Issue |
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
Réduire l’utilisation des pesticides agricoles dans les pays du Sud : verrous et leviers socio-techniques / Reducing the use of agricultural pesticides in Southern countries: socio-technical barriers and levers. Coordonnateurs : Ludovic Temple, Nathalie Jas, Fabrice Le Bellec, Jean-Noël Aubertot, Olivier Dangles, Jean-Philippe Deguine, Catherine Abadie, Eveline Compaore Sawadogo, François-Xavier Cote
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Article Number | 4 | |
Number of page(s) | 12 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2025002 | |
Published online | 13 February 2025 |
Article de recherche / Research Article
Verrouillages institutionnels des dynamiques d’innovation dans les systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café en Haïti
Institutional lock-ins of innovation dynamics in agroforestry systems structured by the cocoa and coffee sectors in Haiti
1
CIRAD, UMR INNOVATION, F-34398 Montpellier, France
2
INNOVATION, Univ Montpellier, Montpellier, France
3
Centre de recherche en gestion et économie du développement, Université Quisqueya, Port-au-Prince, Haïti
4
Research and development, American University of the Caribbean, Les Cayes, Haïti
* Auteur de correspondance : jf.amazan@gmail.com
Cet article étudie les verrous de l’innovation dans les systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café en Haïti, en questionnant l’environnement institutionnel qui régule leur régime sociotechnique. Il mobilise le cadre d’analyse multi-niveaux de l’innovation, la démarche de recherche-action participative et les données d’enquêtes. L’analyse multi-niveaux est fondée sur la théorie de l’économie institutionnelle pour étudier les verrous institutionnels au sein de ce régime sociotechnique. La recherche-action participative a été mise en œuvre à travers un processus d’innovations socio-organisationnelles basé sur deux dispositifs d’appui-conseil, l’un collectif et l’autre individuel. Les données de terrain sont issues d’entretiens individuels, d’enquêtes formelles et de consultations à dires d’experts. Les résultats ont mis en évidence l’existence de plusieurs verrous à l’adoption d’innovations : (i) le non-alignement entre deux dynamiques de production en termes de gouvernance ; (ii) le fonctionnement hiérarchisé des filières étudiées qui induit une compétitivité dans le système-acteurs, (iii) les formes institutionnelles qui concourent à la stabilisation du régime sociotechnique, bloquant ainsi le développement des niches d’innovation ; (iv) la faible implication des agriculteurs liée à la réduction des actions collectives de type « coopératif » et la non-valorisation des initiatives endogènes (stratégie et savoir-faire) dans les processus d’innovation. Ces résultats soulignent les pistes de déverrouillage par l’activation de leviers sociotechniques portant sur les innovations et les capacités des acteurs.
Abstract
This article studies the barriers to innovation in agroforestry systems structured by the cocoa and coffee sectors in Haiti by questioning the institutional environment that structures their socio-technical regime. It mobilizes the multi-level innovation analysis framework, the participatory action research approach and survey data. The multi-level analysis is based on the theory of institutional economics to study the institutional locks within this socio-technical regime. Participatory action-research was implemented through a process of socio-organizational innovation based on two advisory support mechanisms, one collective and the other individual. Field data are derived from individual interviews, formal surveys and expert consultations. The results highlight the existence of several barriers to the adoption of innovations: (i) non-alignment between two production dynamics in terms of governance; (ii) the hierarchical operation of the two sectors studied which induces competitiveness in the system of actors; (iii) the institutional forms that contribute to stabilizing the socio-technical regime, thus blocking the development of innovation niches; (iv) the low level of farmer involvement linked to the reduction in “cooperative-type” collective action and the failure to capitalize on endogenous initiatives (strategy and know-how) in the innovation process. These results underline the possibilities of unlocking by activating socio-technical levers that focus on innovation and stakeholder capabilities.
Mots clés : verrouillages institutionnels / multi-niveaux / régime sociotechnique / cacao / café / Haïti
Key words: institutional locks / multi-level / socio-technical regime / cocoa / coffee / Haiti
© J.F. Amazan et al., Hosted by EDP Sciences 2025
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Haïti est l’un des pays à revenus intermédiaires de la tranche inférieure. La transformation de son agriculture (moins de 17 % du Produit intérieur brut [IHSI, 2022]) par l’innovation est essentielle pour assurer son développement. Cette transformation est accompagnée depuis des décennies par les partenaires internationaux et les agences de développement agricole nationales. Pourtant, au regard du déclin de l’agriculture haïtienne, la réalité de l’adoption d’innovations technologiques à différentes échelles est faible (Bayard et al., 2007).
Les processus d’innovation gouvernés par les politiques publiques, sectorialisés par filières agricoles ou territorialisés par des pratiques telles que l’agroforesterie, représentent différentes arènes d’innovation. La dynamique des réseaux d’acteurs n’a pas pu assurer efficacement la connectivité de ces arènes d’innovation et la structuration du système d’innovation haïtien (Temple et al., 2015).
Dans les systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café, la gouvernance des dynamiques d’innovation est abordée par l’analyse de leur architecture organisationnelle (Magrini et Triboulet, 2012) et leur régime sociotechnique. La question posée est la suivante : en quoi la structuration de l’environnement institutionnel de ce régime sociotechnique révèle les verrous à l’adoption d’innovations ?
