Issue |
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
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Article Number | 5 | |
Number of page(s) | 8 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2025004 | |
Published online | 20 February 2025 |
Article d’opinion / Opinion Article
Les consommateurs : frein ou levier pour le développement d’une filière ovine en zone contaminée par le chlordécone en Guadeloupe ?
Consumers: constraint or lever for the development of a sheep value chain in an area contaminated by chlordecone in Guadeloupe?
1
CIRAD, UPR GECO, F-97130 Capesterre-Belle-Eau, Guadeloupe, France
2
GECO, Univ Montpellier, CIRAD, Montpellier, France
* Auteur correspondant : cyndi.nabajoth@orange.fr
En Guadeloupe, un tiers des sols a été durablement contaminé par un pesticide organochloré, le chlordécone, suite à son utilisation contre le charançon noir du bananier (Cosmopolite sordidus) jusqu’au début des années 1990. Cette contamination des sols a en retour impacté différents maillons de la chaîne alimentaire et notamment les animaux d’élevage qui se contaminent en ingérant des particules de sol ou du fourrage contaminé lors du pâturage, mais aussi en ingérant de l’eau contaminée ; ils ne sont alors plus commercialisables si la limite maximale de résidu en chlordécone est atteinte. Les possibilités de diversification des systèmes de production via l’élevage ou plus récemment de contrôle de l’enherbement par les ovins, notamment dans les bananeraies, sont alors fortement contraintes. Des travaux ont démontré qu’il était possible de décontaminer les animaux via une production hors sol. Mais la perception du consommateur vis-à-vis de cette viande issue de la décontamination reste inconnue et soulève la question de l’acceptation dans le cas où ce type de filière viendrait à se développer. Pour répondre à cette problématique, un questionnaire auprès de 309 consommateurs a été réalisé. Les résultats montrent que les consommateurs seraient prêts à consommer une viande ovine décontaminée, mais qu’il existe une défiance vis à vis des structures en charge du contrôle à l’abattoir.
Abstract
In Guadeloupe, a third of the soil has been permanently contaminated by an organochlorine pesticide, chlordecone, following its use against the black banana weevil (Cosmopolite sordidus) until the early 1990s. This soil contamination has in turn had an impact on various links in the food chain, particularly livestock, which become contaminated by ingesting soil particles or contaminated fodder when grazing, but also by ingesting contaminated water; they can no longer be marketed if the maximum chlordecone residue limit is reached. This severely limits the scope for diversifying production systems by raising livestock or, more recently, controlling weed growth by sheep, particularly in banana plantations. Research has shown that it is possible to decontaminate animals through off-ground production. However, consumer perception of this decontaminated meat remains unknown, and raises the question of acceptance should this type of industry develop. To address this issue, a questionnaire was sent out to 309 consumers. The results show that consumers would be prepared to eat decontaminated sheep meat, but that there is mistrust of the structures responsible for inspection at the abattoir.
Mots clés : sondage / consommation alimentaire / opinion publique / viande ovine / chlordécone
Key words: survey / food consumption / public opinion / sheep meat / chlordecone
© C. Nabajoth et S. Lakhia, Hosted by EDP Sciences 2025
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Le chlordécone est un pesticide organochloré qui a été utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies des Antilles françaises pour lutter contre le charançon noir du bananier (Cosmopolite sordidus) (Levillain et al., 2012). Malgré l’arrêt de son utilisation en 1993, la pollution engendrée par le chlordécone est sans précédent (Cabidoche et Lesueur Jannoyer, 2011). Des pollutions majeures des sols sont observées dans la zone de production de la banane (le « croissant bananier »). Un grand nombre d’activités agricoles telles que le maraîchage, la pisciculture mais aussi l’élevage ont alors été rendues difficiles voire impossibles sur le territoire du croissant bananier (Lesueur Jannoyer et al., 2017). En 2018, on estimait que plus de 90 % de la population antillaise était contaminée par la molécule de chlordécone (Santé Publique France, 2018).
