentants du Peuple, sont reprises par plusieurs commissions depuis la dissolution en juillet 2021 de l’ancienne Assemblée. Parmi ces réformes, figurent la création de « comités régionaux de l’eau » et « d’un corps d’inspecteurs », l’instauration d’un système national d’information et le renforcement des peines pour les atteintes portées au domaine public de l’eau.

L’élaboration des politiques en matière de gestion des eaux souterraines met de plus en plus l’accent sur les approches inclusives des différentes parties prenantes et sur le développement d’outils permettant de faciliter le dialogue d’une pluralité́ d’acteurs ayant pour objectif commun une gestion durable de leur territoire. Al-Kodmany (2002) a souligné l’importance de l’information visuelle pour communiquer efficacement sur les concepts complexes et pour favoriser le dialogue : « La conversion de données abstraites en images réduit considérablement le risque de confusion tout en respectant la préférence inhérente de l’être humain pour l’information visuelle ». Les cartes représentent un exemple d’instrument de visualisation, qui permet de faciliter la communication entre des acteurs porteurs de perceptions et d’intérêt différents, elles agissent ainsi comme un objet intermédiaire, qui sert selon Vinck (1999) de « descripteur permettant d’identifier et de qualifier des relations, des acteurs, des cours d’action et, au-delà, des réseaux, des processus… » et qui permet de « construire un référentiel commun autour duquel peut se coordonner l’action collective ». En offrant une représentation visuelle et spatialisée des enjeux, des ressources et des contraintes, les cartes permettent de créer un langage commun, de structurer les échanges autour d’un support concret et de construire une vision partagée du territoire et ses enjeux (Lardon et al., 2006). Le recours à la cartographie participative permet de plus de favoriser l’intégration de connaissances ou de points de vue variés, jouant ainsi un rôle de médiation pour la co-construction des solutions (Maurel, 2012).

Un processus multi-acteurs a été mis en place avec les parties prenantes impliquées dans la gestion des oasis de Kébili afin de mener une réflexion collective sur les scénarios futurs permettant de concilier la gestion durable des ressources en eau souterraines et le développement des extensions oasiennes. Cet article a pour objectif d’explorer le rôle de la visualisation spatiale des dynamiques diversifiées de développement des extensions oasiennes dans l’initiation de ce dialogue multi-acteurs. Dans ce travail, la visualisation spatiale se réfère à l’utilisation d’images satellites (Sentinel-2 et Google Earth), de cartes géographiques et de cartes participatives (i) pour illustrer l’évolution des limites et des superficies de ces extensions, ainsi que la distribution spatiale des palmeraies, des systèmes de drainage et d’irrigation solaire (forages, panneaux photovoltaïques) et (ii) pour construire des scénarios futurs de l’évolution du territoire oasien.

2 Méthodologie

2.1 Zone d’étude

Les palmeraies de Kébili sont situées au sud-ouest de la Tunisie, elles couvrent une superficie de 22 500 km2 (Fig. 1). Cette région a prélevé 40 % du volume d’eau pompé en Tunisie au cours de l’année 2021, principalement dans le gouvernorat de Kébili, avec plus de 765 Mm3, dont 47 % est extrait par pompage illicite (DGRE, 2021). L’exploitation intensive des eaux souterraines s’est accélérée dans cette région depuis les années 1970, principalement à partir de deux aquifères souterrains captifs : le Continental intercalaire et le Complexe terminal. Durant les dernières décades, les oasis de Kébili ont connu des mutations en raison de l’expansion des palmeraies irriguées à partir des forages illicites. Ces initiatives privées, appelées « extensions », se sont développées sur des terres collectives non cultivées, en dehors des anciennes palmeraies. La superficie totale de ces extensions a évolué de 7000 ha en 1996 à 32 700 ha en 2020, tandis que celle des anciennes palmeraies, qui sont des Périmètres publics irrigués, ne dépassait pas 10 500 ha en 2018 (Mekki et al., 2021). Ces extensions sont marquées également par le développement de l’utilisation individuelle des panneaux photovoltaïques pour le pompage de l’eau d’irrigation. Au total, 2358 panneaux solaires ont été détectés dans la région de Kébili (Mekki et al., 2022). Cette étude met l’accent sur trois zones représentatives de la diversité des extensions oasiennes de Kébili : (1) Zaafrane (délégation Douz Sud), (2) Blidette (délégation Kébili Sud) et (3) Om Somâa Sud (délégation Souk Lahad).

thumbnail Fig. 1

La région de Kébili et les zones sélectionnées pour les ateliers.