Les contextes institutionnels de l’agriculture haïtienne sont caractérisés dans des travaux :
sur le cadre institutionnel d’échange bilatéral entre Haïti et la République dominicaine (Dupont, 2022) ;
sur les formes institutionnelles structurant la vulnérabilité des ménages agricoles au changement climatique (Duvil et al., 2024) ;
sur le cadre institutionnel des investissements publics dans le secteur agricole et rural haïtien (Van Vliet et al., 2016) ;
sur le capital institutionnel vu comme capital collectif pour innover (Paul, 2009).
Ces travaux documentent l’hypothèse selon laquelle les verrous institutionnels à l’innovation relèvent de deux dimensions : (i) la gouvernance sectorialisée des systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café (Meynard et al., 2018) ; (ii) les types d’institutions (régulatrices, normatives et cognitives) qui caractérisent ce régime sociotechnique.
Afin de tester cette hypothèse, nous mobilisons le cadre d’analyse du modèle multi-niveaux de Geels (2002) pour situer le développement des niches d’innovation dans le régime sociotechnique. Ce cadre d’analyse a été mis en œuvre par une démarche de recherche-action participative (RAP). Il a permis ainsi de saisir la dimension institutionnelle des interactions entre les acteurs. La démarche de recherche-action participative a impliqué un processus d’accompagnement des acteurs et la réalisation d’actions de formation durant lesquelles des données ont été collectées.
Cette démarche participative est fondée sur le principe de la reconnaissance mutuelle des différents savoirs (chercheurs et agriculteurs) dans la construction commune d’orientations stratégiques (Bocquet et Blangy, 2022). Les situations d’expérimentation sont spécifiées par des innovations techniques (amélioration variétale et lutte intégrée contre les ravageurs) et institutionnelles (label de qualité et certification).
2 Enjeux de l’agroforesterie et de l’adoption d’innovations
L’agriculture haïtienne est soumise à des chocs et des incertitudes récurrents, de nature politique, économique, sociale, climatique et tellurique. Ces chocs impactent les systèmes de production et conditionnent l’innovation aux conditions d’accès aux ressources productives, aux types d’exploitations agricoles et aux modalités possibles de leur coordination. L’agroforesterie concerne environ la moitié de la superficie cultivée (RGA, 2009). Elle est principalement structurée par les filières cacao et café. Elle approvisionne les marchés nationaux et internationaux et supporte l’agriculture vivrière de subsistance (commercialisation en échange d’autres produits et autoconsommation).
Les filières cacao et café représentaient la pierre angulaire de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue et constituaient d’immenses sources de richesses pour la métropole (Fick, 2000). En 1970, Haïti était le premier pays exportateur de café. Le cacao, jusqu’à la fin du XXe siècle, était classé deuxième produit d’exportation du pays derrière la mangue francisque et devant les huiles essentielles. Aujourd’hui, avec un peu plus de 0,4 % de la production mondiale, Haïti est devenu un pays producteur de café marginal sur le marché international. Le cacao est relégué à la troisième place dans les exportations primaires du pays (INCAH, 2005). Malgré tout, ces deux cultures continuent de structurer une part importante des surfaces cultivées en agroforesterie. Celle-ci assure la résilience sociale d’une partie importante de la population, notamment par la valorisation des terres marginales (pentues, érodées...) pour d’autres cultures et à travers la plurifonctionnalité de ce système (Jean-Denis et al., 2014).
L’agroforesterie contribue à sécuriser sur le plan écologique la production agricole et alimentaire dans un contexte de relief accidenté, de déboisement et de dégradation des sols. Cet enjeu de développement implique de documenter les dynamiques d’innovation sur le plan technique et institutionnel, afin de répondre aux besoins d’amélioration des conditions de vie des agriculteurs. Répondre à cet enjeu conduit à expliciter les verrous à l’innovation.
Le cadre théorique mobilisé est celui de l’économie institutionnelle évolutionniste (Arena et Lazaric, 2003), couplé au modèle multi-niveaux de Geels (2002). Il conduit à caractériser la façon dont, à différents niveaux (méso-économique, macroéconomique, et microéconomique), les pressions structurent des déséquilibres institutionnels au sein du régime nécessaire au développement des niches d’innovation. Concernant ces déséquilibres, si le mécanisme de changement institutionnel est imputable à des chocs exogènes, c’est le punctuated equilibrium qui est qualifié de « dépendance de sentier » (path dependency) ou de « conjoncture critique » (Capoccia et Kelemen, 2007). Si le mécanisme est imputable à des facteurs endogènes, il est qualifié de « processus incrémental de changement » (gradual change) (Bernhard, 2015).
Au regard du travail de Labarthe (2010) sur le développement d’innovations technologiques dans l’agriculture, nous définissons donc le verrouillage institutionnel comme l’ensemble des normes dans un régime qui se répercutent sur le développement d’une technologie, freinant ainsi son adoption en dépit de son efficacité potentielle. Le régime sociotechnique englobe les trois forces institutionnelles reprises par Sophie Michel (2014) ; normatives, cognitives et régulatrices. Les institutions normatives concernent les valeurs socio-culturelles de l’agriculture familiale en agroforesterie. Les institutions cognitives relèvent de la dimension technique de production. Les institutions régulatrices sont liées aux rapports de production, d’échange et de structuration des deux filières.
Les niches d’innovation sont les nouvelles variétés de cacao et de café, les méthodes de lutte intégrée contre les ravageurs, et la labellisation et certification (cahiers des charges). Le paysage sociotechnique désigne les macro-institutions (politiques publiques, aspirations sociétales, paradigmes) et les macro-évènements (chocs ou autres perturbations naturelles et/ou sociales) qui influencent le régime (Angeon et Bates, 2020).