L’animal se contamine au chlordécone en consommant des particules de sol contaminées, des fourrages produits dans ces zones et via l’eau de boisson (Fourcot, 2020). Ainsi l’animal contaminé au chlordécone au-delà d’une limite maximale de résidus (LMR) de 20 μg kg−1 n’est plus consommable pour les risques qu’il représente pour la consommation humaine. Dans le cadre des plans de surveillance et de contrôle de la Direction générale de l’alimentation (DGAl), les animaux issus de la zone de production de banane sont alors systématiquement testés lors de leur passage à l’abattoir. Des ponctions de gras périrénal sont prélevées sur l’animal pour analyser leur teneur en chlordécone. En cas de confirmation au-delà de la LMR, leur carcasse est détruite (Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 2024). L’activité d’élevage est donc en perte de vitesse dans la zone, alors même qu’elle constitue une piste intéressante pour améliorer la durabilité des exploitations (Alexandre et al., 2021). Des pratiques de vente d’animaux sur le marché informel, y compris alimentées par le vol d’animaux, persistent néanmoins (Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt, 2022).
La possibilité de gérer l’enherbement sous bananeraie par des ovins a été expérimentée par des agriculteurs, par la recherche (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement [CIRAD] et Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement [INRAE]) et par l’Institut technique tropical, un institut en charge de l’accompagnement des producteurs de banane (Andrieu et al., 2024; Lakhia et al., 2023). Elle consistait à introduire des ovins de 5 mois sur une parcelle de banane en production (10 ovins par hectare) sur une durée de 6 mois. La gestion de l’enherbement par les ovins a été un succès car ils ont permis de réduire de 60 % le couvert herbacé présent sous les bananiers ; cependant, les animaux se sont retrouvés rapidement contaminés au chlordécone (Andrieu et al., 2024). Les résultats de la contamination des ovins, bien qu’attendus, représentent une contrainte au développement à grande échelle de la pratique (Andrieu et al., 2024) du fait du risque de retrouver de la viande ovine contaminée sur le marché informel des territoires de la Guadeloupe et de la Martinique.
Une décontamination des ruminants, et des ovins en particulier, est néanmoins possible. Des modélisations montrent que cette décontamination des ovins peut être réalisée en trois mois en leur apportant, en élevage hors-sol, de l’eau et des fourrages sans chlordécone (Fourcot, 2020). Cela implique d’apporter des fourrages indemnes de chlordécone, provenant par exemple du nord de la Guadeloupe.
Mais au-delà de la faisabilité technique de la décontamination, il importe aussi de connaître la perception des consommateurs antillais vis-à-vis d’une viande ovine produite en zone contaminée, le sujet chlordécone étant particulièrement sensible auprès de la population (Eynaud, 2021). Que le consommateur habite ou non en zone contaminée au chlordécone, il a accès à des produits issus de cette zone et fait des arbitrages en fonction des types de produits et de leur provenance. L’objectif de cette étude était de déterminer l’avis des consommateurs de Guadeloupe sur la consommation de viande ovine produite en zone contaminée par le chlordécone mais passant par une étape de décontamination. Il s’agissant in fine d’évaluer les possibilités de maintien de l’élevage dans les zones de production de banane des Antilles.
2 Matériels et méthodes
2.1 Présentation du contexte de l’étude
En Guadeloupe, la banane est la première culture d’exportation. En 2020, la culture de banane export concernait 191 exploitations et une surface cultivée de 1848 hectares (Recensement agricole, 2020). En 2022, la production de banane export annuelle était de 56 980 tonnes (Graph’agri, 2023). La zone de production de la banane s’étend de la commune de Goyave à Vieux-Habitant. Lors de l’étude ChlEauTerre (Rochette et al., 2017), une carte des risques de contamination des sols par le chlordécone a été réalisée en se basant sur la connaissance des pratiques culturales entre 1969 et 1997 afin d’y inclure la période d’utilisation du chlordécone jusqu’en 1993 et d’éventuels usages illicites après la fin de la dérogation. La probabilité de contamination des sols au chlordécone y est élevée : un tiers des surfaces agricoles de la Guadeloupe sont potentiellement contaminées (Fig. 1). La filière ovine est peu développée en Guadeloupe (700 brebis en 2007, d’après l’Institut de l’élevage, 2008).