Kebili region and selected areas for workshops.

2.2 Acteurs impliqués dans la gestion des eaux souterraines dans les palmeraies de Kébili

La conservation et le contrôle de l’usage des ressources en eau souterraines font partie des missions du ministère de l’Agriculture, qui sont déléguées au niveau régional, comme à Kébili, au Commissariat régional au développement agricole (CRDA). Au sein des anciennes palmeraies, les agriculteurs irriguent à partir d’un réseau collectif géré par une association d’irrigants, le Groupement de développement agricole (GDA) ; ce réseau est alimenté par des forages publics gérés par le CRDA. Les directions régionales de l’Agence de promotion des investissements agricoles (APIA) et de l’Agence foncière agricole (AFA), sont aussi impliquées dans la gestion des palmeraies en collaboration avec le CRDA. Dans les extensions des palmeraies, l’accès à l’eau est privé, les agriculteurs irriguent à partir de forages illicites, qui peuvent être individuels ou collectifs. Le développement des systèmes solaires de pompage de l’eau implique l’intervention d’acteurs du domaine de l’énergie tels que l’ANME (Agence nationale pour la maîtrise de l’énergie) et la STEG (Société tunisienne de l’électricité et du gaz).

2.3 Le processus multi-acteurs « Avenir des oasis de Kébili face aux mutations socio-économiques : durabilité des ressources en eau souterraines »

Une démarche participative de recherche action a été développée afin de mener une réflexion collective associant les acteurs locaux et les décideurs publics autour de différents scénarios permettant ou non de concilier le développement des extensions et la gestion durable des ressources en eau souterraines dans la région de Kébili (Fig. 2). Entre 2020 et 2023, cette réflexion collective s’est déroulée dans le cadre d’un processus multi-acteurs, réunissant diverses parties prenantes, pour partager des informations, produire des connaissances et identifier des pistes d’action pour assurer le développement durable de leur territoire. Notre démarche est inspirée des approches rétro-prospectives (Hichert et al., 2021) et de la scénariologie participative (Gidley et al., 2009), et elle mobilise essentiellement différents types de cartes, dont l’objectif d’utilisation et le degré d’implication des acteurs dans leur construction ou dans leur validation sont décrits dans le Tableau 1.

Cinq ateliers de diagnostic participatif ont été conduits séparément, entre mars 2021 et février 2022, avec (1) les agriculteurs des extensions d’Om Somâa Sud, Blidette et Zaafrane, (2) le CRDA et (3) les GDA. Les participants ont décrit l’état actuel et les enjeux prioritaires de leur région en se basant sur les cartes des limites des anciennes oasis et des extensions. Les participants ont été sollicités pour compléter et valider ces cartes (i.e. limites des extensions et des exploitations, emplacement des forages et des drains). Une série d’images satellites des extensions entre 1980 et 2020 a été par la suite utilisée afin d’aider les participants à se projeter dans le futur (d’ici 2040) et à construire les scénarios tendanciels, souhaitables et non souhaitables, qu’ils ont représenté sur des cartes vierges. Les participants ont identifié par la suite les pistes d’actions qui peuvent conduire aux scénarios souhaitables. Un atelier institutionnel a été organisé en novembre 2021, sur la thématique suivante : « le pompage photovoltaïque face aux défis de la transition énergétique pour une agriculture durable dans la région de Kébili ». Il a réuni les acteurs du développement agricole, les acteurs de l’énergie et des chercheurs, afin de (1) présenter la situation actuelle en termes d’enjeux, stratégies et cadre réglementaire liés à l’utilisation de l’énergie solaire pour le pompage de l’eau d’irrigation, (2) clarifier les blocages et proposer des solutions. Les cartes des limites des anciennes oasis et des extensions, ainsi que la carte des forages et des stations photovoltaïques, ont été mobilisées durant cet atelier. Un deuxième atelier multi-acteurs a été organisé en mars 2022 afin de restituer auprès des acteurs les résultats des différents ateliers, en particulier les cartes des scénarios futurs identifiés par chaque type d’acteur. Cet atelier a permis de construire collectivement un scénario d’oasis durable et d’identifier les plans d’action. Les acteurs locaux de Kébili ont participé à une visite d’échange en mai 2023 permettant de découvrir des expériences de gestion collective des forages par les agriculteurs (GDA Bsissi à Gabès et GDA Abène au Cap Bon) et l’expérience de transition énergétique mise en place dans les oasis Zarat à Gabés. Nous avons choisi de focaliser ce texte sur les quatre ateliers de diagnostic avec les agriculteurs et le CRDA, ainsi que sur l’atelier institutionnel.