3 Cadrage méthodologique
Le cadre méthodologique utilisé comprend la mise en place de la démarche RAP, la construction et l’analyse d’une base de données. Le terrain d’étude couvre deux régions d’Haïti : le Nord et la Grand’Anse, deux pôles de développement des filières cacao et café.
3.1 Mise en œuvre de la démarche de recherche-action participative
La recherche-action participative a été facilitée par la mise en place dans chaque zone d’étude de deux structures locales d’appui-conseil : le Comité d’appui-conseil collectif (CACC), composé de 10 membres, qui se situe à l’échelle régionale (c’est-à-dire un comité par région) ; et le Comité d’appui-conseil individuel (CACI), composé de 3 membres, qui est présent sur les fermes dans les deux régions concernées. Il existe 2 CACC et 40 CACI (20 par région et par filière).
Les CACC sont constitués des membres issus du système sectoriel d’innovation des filières étudiées, et qui ont participé à des séances de formation participative sur le renforcement des capacités d’innovation. Les CACI comprennent un chef fermier, un technicien-vulgarisateur et un représentant du CACC.
Le suivi des activités des CACC et des CACI a été fait à deux niveaux. Le premier a concerné les appuis apportés à l’échelle de la ferme, notamment le suivi des activités, les conditions d’expérimentation des niches d’innovation, les stratégies de partage d’expériences et de savoir-faire et le renforcement des initiatives endogènes d’innovation. Ces appuis ont donné lieu également à une collecte de données. La plateforme d’échanges WhatsApp du CACC a été utilisée pour cette collecte. Le second niveau est lié aux appuis apportés à l’échelle régionale sur les conditions d’implication des acteurs dans les processus d’innovation, la validation des connaissances expérientielles et des savoir-faire développés par les agriculteurs et l’identification participative des leviers de transition sociotechnique.
3.2 Construction de la base de données
Afin de caractériser le régime sociotechnique, nous avons mené des échanges collectifs avec les membres des CACC, des entretiens semi-structurés individuels avec des informateurs-clés, des consultations à dires d’experts (nationaux, internationaux, retraités) et des enquêtes formelles auprès d’un échantillon d’agriculteurs membres des CACI en complémentarité avec notre démarche RAP (Tab. 1).
Les entretiens collectifs et ceux avec les informateurs-clés ont été conduits dans les deux régions concernées (1 débat et 5 informateurs-clés par région) à l’aide de guides d’entretiens contenant des questions ouvertes ou semi-fermées. Les consultations à dires d’experts sont des entretiens ouverts avec les acteurs-clés permettant de recueillir des données générales sur les deux filières cacao et café à l’échelle nationale. Les enquêtes formelles ont été réalisées auprès d’agriculteurs, bénéficiaires directs des jardins d’expérimentation du Programme d’innovation en agriculture et agroforesterie (PITAG), membres des CACI. Elles ont été réalisées à l’aide d’un questionnaire synchronisé sur Kobotoolbox et Kobocollect, contenant à la fois des questions fermées et semi-ouvertes.
Méthodes de collecte des données en appui à la démarche de recherche-action participative.
Data collection methods to support the process of Participative Action-Research.
3.3 Analyse des données
Les données ont été extraites des guides d’entretien et des outils Kobotoolbox et Kobocollect, et structurées en deux fichiers de format Excel.
Le premier fichier contenait le verbatim des entretiens ouverts classés par mots clés en termes de degré d’occurrence, et les données textuelles ainsi organisées. Ces données ont permis de caractériser le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers, notamment les trois types d’institutions (régulatrices, normatives et cognitives), ainsi que le mode de fonctionnement socioéconomique des filières cacao et café.
Le second fichier comportait les données des enquêtes semi-structurées auprès des membres des CACI (n = 40 agriculteurs). Il contenait également des données qualitatives, mais quantifiées par degré d’occurrence et organisées en format textuel, sur les atouts et contraintes aux innovations expérimentées, en lien à notre typologie institutionnelle. Il contenait également certaines données relatives aux conditions d’implication des agriculteurs et à l’évaluation participative des impacts de nos accompagnements techniques dans l’identification des leviers sociotechniques.
4 Résultats et discussion
La caractérisation du régime sociotechnique des systèmes agroforestiers a permis de mettre en évidence les verrous institutionnels à l’adoption d’innovations.
4.1 Caractérisation du régime sociotechnique des systèmes agroforestiers
4.1.1 Gouvernance de la production et des réseaux d’acteurs
Le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers est caractérisé par un système de production familiale de subsistance soumis aux chocs du paysage sociotechnique, aux incertitudes du contexte de l’agriculture haïtienne et aux influences des niches d’innovation. Ces systèmes agroforestiers, historiquement structurés par deux filières productives (café et cacao), présentent deux dynamiques de gouvernance de production : d’une part, ces deux filières se développent en répondant aux règles et principes concurrentiels des marchés ; et d’autre part elles se développent de façon endogène via des pratiques agroécologiques résilientes.
La première dynamique est appuyée par les acteurs des filières en aval de la production (entreprises privées et professionnelles, financeurs de projets, acteurs intermédiaires) à l’échelon sectoriel, bien que certains projets de développement visent aussi la préservation des ressources naturelles, la diversification des cultures et des sources de revenu, et l’autonomie des femmes à l’échelle territoriale.