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Fig. 1 Cartographie de la contamination au chlordécone de la Guadeloupe. Modifiée de Rochette et al., 2017. Mapping chlordecone contamination in Guadeloupe. Modified from Rochette et al., 2017. |
2.2 Collecte des données
La population cible de l’étude était les consommateurs de plus de 15 ans résidant aussi bien dans le croissant bananier contaminé au chlordécone qu’en dehors. Cette étude se base sur le volontariat. La population du croissant bananier représente 81 822 habitants soit 21 % des 383 559 habitants que compte la Guadeloupe (INSEE, 2020). Nous avons cherché à avoir une distribution des personnes interrogées en fonction de leur localisation en zone contaminée ou non contaminée au chlordécone selon un ratio similaire à la distribution au sein de la population totale. Un questionnaire en ligne a été créé à l’aide de l’outil Google Forms. Le questionnaire a été diffusé au travers des réseaux personnels et professionnels des auteurs. Les formats pour la diffusion étaient multiples : emails, messages téléphoniques, publications sur les réseaux sociaux. Le questionnaire a été diffusé du 1er octobre au 12 novembre 2023. Il s’agissait d’un questionnaire auto-administré, c’est-à-dire que les personnes interrogées répondaient au questionnaire de manière autonome. Trois cent neuf personnes ont répondu à cette étude, dont 71 personnes en zone contaminée et 238 personnes en zone non contaminée.
Après avoir expliqué les objectifs de l’étude et son contexte (c’est-à-dire l’expérimentation d’ovins pour contrôler l’enherbement sous les bananiers), un texte expliquait au répondant le processus de décontamination des animaux produits en zone contaminée au chlordécone. Après avoir demandé le consentement du répondant pour l’exploitation des données, conformément au règlement général sur la protection des données (RGPD- CNIL, 2016), 20 questions ont été posées ; les premières questions visaient à caractériser la personne interrogée. Les données personnelles telles que les adresses mails n’ont pas été collectées conformément au RGPD. Les questions relatives au sexe ou au niveau d’étude qui peuvent pourtant influer sur les habitudes de consommation (Méjean et al., 2020) n’ont pas été posées afin de limiter la défiance chez les répondants quant à l’usage de leurs données personnelles sur un sujet considéré sensible. En revanche le répondant devait renseigner : sa tranche d’âge (4 tranches définies : 15–19 ans, 20–39 ans, 40–59 ans et 60 ans et plus) qui influe fortement sur la perception de la qualité (Birlouez, 2019) et l’appartenance ou non au milieu professionnel agricole avec l’hypothèse que ce dernier, composé de l’ensemble des acteurs des filières agricoles, est aussi à la fois le plus informé sur le sujet (via les contrôles des services de l’État ou les conseils des services d’appui) et le plus exposé (en particulier les agriculteurs du croissant bananier).
Ensuite les questions portaient sur les pratiques de consommation de viande ovine en général. Il s’agissait d’identifier si le répondant était ou non consommateur de cette viande, sa fréquence de consommation et la provenance de la viande consommée (provenance géographique – marché local ou importation – et lieux d’achat). Un champ de réponse libre permettait au répondant d’indiquer la provenance géographique et les lieux d’achat non inclus dans les propositions, y compris la production de sa propre viande ou l’achat de particulier à particulier par exemple, qui ont été précisés par certains répondants.
Une troisième série de questions était axée sur l’avis de la personne interrogée sur le développement à moyen terme de la filière locale ovine en général (sans référence à la zone de production) et sa volonté à manger de la viande issue de cette filière locale.