thumbnail Fig. 2

Restitution des étapes du processus multi-acteurs depuis novembre 2019 jusqu’à mai 2023 (focus sur les ateliers marqués par des flèches rouges).

Overview of the different steps of the multi-stakeholder process from November 2019 to May 2023 (the focus is on the workshops, which are marked with red arrows).

Tableau 1

Description du cadre et des objectifs d’utilisation des différents outils de visualisation.

Description of the framework and goals of using the different visualisation tools.

3 Résultats

3.1 Diversité des trajectoires spatio-temporelles de développement des extensions

Les ateliers de diagnostic conduits avec les agriculteurs et le CRDA de Kébili ont permis d’identifier deux trajectoires différentes de développement des extensions. Dans la trajectoire T1, les extensions ont d’abord été créées sur les terres proches des anciennes oasis avant de s’étendre à des zones plus éloignées. Généralement, les agriculteurs ont développé ces extensions sans l’implication d’autres acteurs. Dans la trajectoire T2, les extensions ont d’abord été créées sur des terres situées loin des anciennes oasis avant de s’étendre aux zones à proximité des anciennes oasis. Cette trajectoire est principalement déclenchée par les conseils de gestion, elle résulte des stratégies adoptées par ces conseils, créés par l’État afin de répartir les terres collectives entre les habitants de la région, pour affirmer leur autorité sur des secteurs spécifiques. La Figure 3 illustre des exemples de ces trajectoires dans les délégations de Douz Sud et de Douz Nord.

Les agriculteurs et les représentants du CRDA ont identifié quatre facteurs qui ont conduit au développement accéléré des extensions. Tout d’abord, l’agriculture dans les anciennes oasis est devenue moins rentable en raison de la fragmentation des terres, de la baisse de leur fertilité et du déficit hydrique. Deuxièmement, la libéralisation du marché des dattes a entraîné une augmentation du prix des dattes Deglet Nour. Troisièmement, dans certaines anciennes oasis, divers projets publics ont réalisé des forages pour exploiter des aquifères profonds ; les agriculteurs ont créé des extensions à la périphérie de ces oasis et les ont connectées illicitement sur les réseaux collectifs d’irrigation. Quatrièmement, les agriculteurs ont développé des méthodes innovantes d’accès à l’eau, avec de nouvelles sources d’énergie. Des forages illégaux ont été réalisés dans les nouvelles extensions. Les agriculteurs ont utilisé des pompes diesel et des pompes électriques. À partir de 2014, les agriculteurs ont commencé à utiliser l’énergie solaire, en particulier dans les zones éloignées des zones urbaines.

thumbnail Fig. 3

Évolution spatio-temporelle des extensions dans les délégations de Douz Sud et Douz Nord (1984-2008-2015-2020). Réalisé par les auteurs à partir d’images satellites (Sentinel-2 et Google Earth) et des enquêtes. Les points jaunes représentent le pompage à énergie solaire.

Spatial and temporal evolution of extensions in the delegations of Douz South and Douz North (1984-2008-2015-2020). Produced by the authors using satellite images (Sentinel-2 and Google Earth) and surveys. The yellow dots represent solar-powered pumps.