La seconde est supportée par les acteurs en amont de la production tels que les agriculteurs, les associations d’agriculteurs et les coopératives, la société civile, les mouvements paysans, etc., ainsi que les fournisseurs d’intrants et de services agricoles à l’échelon local. Néanmoins, l’émergence de l’associativité locale est souvent l’effet d’initiatives financées par la coopération internationale et se ralentit à l’arrêt des financements, ce qui questionne la viabilité de ces structures de gouvernance locale.
Ces deux dynamiques de production sont en tension, sous différents aspects présentés dans la Figure 1.
Les acteurs de régulation, notamment l’État, les universités et les centres de recherche, ne parviennent pas à aligner ces deux dynamiques de production pour structurer le système d’innovation dans les systèmes agroforestiers. En effet, le rôle de l’État a été réduit à la gouvernance de projets financés par les bailleurs de fonds internationaux. Ensuite, la recherche agronomique portée par les instituts et les centres de recherche internationaux occupe une place « inconfortable » et est surtout orientée vers le développement des filières agricoles, au mépris de la réalité agricole et rurale haïtienne.
Les perspectives de redressement peuvent être le renforcement des structures locales (les coopératives agricoles) et les dynamiques d’accompagnement des initiatives endogènes d’innovation. Les coopératives agricoles renforcées peuvent synchroniser leurs deux fonctions principales : (i) la fonction associative qui met en valeur les initiatives locales de coopération pour innover ; et (ii) la fonction lucrative qui cherche à générer des profits comme les entrepreneurs. En fait, elles ont le potentiel de devenir des entreprises agricoles solidaires. Leurs profits pourraient devenir des leviers du processus s’ils étaient redistribués comme ristournes aux coopérateurs pour maximiser les retours d’investissement.
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Fig. 1 Tension entre deux dynamiques de production dans les systèmes agroforestiers à base de cacao et de café. Tension between two production dynamics in cocoa and coffee- based agroforestry systems. |
4.1.2 Formes institutionnelles
Les autres éléments caractéristiques du régime sociotechnique des systèmes agroforestiers sont les institutions. Nous avons identifié trois types d’institutions. Le premier type est lié à des règles cognitives, qui désignent les croyances dans l’organisation technique des systèmes agroforestiers de l’agriculture familiale. Le deuxième type est relatif aux règles normatives, qui sont des valeurs socialement partagées dans les réseaux d’acteurs. Le troisième type comprend les règles de régulation, qui sont des dispositifs rendant possibles les rapports de production et d’échange dans les systèmes agroforestiers (Angeon et Bates, 2020). Ces trois types d’institutions sont détaillés dans le Tableau 2.
Les institutions cognitives et normatives présentées dans le Tableau 2 sont favorables aux innovations endogènes des agriculteurs. Elles sont fondées sur des ressources autoproduites au sein des systèmes agroforestiers. Ce sont généralement des règles non écrites, mais respectées et opératoires. En revanche, les règles régulatrices (écrites ou non écrites) sont liées aux niches d’innovation portées par les professionnels de ces deux filières. Ces innovations ne sont pas co-construites avec les agriculteurs et sont par conséquent moins opératoires que celles autoproduites.
Certaines institutions régulatrices (décrites en fonction des degrés d’occurrence exprimés par les agriculteurs dans les Tableaux 3 et 4) sont liées aux conditions d’accès à la terre et à l’organisation du travail. Ces institutions structurent les modalités d’accès aux deux types de facteurs les plus importants pour la production dans les systèmes agroforestiers, les outils et machines étant peu utilisés dans ce type de production.
En fonction des contextes, ces formes institutionnelles peuvent être des freins ou des catalyseurs au processus d’innovation. Nous observons une tenure foncière en faire-valoir direct (FVD) dominante (77 %) par rapport au faire-valoir indirect (FVI) (23 %). Néanmoins, la base foncière des parcelles repose sur un mode de FVD de type héritage de propriété en indivis (52 %). Ce régime foncier est peu sécurisé par l’absence de titre authentifié, ce qui réduit les investissements dans des pratiques culturales durables.
Dans le régime foncier en FVI, le métayage est dominant et représente 15 % du total, par rapport au fermage représentant 5 %. Le métayage est caractérisé par des institutions régulatrices non écrites (contrat oral, accord explicite), contrairement au fermage qui est formalisé à partir de documents de bail écrits authentifiés.
Usufruit (en FVD) et squattérisation (en FVI) sont les deux modes d’acquisition les moins répandus, respectivement 5 % et 3 % du total. Ce sont les modes d’acquisition les plus précaires, en général pour des parcelles de peu de valeur cédées en usufruit, parfois en échange de services et de main-d’œuvre agricoles. Enfin, seulement 20 % des fermiers disposent d’un titre notarié. Cela permet de considérer l’insécurité foncière comme un blocage à l’innovation dans l’agroforesterie, celle-ci requérant la mobilisation de ressources foncières à long terme.
Les agriculteurs utilisent deux types de main-d’œuvre : interne et externe.