Enfin, la quatrième série de questions concernait plus spécifiquement la consommation de viande ovine décontaminée (produite spécifiquement en zone contaminée au chlordécone). Les questions posées concernaient l’avis sur la consommation de viande totalement décontaminée, c’est-à-dire sans aucun résidu de chlordécone, et la consommation de viande respectant la LMR (résidus possibles). Un texte expliquait au répondant : (1) ce qu’est la LMR en reprenant la définition fournie par la DAAF et (2) le processus de contrôle réalisé sur les carcasses lors de l’abattage. Des questions sur la confiance des consommateurs dans le processus de contrôle de la viande réalisé à l’abattoir et dans un label certifiant que la viande ovine est décontaminée ont également été posées mais le répondant avait la possibilité de passer à la question suivante : « Est-ce que le contrôle réalisé à l’abattage sur la carcasse vous parait une étape suffisante pour vous convaincre d’en manger ? », « Est-ce que la mise en place d’une marque certifiant que la viande est consommable pourrait vous convaincre d’en manger (marque permettant d’identifier en magasin la qualité et la conformité du produit, certification réalisée par un organisme indépendant) ? ». La dernière question était à destination des personnes réfractaires à l’idée de manger de la viande décontaminée. Elle visait à comprendre les raisons de leur réticence vis-à-vis de la viande, quatre possibilités de réponse étaient proposées (méfiance envers les autorités compétentes, manque d’information, barrières psychologiques, pas dans les habitudes alimentaires), un champ de réponse libre permettait au répondant de préciser ou compléter sa réponse.
2.3 Traitement des données
La première étape a consisté à exclure de l’analyse les personnes n’ayant pas accordé leur consentement pour l’exploitation de leurs données (n = 7).
Un test T de Student au risque α = 5 % a été effectué afin de s’assurer que la distribution de l’échantillon en zone contaminée au chlordécone et hors de cette zone était conforme à la distribution au sein de la population totale.
Une troisième étape de catégorisation des réponses libres a été effectuée. Il s’agissait de réunir les réponses similaires en une catégorie. Par exemple, les réponses libres apportées par les répondants précisant qu’ils achetaient de la viande chez un voisin ou un membre de leur famille professionnel ou amateur ont été réunies dans une catégorie « achat de viande locale dans l’entourage ». Des tableaux ont été créés pour répertorier le nombre de réponses pour chaque question. L’ensemble des résultats ont été exprimés en pourcentages.
3 Résultats
3.1 Caractéristiques des consommateurs interrogés et consommation de viande ovine sur le territoire guadeloupéen
Les réponses obtenues lors de ce sondage ont permis d’avoir 23 % de répondants en zone contaminée et 77 % en zone non contaminée. L’échantillon obtenu est statistiquement identique à l’échantillon théorique représentatif de la répartition de la population (T = 0,5 ; t = 2,91998558).
La distribution des personnes interrogées était la suivante : 2 % avaient entre 15 et 19 ans, 44 % avaient entre 20 et 39 ans, 42 % avaient entre 40 et 60 ans, 12 % avaient plus de 61 ans. Dix-huit pour cent des personnes interrogées ont déclaré provenir du secteur agricole, soit 18 % possiblement plus informés, sensibilisés ou exposés à la problématique que les 82 % déclarant appartenir à un autre secteur d’activité.
La majorité des consommateurs interrogés déclarent consommer de la viande ovine (Fig. 2). Les raisons de la non-consommation, pour 13 % d’entre eux, sont diverses mais la majeure partie de ces derniers évoque le fait de ne pas aimer cette viande (62 %) et 38 % évoquent son coût élevé. Quarante-cinq pour cent des personnes consommant de la viande ovine déclarent que la viande consommée provient de l’importation, 41 % qu’elle est issue du marché local et 14 % déclarent ne pas savoir d’où provient la viande qu’ils consomment (Fig. 2C). Les lieux d’achat sont divers : les supermarchés, les bouchers, les éleveurs et la restauration, mais la majorité s’approvisionne en supermarché (Fig. 2D).