3.2 Lien entre développement des extensions et dégradation quantitative et qualitative des ressources en eau souterraines

Les agriculteurs participants aux ateliers de diagnostic ont identifié deux contraintes communes aux extensions de Kébili : (i) la surexploitation de la nappe et (ii) l’absence de projets et/ou d’actions de la part de l’État pour aider les agriculteurs exploitant les extensions. Les agriculteurs ont ainsi souligné l’absence de réseaux de drainage appropriés construits par l’administration dans les extensions, alors que les phénomènes d’hydromorphie et de salinisation des sols s’amplifient dans plusieurs zones. Sur la carte des extensions d’Om Somâa Sud, les agriculteurs ont d’abord identifié les zones souffrant d’une baisse importante de productivité. Ils ont alors fait le lien entre ces zones et celles affectées par les phénomènes de remontée du niveau de la nappe et de salinisation des sols (Fig. 4). Les exploitants ont dû creuser eux-mêmes des drains informels, sans dimensionnement ni étude préalable, dont l’efficacité est remise en cause, notamment du fait de leur couverture partielle de la zone concernée. Les participants ont localisé sur la carte l’emplacement de ces drains, ce qui nous a permis par la suite de cartographier le réseau de drainage à l’aide du SIG et de procéder à des mesures de salinité et d’humidité des sols pour mieux comprendre les impacts du développement des extensions (Morri et al., 2023).

thumbnail Fig. 4

Cartographie du réseau de drainage et des zones touchées par la salinisation des sols.

Map of the drainage network and the areas affected by the salinization of the soil.

3.3 Construction de scénarios futurs et identification des plans d’action

Durant les ateliers de diagnostic, les agriculteurs ont formulé une perception pessimiste quant à l’évolution du territoire si les tendances actuelles restent inchangées. Les expressions suivantes ont dominé leurs discours : « pénurie d’eau », « nappe sévèrement dégradée », « émigration », « abandon des oasis », « amplification des charges d’exploitation », « disparition des palmeraies » et « dominance des parcours et des sebkhas ». La Figure 5 présente deux scénarios futurs imaginés lors des ateliers de diagnostic par les agriculteurs de la région de Zaafrane (a) et par les gestionnaires du CRDA de Kébili (b). Dans le premier scénario, les agriculteurs ont décrit l’avenir de leurs extensions comme suit : « La continuation de l’exploitation intensive de la nappe va amener à sa dégradation quantitative et qualitative : la plupart des forages vont être abandonnés, seules les grandes exploitations seront capables de creuser des forages plus profonds, le reste sera obligé soit de revenir aux activités agro-pastorales ou de quitter la région. Les palmeraies vont devenir des terres de parcours ou même des sebkhas ». Afin de prévenir un tel scénario, ils ont proposé diverses pistes d’action : (i) l’appui de l’administration (légalisation des extensions, subventions, conservation des sols), (ii) la valorisation des ressources naturelles (énergie solaire, eaux thermales) et humaines (encourager les projets des jeunes), (iii) l’encouragement des solutions collectives d’accès à l’eau souterraine (forages, stations photovoltaïques et bassins de stockage collectifs).

Nos entretiens avec les gestionnaires, qui ont précédé l’atelier de diagnostic, ont révélé qu’ils ont une vision centrée autour de la légalisation de ces extensions, en les transformant en Périmètres publics irrigués. Ils ont décrit l’avenir de la région comme suit : « la dégradation de la nappe ne permettra plus d’irriguer les extensions dont le développement prendra fin. Il y aura une diminution du nombre de forages exploités à cause de la baisse du niveau de l’eau et des charges très élevées de pompage ». Pour illustrer ce scénario ils ont désigné sur la carte (Fig. 5b) les zones telles que Douz Nord où le relief et la qualité du sol ne permettra plus la création de nouvelles extensions.

Pour les plans d’action, les participants de l’administration ont mis l’accent sur deux points. Premièrement, pour trouver des solutions, il faut intervenir au cas par cas. La diversité des extensions dans la région de Kébili fait que les solutions doivent être construites selon l’historique, les spécificités et les contraintes de chaque cas, ce qui nécessite une analyse détaillée de leur situation. Deuxièmement, au lieu de se concentrer sur des propositions de légalisation des extensions, qu’ils ont qualifiées de « discours politique », avancées par plusieurs décideurs pour diminuer les tensions sociales, ils ont plutôt préconisé la recherche de solutions, mutuellement bénéfiques pour les agriculteurs et pour l’administration. Ils ont déclaré que « la création des périmètres irrigués nécessite la création de forages publics et l’interdiction de l’utilisation des forages privés, le CRDA n’a pas les ressources nécessaires pour mettre en place de telles mesures ». Les participants ont soulevé la question cruciale des moyens par lesquels l’administration peut intervenir : (i) à travers le développement de projets ciblant particulièrement les jeunes, (ii) par des campagnes de sensibilisation (goutte à goutte, gestion des systèmes solaire d’irrigation, etc.), (iii) par le biais des subventions (économie d’eau, amendements sableux) et/ou (iv) en incitant à l’exploitation de forages collectifs gérés par les agriculteurs eux-mêmes.