La main-d’œuvre interne est dominée par le type familial (88 %). Ce type regroupe des personnes âgées de 18 ans et plus présentes dans la ferme, majoritairement les garçons. Les filles sont le plus souvent sollicitées pour la récolte et les opérations post-récolte. Au moment des pics de récolte, les enfants peuvent rater des jours de classe. Il existe aussi de la main-d’œuvre interne hors famille (13 %), fournie par une tierce personne disponible régulièrement dans la ferme. Elle représente une main-d’œuvre permanente, exécute les travaux les plus lourds, reçoit une rémunération (en espèces ou en nature) et a un contrat (écrit ou non-écrit). Un agriculteur peut utiliser à la fois le type familial et hors famille.
La main-d’œuvre externe est sollicitée en cas de pics de travaux intensifs. Dans un cas atypique, le fermier, une personne âgée disposant de moyens et de ressources, n’utilise que de la main-d’œuvre externe. La main-d’œuvre externe est de type « journalier » ou « culture-invitation » ou « escouade ». Souvent, les agriculteurs combinent différents types de main-d’œuvre sur leur ferme.
La main-d’œuvre journalière, présente chez 25 % des agriculteurs interrogés, est une main-d’œuvre temporaire. Elle repose soit sur la vente d’une journée de travail, soit sur une entente de prix pour une portion de travail. Elle peut faire l’objet d’un contrat écrit « formel » ou d’un contrat non écrit/verbal « informel » dans la majorité des cas. Le fermier doit donc trouver un journalier disponible et disposer aussi de moyens en « cash, nourriture, clairin ».
La culture-invitation, présente chez 77 % des agriculteurs interrogés, est une organisation solidaire du travail liée à l’entraide sans réciprocité de travail obligatoire, moyennant l’offre de nourriture et de boisson (clairin). C’est la forme de main-d’œuvre externe la plus courante dans les systèmes agroforestiers. Elle peut prendre deux formes regroupant un nombre relativement élevé de personnes : le konbit, aussi appelé corvée ou djann, et le kwadi, qui est une forme de coopération élargie. Bien qu’elle soit une forme institutionnelle opératoire et respectée, la culture-invitation n’est pas structurée par des institutions formelles. Elle est plutôt routinière et les invitations sont verbales. Elle est utilisée par un agriculteur membre de l’équipe lorsqu’il fait face à un pic de travaux intensifs. En dépit des critiques de Mats Lundahl (2010), ce type d’organisation du travail demeure prégnant dans les systèmes agroforestiers étudiés.
L’escouade, présente chez 30 % des agriculteurs interrogés, est une forme d’organisation du travail plus ou moins structurée, hiérarchisée et à réciprocité complète. L’escouade se réunissant sous forme de konbit restreints et permanents est activée chaque année, au début des pics de travaux intensifs où chaque membre doit bénéficier de sa journée de travail dans un cycle. Il arrive parfois qu’un membre, en difficulté financière ou n’ayant pas beaucoup de travaux, arrive à monnayer son tour soit à un autre membre de l’escouade soit à un agriculteur non-membre. Selon le principe de fonctionnement de l’escouade, les membres sont prioritaires et doivent bénéficier d’un prix spécial. L’escouade contient un nombre restreint de membres permettant d’assurer une meilleure gestion et s’organise en douvan jou (chaîne, ronde, attribution) selon la région ou le contexte de travail.
Cette caractérisation du régime sociotechnique nous permet de mettre en évidence les mécanismes et les verrous institutionnels qui structurent le développement d’innovations (les niches et les initiatives endogènes), ainsi que la facilitation de l’accès aux ressources importantes comme le foncier et le travail agricole.
Types d’institution dans le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers à base de cacao et de café.
Types of institution in the socio-technical regime of cocoa and coffee- based agroforestry systems.
Institutions régulatrices liées à l’accès à la terre.
Regulatory institutions related to access to land.
Institutions régulatrices liées à l’organisation du travail.
Regulatory institutions related to the organization of work.
4.2 Le système-acteurs des filières cacao et café
Dans cette analyse, un seul et même cadre suffit, car les deux filières cacao et café sont souvent portées par les mêmes types d’acteurs : en amont ou en aval, au niveau national ou international. Le fonctionnement du système-acteurs des systèmes agroforestiers à base de cacao et de café est séquencé et hiérarchisé sur la Figure 2.
Le séquençage indiqué sur la Figure 2 concerne les deux filières au niveau national, c’est-à-dire depuis les fournisseurs d’intrants jusqu’aux consommateurs nationaux, ou bien les faibles quotas de transformation qui se font en Haïti. Il ne concerne pas leur prolongement à l’étranger. Il comporte trois types d’acteurs principaux : (i) les fournisseurs d’intrants et de services agricoles en amont ; (ii) les producteurs d’outputs qui sont les acteurs du système de production familiale en agroforesterie ; et (iii) les transformateurs, les commerçants et les consommateurs en aval.
Le système peut être hiérarchisé en fonction du pouvoir d’influence des acteurs par rapport à leur positionnement (du haut vers le bas), qui crée un rapport de force dans les négociations. Les producteurs, qui sont les utilisateurs des innovations, se trouvent en bas de l’échelle, aux côtés des journaliers, vendeurs de main-d’œuvre de deuxième niveau, et des petits consommateurs des marchés locaux.
Ces producteurs se trouvent coincés entre deux types de marché aux caractéristiques monopolistiques. D’un côté, on trouve les fournisseurs d’intrants, d’outils, de matériel, et d’équipements, qui sont des price maker en oligopole. Ils sont en petit nombre et décident unilatéralement le prix que doivent payer les producteurs. De l’autre côté, les intermédiaires et les entreprises qui achètent les produits bruts peu transformés s’érigent également en price maker au niveau national. Ils sont très peu nombreux sur le marché et décident sans concession le prix auquel ils veulent payer les produits. Les coopératives agricoles ont été créées pour essayer de régulariser ce type de marché, mais elles sont encore faibles et ne peuvent pas influencer significativement les marchés. Dans certains cas, elles sont mêmes dépendantes de ces acteurs/acheteurs pour combler leur déficit de financement, ou d’autres bailleurs.