Seuls 28 % des répondants déclarent en consommer plusieurs fois par mois ou tous les mois (Fig. 2B).
Quatre-vingt-treize pour cent personnes interrogées ont indiqué être tout à fait d’accord pour le développement de la filière ovine en Guadeloupe. Quatre-vingt-dix-huit pour cent de l’échantillon seraient prêts à consommer la viande issue de cette filière.
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Fig. 2 A : Pratiques de consommation de la viande ovine ; B : Fréquence de consommation de la viande ovine ; C : Provenance de la viande ovine achetée ; D : Lieu d’achat de la viande ovine. A: Consumption practices of sheep; B: Frequency of consumption of sheep; C: Origin of sheep purchased; D: Place of purchase of sheep. |
3.2 Consommation de viande ovine décontaminée du chlordécone
La Figure 3 montre que parmi les personnes interrogées une large majorité est favorable à la consommation de viande ovine totalement décontaminée, c’est-à-dire sans aucune trace de chlordécone (Fig. 3A).
En revanche, lorsqu’il s’agit de consommer de la viande respectant la LMR, c’est-à-dire consommable mais ayant possiblement des traces de chlordécone, seules 42 % des personnes interrogées déclarent être « tout à fait d’accord », la proportion de personnes mitigées (moyennement d’accord) passe de 15 à 37 % et celle des personnes défavorables de 7 à 21 % (Fig. 3B).
Cinquante-et-un pour cent des personnes interrogées sont prêtes à consommer de la viande jugée conforme lors des contrôles sanitaires à l’abattage (Fig. 4).
L’utilisation d’une marque permettant d’identifier en magasin la qualité et la conformité du produit, avec une certification réalisée par un organisme indépendant prouvant que la viande ovine est consommable, permettrait de convaincre 87 % des consommateurs (Fig. 4B).
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Fig. 3 A : Avis sur la consommation de viande ovine totalement décontaminée (sans trace de chlordécone) ; B : Avis sur la consommation de viande ovine décontaminée respectant la LMR (avec traces de chlordécone). A: Opinion on the consumption of totally decontaminated sheep meat (without trace of chlordecone); B: Opinion on the consumption of decontaminated sheep meat respecting the MRL (with traces of chlordecone). |
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Fig. 4 A : Confiance des consommateurs sur le contrôle des carcasses à l’abattage des ovins ; B : Confiance des consommateurs sur l’utilisation d’un label certifiant pour vendre la viande décontaminée. A: Consumer confidence in the inspection of sheep carcasses at slaughter; B: Consumer confidence in the use of a label certifying the sale of decontaminated meat. |
3.3 Raisons de la non-consommation de la viande ovine décontaminée
Pour les 13 % de personnes ayant déclaré être réticentes à la consommation de viande ovine décontaminée malgré une marque prouvant que la viande est consommable, les raisons évoquées sont multiples. Pour 77 % d’entre elles, il s’agit d’un manque de confiance persistant envers les autorités compétentes. Pour 16 % d’entre elles, la viande ovine ne fait pas partie de leurs habitudes alimentaires (viande longue à cuisiner, régime particulier, viande non appréciée, etc.). Pour 4 % des personnes interrogées, il s’agit d’un manque d’information sur les modalités de la décontamination ; 3 % évoquent des barrières psychologiques à consommer un aliment qui a été en contact avec des sols contaminés (Fig. 5).