thumbnail Fig. 5

Exemples de scénarios de développement futur des extensions de la région de Douz élaborés par : a- les agriculteurs et b- les représentants du CRDA de Kébili.

Examples of scenarios for the future development of extensions in the Douz region, elaborated by: a- farmers and b- representatives of the Kébili CRDA.

3.4 Construire une représentation partagée entre les acteurs du développement agricole et les acteurs d’énergie

Le contexte de cette étude est marqué par la multiplicité des acteurs, qui n’ont pas nécessairement le même niveau d’information ni de compréhension de la complexité actuelle de la situation à Kébili. Nos entretiens avec les représentants de la STEG ont révélé que ces derniers n’avaient aucune idée du développement actuel de l’usage de l’énergie solaire dans la région, et ignorent complètement l’existence des extensions illicites. La planification de la transition énergétique et la compréhension des lois/cadres réglementaires sont limitées aux anciennes oasis et aux sociétés agricoles légales. L’utilisation des cartes des extensions et des panneaux solaires lors de l’atelier institutionnel a permis aux participants d’identifier les freins, les leviers et les actions pour le développement d’un processus de transition énergétique dans les territoires oasiens. Les actions identifiées spécifiquement pour les extensions sont restituées dans le Tableau 2. Le contrôle des sociétés privées d’installation de panneaux solaires et la sensibilisation des agriculteurs quant au recours aux services des sociétés éligibles, ont été identifiées comme des actions prioritaires. Ces sociétés, qui ont renforcé leur influence grâce à des mécanismes de facilitation des paiements et au dimensionnement gratuit des stations photovoltaïques, ont tendance à sur-dimensionner ces dernières afin de maximiser leurs profits, ce qui encourage de plus les pratiques de sur-irrigation dans ces extensions.

Tableau 2

Pistes d’action identifiées par les décideurs pour accompagner le développement des systèmes solaires d’irrigation dans les extensions.

Proposals for action identified by the decision makers to support the development of solar irrigation systems in the extensions.

4 Discussion

4.1 Aborder des questions controversées à travers un processus participatif basé sur la visualisation des dynamiques spatio-temporelles et des enjeux de développement durable

L’utilisation des cartes dans ce processus nous a permis d’aborder le sujet des extensions avec les gestionnaires de l’administration et d’améliorer nos connaissances sur le développement de ces zones et leurs impacts sur les ressources en eau et en sols. Ce sujet est qualifié de ‘sensible’ et ‘controversé’ à cause de la tolérance non avouée de l’administration régionale envers le développement de ces extensions illicites, présentée par Bisson (1991) comme suit : « Les responsables régionaux sont visiblement embarrassés au point qu’ils refusent de cartographier ces nouvelles extensions. D’une part parce qu’elles témoignent d’un réel dynamisme et d’autre part parce qu’elles atténuent les tensions sociales ». Il a fallu plusieurs années pour que l’administration reconnaisse leur présence et commence à évaluer leur développement, sans pour autant mesurer leurs impacts sur les ressources en eau et en sol. Le manque de ressources humaines et financières a entravé la continuité de ce suivi. Le dernier recensement conduit date de l’année 2016 ; il a enregistré une superficie de 26 020 ha, presque le double de celle rapportée en 2010. Nos travaux de cartographie des extensions combinés aux résultats des entretiens et des ateliers participatifs ont permis d’identifier, en 2021, 32 735 ha d’extensions de palmeraies, et 2358 stations photovoltaïques (Mekki et al., 2022). La cartographie participative avec les agriculteurs a mis en évidence leurs stratégies d’adaptation, comme la création de réseaux de drainage collectifs dont l’emplacement, le dimensionnement et l’utilité sont complètement ignorés par l’administration. Ces cartes nous ont par ailleurs permis de poursuivre nos travaux en ciblant des zones pour un suivi plus détaillé des impacts sur les ressources en eau et en sols (mesures de salinité de l’eau et du sol, humidité du sol, production, dimensionnement des drains, etc.).