Les autres caractéristiques de ces deux types de marché sont : (i) l’absence de transparence et d’information sur les prix ; (ii) la faible répartition des marges ; (iii) le manque de confiance entre vendeur et acheteur ; et (iv) le peu de flexibilité. A l’échelon local, les marchés sont plus consensuels et les échanges sont négociés entre acheteurs et vendeurs autour d’un prix considéré comme acceptable. Par contre, dans ces marchés, seules de faibles quantités sont écoulées et en majeure partie les « rejetons ».
Le système-acteurs est également caractérisé par un faible ratio conseiller agricole/agriculteur, ainsi que par la rareté du crédit et des subventions. Le financement par l’usure, qui est plus ou moins disponible, est qualifié de « coup de poignard » (ponya), vu les taux d’intérêt élevés. Ainsi, les processus d’innovation peuvent être influencés non seulement par les deux situations de monopole précitées, mais aussi par les services d’appui-conseil, les services financiers et les appuis techniques.
La domination des fournisseurs d’intrants et des acteurs de la transformation détermine une certaine faiblesse de structuration qui conduit à des répartitions très inégales des valeurs ajoutées au profit de ces acteurs privilégiés, qui généralement ne supportent pas le coût de mise en œuvre des innovations. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que les producteurs, acteurs centraux de ces filières, fassent face à un faible retour sur investissement.
En situation médiane se trouvent la main-d’œuvre de niveau 1 et les fournisseurs locaux. La première est divisée en main-d’œuvre interne et externe. Sachant que cette main-d’œuvre est de plus en plus rare, les producteurs ont parfois recours à des journaliers. Et suite à l’exode rural, les prix des journaliers tendent à augmenter.
Les fournisseurs locaux d’innovations et de technologies qui engrangent les subventions, les agents fournisseurs locaux de plantules, de compost, de phéromones, de pièges artisanaux, de pesticides naturels… sont également à disposition des agriculteurs, mais dans des proportions moindres. Ces fournisseurs sont principalement les organisations non gouvernementales (ONG), l’État à travers le ministère de l’Agriculture, des ressources naturelles et du développement rural (MARNDR), et de ses structures déconcentrées, les centres de recherche et universités, et quelques entreprises privées. De ce type de fournisseurs, les agriculteurs reçoivent les intrants à des prix subventionnés ou abordables, ou sous forme de distribution.
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Fig. 2 Séquençage et hiérarchisation du système-acteurs des filières cacao et café. Sequencing and prioritization of the actor-system in the cocoa and coffee sectors. |
4.3 Évaluation participative des impacts des accompagnements techniques
L’évaluation participative a porté sur : (i) l’importance perçue des CACC et CACI ; (ii) le niveau d’implication des agriculteurs dans le processus d’innovation ; (iii) l’identification des contraintes et atouts liés aux innovations. Ces dernières sont de deux catégories : les niches d’innovation des professionnels des deux filières et les innovations endogènes des acteurs locaux. Les contraintes et les atouts sont définis à l’intérieur des formes institutionnelles du régime sociotechnique des systèmes agroforestiers.
4.3.1 Importance des dispositifs organisationnels (CACI et CACC)
À plus de 77 %, soit 31/40, les agriculteurs ont témoigné de l’importance des CACI et des CACC. L’agriculteur membre du CACI se sent plus à l’aise pour s’exprimer lors des séances d’entretien et de partage d’expériences pour deux raisons : (i) le CACI se réunit dans la ferme à un horaire approprié pour l’agriculteur ; (ii) la présence du représentant local « membre du CACC » facilite les échanges selon un cadre horizontal. L’agriculteur bénéficie donc d’une double proximité : territoriale et identitaire.
À partir des données recueillies, puis partagées à travers la plateforme d’échanges WhatsApp, le CACC fait des propositions sur le processus d’innovation en termes de conditions d’implication des agriculteurs. Ces deux dispositifs organisationnels contribuent à l’accompagnement de l’expérimentation paysanne, à l’autonomisation des compétences locales et à l’établissement de liens sociaux, culturels et solidaires.
Néanmoins, d’autres agriculteurs (9/40, soit 23 %) ont souligné certaines faiblesses de ces deux dispositifs organisationnels. Selon eux, ces structures sont : (i) éphémères et opérationnalisées dans un contexte de programme d’intervention ; (ii) sans cadre formel de fonctionnement ; et (iii) sans rôles ni objectifs clairement définis. En réalité, plus de deux ans après leur mise en place, elles continuent de fonctionner plus ou moins normalement.
4.3.2 Niveau d’implication des agriculteurs dans les processus d’innovation
La mobilisation du modèle participatif et constructiviste est essentielle pour impliquer les agriculteurs dans le processus d’innovation. Cette implication est structurée en trois étapes.