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Fig. 5 Raisons évoquées pour le refus de consommation de viande ovine décontaminée, même certifiée par un label. Reasons given by consumers for refusing to eat decontaminated meat (even certified). |
4 Discussion
Relativement peu d’études sur la consommation alimentaire des Guadeloupéens ont été menées jusqu’à ce jour. Des rapports d’études comme celui de l’évaluation de l’exposition alimentaire au chlordécone des enfants guadeloupéens de 18 mois (ANSES, 2011) ou celui de l’étude Kannari (Santé Publique France, 2018) étudient l’exposition au chlordécone de la population via leur consommation alimentaire. Méjean et al. (2020) ont proposé une typologie des modes de consommation de Guadeloupe. La consommation de viande ovine, quant à elle, est complètement absente de ces études du fait du caractère anecdotique de cette filière en termes d’effectifs animaux par rapport à la viande bovine, porcine ou de volaille (Graph’agri, 2023). Bien que la production soit suivie par les services de l’État, la filière petits ruminants, et ovine en particulier, n’apparaît pas dans les rapports ou dans les études sur la consommation de viande de Guadeloupe (Graph’agri, 2023). Notre étude apporte donc un éclairage sur les habitudes de consommation de la viande ovine en fonction de sa zone de production et de son processus de décontamination au chlordécone.
Les résultats de l’enquête montrent qu’une très grande partie des personnes interrogées consomment de la viande ovine mais peu fréquemment (pour une grande majorité d’entre elles, moins d’une fois par mois). À titre de comparaison, au niveau national, la moitié des français mangent de la viande plusieurs fois par semaine, les viandes de bovins, volailles ou porcs étant les plus consommées (Delestre, 2023).
Les personnes enquêtées sont favorables au développement de la filière ovine locale afin de consommer des produits du terroir, dans un contexte où le consommateur cherche à manger des denrées produites localement (Angeon et Fréguin-Gresh, 2023). Concernant spécifiquement la viande ovine produite en zone contaminée au chlordécone, la majorité des personnes interrogées seraient favorables à la consommation de viande totalement décontaminée.
Le contrôle sanitaire des carcasses lors de l’abattage, qui est le moyen utilisé actuellement pour garantir la santé des consommateurs, ne convainc que partiellement les consommateurs interrogés puisque près de la moitié d’entre eux ne se fie pas à la rigueur des contrôles. Les réponses des personnes interrogées font état de méfiance envers les autorités compétentes chargées de réaliser ces contrôles et de garantir la qualité des aliments. Cette méfiance pourrait limiter les possibilités de développement d’une filière ovine dans les zones de production contaminées par le chlordécone et plus largement les possibilités de diversification des systèmes de production agricole. Ces réponses sont à relier avec un climat de méfiance générale des Guadeloupéens envers les institutions (Eynaud, 2021). L’empoisonnement au chlordécone a durablement ébranlé la confiance accordée par les Guadeloupéens à l’État (Daniel, 2023).
De nombreux auteurs ont démontré la pertinence des labels pour créer de la confiance auprès des consommateurs (De Bruye, 2011). L’étude permet de confirmer que l’utilisation d’une marque certifiant que la viande est consommable est un argument solide pour rassurer les consommateurs interrogés. Selon eux, la marque permettrait de les mettre en confiance vis-à-vis de cette viande. Une marque collective dénommée Môso Tè La (« un morceau de notre terre ») vient d’émerger en Guadeloupe. À travers cette marque, les adhérents garantissent avoir testé leur sol pour orienter les choix culturaux dans une optique de maîtrise des risques sanitaires et garantissent que les produits ont des taux de chlordécone conformes à la réglementation. Mais cette marque concerne à ce jour essentiellement les produits maraîchers. La marque permet d’assurer le contrôle des produits, de garantir la traçabilité et d’accompagner la distribution des produits des agriculteurs adhérents. En Martinique, un label Zéro chlordécone, créé en 2019 par le parc naturel régional, va plus loin (sans trace de chlordécone). Il s’agit d’une marque collective certifiée par tierce partie mais à ce jour il n’y a pas d’évaluation de l’effet de ce label sur la confiance des consommateurs.