La visualisation des dynamiques de développement de la région a permis aux participants de mieux prendre conscience de l’ampleur de l’évolution des superficies des palmeraies irriguées et de se projeter dans le futur pour identifier des scénarios de développement durable de leur territoire. Les scénarios futurs cartographiés ont permis de montrer les différences de priorités de protection entre les acteurs. Alors que l’administration met en avant les enjeux de protection des eaux de la nappe, les agriculteurs sont plus concernés par le développement économique de la région. Cependant, dans plusieurs zones telles qu’Om Somâa Sud, la baisse de productivité du palmier dattier, la dégradation de la qualité des eaux souterraines et l’absence de soutien de la part de l’administration ont conduit les agriculteurs à réaliser l’importance de leur implication dans la recherche de solutions collectives pour la préservation des ressources en eau. Cette nouvelle perspective diffère de la confiance précédemment accordée à l’État et décrite par Brochier-Puig (2004) de la manière suivante : « Lorsque la question de la durabilité de l’accès à l’eau est soumise aux irrigants de Nefzaoua, il apparaît qu’ils ont souvent confiance dans les capacités perçues comme illimitées de l’État… Ils s’imaginent donc que l’État pourra sauver l’avenir de l’irrigué et aider les petits entrepreneurs privés lorsque l’eau deviendra inaccessible ».

4.2 Transition énergétique durable dans les territoires oasiens : nécessité de décloisonner les secteurs, de renforcer les interactions entre les acteurs et de rendre visible le nexus Agriculture-Eau-Énergie

En Tunisie, la transition énergétique dans l’irrigation est confrontée à plusieurs difficultés telles que (i) le fort cloisonnement entre les différents secteurs (développement agricole, gestion des ressources naturelles, énergie, etc.), (ii) la centralisation de la gestion des énergies renouvelables et (iii) la complexité du cadre juridique et réglementaire de la transition énergétique, dont plusieurs aspects ne sont pas nécessairement clairs ni adaptés au contexte socio-économique (Ben Rouine et Roche, 2022). Cette situation entraîne souvent la mise en place de politiques publiques contradictoires et l’absence de vision stratégique commune qui permettraient de valoriser l’énergie solaire dans le domaine de l’irrigation et de préserver en même temps les ressources en eau. Malgré la fiabilité et l’accessibilité croissante des systèmes de pompage solaire, selon Lefore et al. (2021), les politiques publiques visant à promouvoir cette technologie pour l’irrigation doivent tenir compte des impacts directs et indirects causés au lien eau-énergie-alimentation et sur les ressources en eaux souterraines en particulier. Dans les extensions oasiennes de Kébili, le CRDA s’oppose à l’utilisation de ces technologies par les agriculteurs individuels, par crainte de leurs conséquences sur la durabilité des ressources en eau souterraine, sans pour autant prendre d’initiatives concrètes pour en contrôler le développement, à part le fait d’interdire l’accès des agriculteurs aux subventions. Dans les extensions de Kébili, le développement des systèmes solaires de pompage de l’eau agricole s’est réalisé sans formation, contrôle ou vulgarisation de la part de l’administration. Le secteur privé a pris le leadership de ces transformations, privilégiant ses profits au détriment de la durabilité des ressources en eau souterraines. Pour interroger ce retrait de l’État, nous avons illustré le développement intensif des superficies irriguées et des panneaux solaires installés dans les extensions à l’aide de cartes géographiques, utilisées lors d’entretiens avec les acteurs de l’énergie et pendant un atelier institutionnel. Cet atelier est le premier atelier national en Tunisie permettant de discuter les défis de la transition énergétique dans le domaine du pompage de l’eau d’irrigation dans les oasis. L’utilisation de ces cartes a permis de rapprocher les niveaux de connaissances et de faciliter le dialogue entre les acteurs. Les résultats de cet atelier ont montré que l’organisation du développement de l’énergie solaire nécessite d’élargir les pistes d’action en considérant le nexus Agriculture-Eau-Énergie et de décloisonner les politiques afin de pouvoir traiter la question de la durabilité des oasis de Kébili.