Premièrement, les agriculteurs sont intégrés en tant qu’acteurs et non pas comme simples usagers de l’innovation. Cette intégration peut se faire suivant deux approches différentes : (i) l’approche de diagnostic participatif des politiques publiques, dans laquelle les agriculteurs sont au centre de l’évaluation ; la validation des besoins ainsi que leur classement par ordre de priorité servant de prérequis pour les concepteurs d’innovations ; (ii) l’approche de co-construction de l’innovation, qui situe les agriculteurs aux côtés des autres acteurs dans les prises de décision (Jules et al., 2023).
Deuxièmement, les agriculteurs doivent s’engager, c’est-à-dire activer ou créer des comportements coopératifs. Ceux-ci leur permettent de mutualiser les moyens et ressources, les risques et les conditions de partage de la valeur que génère l’innovation.
Troisièmement, les démarches de partenariats doivent être renouvelées. Les chercheurs doivent tenir compte du savoir-faire des agriculteurs, des atouts et des contraintes du milieu (Adekunle et Fatunbi, 2012), notamment des verrous institutionnels. Ainsi, l’innovation ne sera diffusée que si les « valeurs » des agriculteurs sont prises en compte (Lundvall, 1998 ; Loconto, 2023).
En termes de résultats, l’approche de diagnostic participatif souligne les capacités collaboratives des agriculteurs, mais ne documente pas la dynamique des réseaux locaux dans la prise de décision. La mise en partage de la connaissance au sein de ces réseaux ne révèle pas d’actions collectives fondées sur la coopération (Cosnefroy et Lefeuvre, 2018 ; Amazan et al., 2024). Les niches d’innovation ne sont pas co-construites, donc ne répondent pas aux valeurs socio-culturelles et aux potentialités écologiques du milieu.
4.3.3 Identification des principaux atouts et contraintes aux innovations
La connaissance de l’écosystème dans lequel se développe l’innovation est primordiale. Elle permet d’identifier les contraintes et les atouts du milieu. Les contraintes réduisent l’innovation tandis que les atouts la favorisent. La Figure 3 présente les contraintes et atouts majeurs des systèmes agroforestiers.
La plus grande contrainte déclarée (75 % des agriculteurs) est liée aux conditions d’accès aux ressources (foncier, eau, main-d’œuvre). Ces ressources, déterminantes pour le processus d’innovation, se font de plus en plus rares dans l’agriculture haïtienne (Paul et Régis, 2024).
Ensuite, l’accès aux technologies et aux intrants a été évoqué par 70 % des agriculteurs. Si les technologies accompagnant les innovations sont disponibles au cours des phases d’essai (émergence et mise en œuvre), elles peuvent être manquantes lors du changement d’échelle (phases de diffusion et d’auto-renforcement). Les problèmes d’intrants sont de trois types : coût élevé, indisponibilité et qualité faible.
Le crédit et les subventions sont également des contraintes importantes pour 55 % des agriculteurs. Les rares subventions des ONG et de l’État ne sont pas à la portée de la majorité des agriculteurs, compte tenu des conditions exigées. Ce sont les grands planteurs qui en bénéficient. Le crédit le plus simple et rapide pour les agriculteurs est l’usure, au taux d’intérêt exorbitant. Le remboursement de ce type de crédit peut aller jusqu’à la consommation totale du revenu d’une campagne agricole.
Ces trois premières contraintes sont liées aux institutions régulatrices structurant les filières cacao et café. Elles peuvent freiner le développement des niches d’innovation dans le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers.
Les deux autres contraintes sont : (i) la compétence et l’accès aux informations ; (ii) l’enclavement de la ferme et les infrastructures agricoles. Elles ont été rapportées respectivement par 52 % et 47 % des personnes interrogées. Les services de vulgarisation agricole défaillants privent les agriculteurs de certaines informations agricoles nécessaires. De plus, notre enquête a révélé que 16/40 planteurs de cacao et de café, soit 40 %, ne savent ni lire ni écrire. 31/40 parcelles visitées, soit plus de 77 %, sont enclavées, sans routes agricoles ou autres infrastructures de production. Dans cette situation, les agriculteurs subissent une double peine par rapport au transport : augmentation du coût des intrants et diminution du prix des produits.
Ces deux dernières contraintes, liées aux institutions cognitives, impactent le fonctionnement des systèmes agroforestiers en ce qui concerne les pratiques agroécologiques, qui nécessitent des compétences techniques. Elles peuvent également freiner le développement des innovations endogènes, fondées sur des ressources auto-produites.
L’un des atouts exprimés le plus fréquemment (85 % des répondants) est la solidarité et l’entraide entre les agriculteurs. Cette solidarité concerne le travail et se manifeste souvent au moment des pics de travaux, des périodes de soudure et des aléas climatiques.
La main-d’œuvre familiale disponible (67 % des répondants) est un autre atout important pour la ferme. Le coût de la main-d’œuvre peut se révéler le plus important pour un agriculteur qui n’utilise que de la main-d’œuvre extérieure. Les agriculteurs ayant une forte disponibilité de main-d’œuvre familiale peuvent vendre leur force de travail ailleurs pour supporter d’autres coûts de production.
La volonté et le courage sont le troisième atout exprimé (65 % des répondants). Cette volonté permet aux agriculteurs de rester dans l’activité de production agricole en dépit des pertes récurrentes qu’ils subissent. Ils combinent différentes stratégies pour ne pas décapitaliser : (i) pratiquer la polyculture ; (ii) étaler la production sur différentes saisons ; (iii) combiner l’élevage et l’agriculture ; (iv) recourir à différents prêts et paiements de transfert ; (v) vendre et échanger de la main-d’œuvre.