Notre échantillon d’étude, essentiellement piloté par la localisation du répondant en zone contaminée ou non au chlordécone, présente plusieurs limites. Ainsi nous n’avons pas collecté de données liées au genre ou à la catégorie socio-professionnelle. Méjean et al. (2020) montrent qu’il existe des habitudes de consommation différentes en fonction du genre et des catégories socio-professionnelles. Une étude collectant des données plus détaillées sur le profil des personnes interrogées pourrait permettre d’analyser plus finement le lien entre ces perceptions et des caractéristiques individuelles telles que le niveau d’éducation, la profession, ou le genre.
Il existe également un biais dans la diffusion du sondage, car le réseau premier mobilisé lors de la diffusion était professionnel agricole. En effet, bien qu’il n’existe pas d’études sur le sujet, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit du secteur le plus informé sur les risques de contamination au chlordécone, via par exemple les contrôles effectués par les services sanitaires, les réunions d’information au sein des filières ou la recherche. Les agriculteurs, particulièrement ceux du croissant bananier, sont en outre très exposés à la contamination au chlordécone du fait des pratiques d’autoconsommation de leurs productions agricoles, qui passent sous les radars des services de l’État.
5 Conclusion
Cette étude montre que seules 42 % des personnes interrogées seraient prêtes à consommer sans réserve une viande ovine produite dans les zones contaminées et passant ensuite dans les circuits formels de contrôle lors de l’abattage, 37 % étant moyennement d’accord. Un label certifiant et plus d’informations sur l’ensemble du processus de production et décontamination pour l’obtention de la viande pourraient permettre de convaincre un nombre plus élevé de consommateurs. Pour favoriser la diversification des systèmes de production, il convient d’explorer de façon plus fine les différentes options de certification des produits les plus à même d’améliorer la confiance du consommateur. Cette étude ouvre aussi des perspectives de recherche en termes d’exploration souhaitable des déterminants de ces perceptions en fonction du niveau d’éducation, de la profession ou du genre, mais aussi d’exploration des différences qui pourraient exister au sein d’un ménage, entre la personne qui fait les courses alimentaires et les autres consommateurs de ce ménage.
Remerciements
Cette étude a été réalisée dans le cadre du Projet Territoires Durables 2.0, Action du plan Ecophyto II+, piloté par les ministères en charge de l’agriculture, de l’écologie, de la santé et de la recherche, avec le soutien financier de l’Office français de la biodiversité et du ministère de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique.
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Liste des figures
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Fig. 1 Cartographie de la contamination au chlordécone de la Guadeloupe. Modifiée de Rochette et al., 2017. Mapping chlordecone contamination in Guadeloupe. Modified from Rochette et al., 2017. |
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Fig. 2 A : Pratiques de consommation de la viande ovine ; B : Fréquence de consommation de la viande ovine ; C : Provenance de la viande ovine achetée ; D : Lieu d’achat de la viande ovine. A: Consumption practices of sheep; B: Frequency of consumption of sheep; C: Origin of sheep purchased; D: Place of purchase of sheep. |
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Fig. 3 A : Avis sur la consommation de viande ovine totalement décontaminée (sans trace de chlordécone) ; B : Avis sur la consommation de viande ovine décontaminée respectant la LMR (avec traces de chlordécone). A: Opinion on the consumption of totally decontaminated sheep meat (without trace of chlordecone); B: Opinion on the consumption of decontaminated sheep meat respecting the MRL (with traces of chlordecone). |
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Fig. 4 A : Confiance des consommateurs sur le contrôle des carcasses à l’abattage des ovins ; B : Confiance des consommateurs sur l’utilisation d’un label certifiant pour vendre la viande décontaminée. A: Consumer confidence in the inspection of sheep carcasses at slaughter; B: Consumer confidence in the use of a label certifying the sale of decontaminated meat. |
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Fig. 5 Raisons évoquées pour le refus de consommation de viande ovine décontaminée, même certifiée par un label. Reasons given by consumers for refusing to eat decontaminated meat (even certified). |
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