5 Conclusion

Le processus multi-acteurs mené en collaboration avec les parties prenantes de Kébili a permis, à travers l’utilisation de différents types de cartes, de renforcer l’implication des acteurs locaux, de faciliter la production et le partage des connaissances, et d’améliorer la compréhension des dynamiques et des enjeux territoriaux de la région. Cette approche a permis aux agriculteurs d’établir un lien entre les modes de gestion actuels des extensions et la dégradation quantitative et qualitative des eaux souterraines. Les outils de visualisation des dynamiques spatio-temporelles ont facilité les discussions sur le sujet controversé des extensions, qui suscitait auparavant des tensions entre les agriculteurs et l’administration. Les acteurs ont ainsi pu se projeter dans l’avenir pour réfléchir à l’avenir de leur région et construire des plans d’action mieux adaptés aux réalités locales. La région de Kébili, autrefois connue comme un front pionnier de développement des extensions en Tunisie, est aujourd’hui un front pionnier de développement des systèmes solaires pour le pompage de l’eau d’irrigation. Cette situation nécessite d’engager de toute urgence les acteurs locaux et nationaux de l’agriculture, de l’eau et de l’énergie dans la recherche de solutions adaptées et acceptables, prenant en compte les interactions entre ces différents secteurs.

Remerciements

Cette étude a été conduite dans le cadre du projet FIDA-MASSIRE. Les auteurs tiennent à remercier toutes les personnes et institutions qui ont accepté de répondre à nos entretiens et de participer aux différents ateliers.

Références

  • Al-Kodmany K. 2002. Visualization tools and methods in community planning: From freehand sketches to virtual reality. Journal of Planning Literature 17(2): 189–211. https://doi.org/10.1177/088541202762475946. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Ben Rouine C, Roche F. 2022. Les énergies “renouvelables” en Tunisie : une transition injuste. Briefing paper n° 12. Tunis (Tunisie): Observatoire Tunisien de l’Économie, 22 p. [Google Scholar]
  • Bisson J. 1991. Un front pionnier au Sahara tunisien : le Nefzaoua. Bulletin de l’Association des géographes français 68: 299–309. https://doi.org/10.3406/bagf.1991.1587. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Brochier-Puig J. 2004. Société locale et État face aux limites de la ressource eau (Nefzaoua, Sud-Ouest tunisien). In : Picouet M, Sghaier M, Genin D, Abaab A, Guillaume H, Elloumi M, eds. Environnement et sociétés rurales en mutation : approches alternatives. Paris (France): IRD, pp. 307–321. https://doi.org/10.4000/books.irdeditions.1142. [Google Scholar]
  • DGRE. 2021. 2004-2021. Annuaires de l’exploitation des nappes profondes. Tunis (Tunisie). [Google Scholar]
  • Eghenter C. 2000. Mapping people’s forests: The role of mapping in planning community-based management of conservation areas in Indonesia. Peoples, forest reefs program - Discussion paper series. Washington DC (USA): Biodiversity support program, 43 p. https://www.iapad.org/wp-content/uploads/2015/07/mapping.pdf. [Google Scholar]
  • Elloumi M. 2016. La gouvernance des eaux souterraines en Tunisie. IWMI Project Report, “Groundwater governance in the Arab World”. Colombo (Sri Lanka): International Water Management Institute, 121 p. [Google Scholar]
  • Faysse N, Hartani T, Frija A, Tazekrit I, Zairi C, Challouf A. 2011. Usage agricole des eaux souterraines et initiatives de gestion au Maghreb : défis et opportunités pour un usage durable des aquifères. Note économique. Rabat (Maroc): Banque Africaine de Développement, 24 p. [Google Scholar]
  • Gidley JM, Fien J, Smith JA, Thomsen DC, Smith TF. 2009. Participatory futures methods: Towards adaptability and resilience in climate-vulnerable communities. Environmental Policy and Governance 19(6): 427–440. https://doi.org/10.1002/eet.524. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Hichert T, Biggs R, de Vos A. 2021. Futures analysis. In : The Routledge Handbook of Research Methods for Social-Ecological Systems. London (UK): Routledge, pp. 148–162. https://doi.org/10.4324/9781003021339-13. [Google Scholar]
  • Lardon S, Mainguenaud M, Roche S. 2006. Représentations spatiales et participation. Editorial. Revue Internationale de Géomatique 16(2): 141–144. https://doi.org/10.3166/rig.16.147-161. [Google Scholar]
  • Lefore N, Closas A, Schmitter P. 2021. Solar for all: A framework to deliver inclusive and environmentally sustainable solar irrigation for smallholder agriculture. Energy Policy 154: 112313. https://doi.org/10.1016/j.enpol.2021.112313. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Maurel P. 2012. Signes, données et représentations spatiales : des éléments de sens dans l’élaboration d’un projet de territoire intercommunal. Application au territoire de Thau. Thèse. France: Université de Toulon, 598 p. [Google Scholar]
  • Mekki I, Ferchichi I, Taoujouti N, Faysse N, Zaïri A. 2021. Analyse de l’extension des palmeraies oasiennes et de son impact sur les ressources en eau souterraine dans la région de Kébili, sud-ouest de la Tunisie. Annales de l’INRGREF 22: 123–143. [Google Scholar]
  • Mekki I, Ferchichi I, Taoujouti N, Faysse N, Zaïri A. 2022. Oasis extension trajectories in Kebili territory, Southern Tunisia: Drivers of development and actors’ discourse. New Medit 21(5): 85–101. https://doi.org/10.30682/nm2205f. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Morri M, Ferchichi I, Mekki I, Taoujouti N, Elguedri I, Benhamadi A, et al. 2023. Issues for irrigation water management and soil salinity within a southern Tunisia oasis. Annales de l’INRAT 96: 17. [Google Scholar]
  • Vinck D. 1999. Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales. Revue française de sociologie 40(2): 385–414. https://doi.org/10.2307/3322770. [CrossRef] [Google Scholar]