Les deux premiers atouts portent sur des valeurs socialement partagées dans la communauté, faisant référence aux institutions normatives de fonctionnement des systèmes agroforestiers. Ils sont nécessaires au développement endogène de l’agroforesterie en lien à l’approche de co-construction de l’innovation.
Les deux derniers atouts sont la disponibilité des terres en métayage (55 % des répondants) et l’insuffisance d’autres opportunités extra-agricoles (45 % des répondants). Les agriculteurs disposant d’un surplus de main-d’œuvre familiale peuvent prendre des terres en métayage en vue de valoriser leur force de travail.
Ces atouts sont liés aux institutions régulatrices concernant le mode d’accès à la terre et à la disponibilité des travailleurs agricoles, ces derniers se faisant de plus de plus rares à cause de l’exode rural. Ils sont favorables aux niches d’innovation structurant le développement des filières cacao et café au sein des systèmes agroforestiers.
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Fig. 3 Contraintes et atouts liés aux innovations. Constraints and strengths linked to innovations. |
5 Conclusion
En Haïti, l’agroforesterie est une clé de résilience en milieu rural, en proie à des chocs récurrents. En vue de maintenir cette résilience, les organismes publics et privés soutiennent des innovations, dont le niveau de réussite est mitigé, dû en partie à des verrous divers. Cet article analyse les verrous institutionnels à l’innovation dans le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers.
La méthodologie adoptée a mobilisé le cadre multi-niveaux de l’innovation et la démarche de recherche-action participative. Différents résultats ont été discutés. En premier lieu, la caractérisation du régime sociotechnique des systèmes agroforestiers a révélé une tension entre deux dynamiques de production : (i) la gouvernance sectorielle des filières cacao et café ; et (ii) la gouvernance territoriale du développement endogène de l’agroforesterie. Cette caractérisation a révélé des mécanismes structurants en termes de développement d’innovations.
En second lieu, le fonctionnement du système-acteurs de ces deux filières a induit une compétition sur les marchés, freinant ainsi les actions collectives de type coopératif nécessaires à l’innovation. Cette dynamique socio-économique a orienté les choix d’innovations et a favorisé en même temps une répartition inégale de la valeur ajoutée, au détriment des agriculteurs qui supportent généralement seuls les coûts de la mise en œuvre d’innovations.
Nous avons aussi identifié des atouts et des contraintes à l’innovation en lien avec les formes institutionnelles structurant le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers. Ce sont les institutions cognitives, normatives et régulatrices. Les deux premières structurent le développement endogène de l’agroforesterie à partir des ressources auto-produites. Les institutions régulatrices caractérisent le développement sectoriel des cultures cacao et café au sein des systèmes agroforestiers et sont liées aux niches d’innovation portées par les professionnels de ces filières.
L’évaluation participative de la perception des accompagnements techniques fournis a révélé une autre dimension de verrouillage qui concerne l’implication des agriculteurs dans le processus d’innovation : (i) l’insuffisance d’engagement de la part des agriculteurs en termes de responsabilité et de capacité nécessaires pour développer ou activer la mutualisation des ressources dans le cadre de comportements coopératifs (Laurent, 2018) ; (ii) le désintéressement si la stratégie, le savoir-faire et les valeurs des agriculteurs ne sont pas pris en compte dans le processus d’innovation.
Ces résultats empiriques induisent des recommandations visant à sensibiliser les décideurs sur l’ensemble des verrous à l’adoption d’innovations dans les systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café en Haïti. En effet, il existe des pistes de déverrouillage (ou des leviers sociotechniques) inhérentes au contexte local et aux innovations elles-mêmes. Premièrement, les organisations locales doivent être renforcées, notamment les coopératives agricoles, pour assurer l’alignement entre les deux types de gouvernance d’innovations au sein des systèmes agroforestiers. Deuxièmement, les innovations doivent être co-conçues pour répondre aux valeurs socio-culturelles et institutionnelles de la population autochtone (Curry et al., 2021) et aux potentialités écologiques du milieu. Enfin, les capacités d’innovation des acteurs doivent être renforcées à travers un processus d’apprentissage collectif de type « coopératif ».
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Citation de l’article : Amazan JF, Temple L, Paul B. 2025. Verrouillages institutionnels des dynamiques d’innovation dans les systèmes agroforestiers structurés par les filières cacao et café en Haïti. Cah. Agric. 34: 4. https://doi.org/10.1051/cagri/2025002
Liste des tableaux
Méthodes de collecte des données en appui à la démarche de recherche-action participative.
Data collection methods to support the process of Participative Action-Research.
Types d’institution dans le régime sociotechnique des systèmes agroforestiers à base de cacao et de café.
Types of institution in the socio-technical regime of cocoa and coffee- based agroforestry systems.
Institutions régulatrices liées à l’accès à la terre.
Regulatory institutions related to access to land.
Institutions régulatrices liées à l’organisation du travail.
Regulatory institutions related to the organization of work.
Liste des figures
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Fig. 1 Tension entre deux dynamiques de production dans les systèmes agroforestiers à base de cacao et de café. Tension between two production dynamics in cocoa and coffee- based agroforestry systems. |
Dans le texte |
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Fig. 2 Séquençage et hiérarchisation du système-acteurs des filières cacao et café. Sequencing and prioritization of the actor-system in the cocoa and coffee sectors. |
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Fig. 3 Contraintes et atouts liés aux innovations. Constraints and strengths linked to innovations. |
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