Citation de l’article : Ferchichi I, Mekki I, Taouajouti N, Faysse N, Zairi A, Chaibi T, ElGuedri I, Ben Ali H, Sghairoun M, Imache A, Barbe A. 2024. La visualisation spatiale : un outil de dialogue sur la gestion des eaux souterraines dans les palmeraies de Kébili, Tunisie. Cah. Agric. 33: 24. https://doi.org/10.1051/cagri/2024021

Liste des tableaux

Tableau 1

Description du cadre et des objectifs d’utilisation des différents outils de visualisation.

Description of the framework and goals of using the different visualisation tools.

Tableau 2

Pistes d’action identifiées par les décideurs pour accompagner le développement des systèmes solaires d’irrigation dans les extensions.

Proposals for action identified by the decision makers to support the development of solar irrigation systems in the extensions.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

La région de Kébili et les zones sélectionnées pour les ateliers.

Kebili region and selected areas for workshops.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Restitution des étapes du processus multi-acteurs depuis novembre 2019 jusqu’à mai 2023 (focus sur les ateliers marqués par des flèches rouges).

Overview of the different steps of the multi-stakeholder process from November 2019 to May 2023 (the focus is on the workshops, which are marked with red arrows).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Évolution spatio-temporelle des extensions dans les délégations de Douz Sud et Douz Nord (1984-2008-2015-2020). Réalisé par les auteurs à partir d’images satellites (Sentinel-2 et Google Earth) et des enquêtes. Les points jaunes représentent le pompage à énergie solaire.

Spatial and temporal evolution of extensions in the delegations of Douz South and Douz North (1984-2008-2015-2020). Produced by the authors using satellite images (Sentinel-2 and Google Earth) and surveys. The yellow dots represent solar-powered pumps.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Cartographie du réseau de drainage et des zones touchées par la salinisation des sols.

Map of the drainage network and the areas affected by the salinization of the soil.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Exemples de scénarios de développement futur des extensions de la région de Douz élaborés par : a- les agriculteurs et b- les représentants du CRDA de Kébili.

Examples of scenarios for the future development of extensions in the Douz region, elaborated by: a- farmers and b- representatives of the Kébili CRDA.

Dans le texte

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.