Open Access
Issue
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
Article Number 26
Number of page(s) 12
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2025027
Published online 05 August 2025

© S. Chakri et al., Hosted by EDP Sciences 2025

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Les pelouses méditerranéennes de montagne sont des formations végétales herbacées de faible hauteur, considérées comme des habitats semi-naturels clés pour le fonctionnement écologique et les systèmes pastoraux. Elles abritent une diversité floristique et faunistique remarquable (Médail et Diadema, 2006). Leur structure résulte de l’interaction entre des processus naturels, notamment le climat et la topographie, et des pratiques humaines historiques, en particulier le pâturage extensif (Marion et al., 2010). Cependant, ces écosystèmes sont aujourd’hui menacés par l’abandon des pratiques traditionnelles, la pression foncière, le surpâturage et l’intensification des sécheresses liées au changement climatique, ce qui altère leur structure, leur biodiversité et leur capacité à fournir des services écosystémiques (Dumont et al., 2015).

Au Maroc, les systèmes d’élevage extensif dépendent des parcours pastoraux et sylvopastoraux. Ces espaces couvrent environ 53 millions d’hectares, principalement dans les zones agroécologiques défavorisées (MAPMDREF, 2017). Des études menées dans le Haut Atlas ont montré que l’altitude, la pente et l’exposition influencent significativement la gestion des troupeaux et la répartition des espèces animales (El Aayadi et al., 2020 ; Sraïri et al., 2003). Ces recherches ont également mis en lumière des formes communautaires de gestion telles que les Agdal (Faouzi, 2013 ; Raduła et al., 2018). En revanche, les pelouses pâturées du Rif occidental, et en particulier celles du massif de Jbel Bouhachem, restent très peu étudiées. Localisées entre 1000 et 1500 m d’altitude, ces pelouses, appelées localement M’quil, constituent des lieux stratégiques de pâturage, de repos, d’abreuvement et de transhumance pour les troupeaux. Elles assurent un lien fonctionnel entre les étages altitudinaux et abritent une flore spécifique (Chambouleyron, 2012). Pourtant, elles sont aujourd’hui soumises à de fortes pressions : déclin des règles coutumières, surpâturage et progression des cultures de cannabis (Gatchui et al., 2014). Leur rôle structurant dans le fonctionnement pastoral du massif n’a pas été reconnu dans le plan d’aménagement du Parc naturel de Bouhachemde (DREF Rif, 2015), et les recherches existantes se limitent à des analyses forestières ou floristiques, sans approche zootechnique (Benabid, 1984).

Si les relations entre topographie et pratiques pastorales ont été documentées dans le Haut Atlas marocain, elles restent méconnues dans le Rif occidental, malgré des spécificités écologiques et socio-culturelles uniques telles que celles du massif du Jbel Bouhachem. Ce dernier, caractérisé par des gradients altitudinaux prononcés, des pentes abruptes et une forte pression anthropique, représente un laboratoire naturel pour étudier comment les contraintes physiques (altitude, pente, exposition, humidité des sols) façonnent les systèmes d’élevage extensifs.

Notre étude pose l’hypothèse que ces variables topographiques structurent les pratiques pastorales en modulant trois dimensions clés : (1) l’accessibilité des pelouses, (2) la disponibilité saisonnière des ressources (eau, fourrage), et (3) l’intensité d’utilisation des parcours. Pour la vérifier, nous croisons une analyse spatiale des pelouses, des enquêtes socio-pastorales et des méthodes statistiques multivariées. Cette approche permet d’articuler les réalités biophysiques du terrain (relief, humidité), les stratégies zootechniques (composition des troupeaux, charge animale) et les logiques socio-territoriales locales.

En proposant une typologie des pelouses basée sur des indicateurs zootechniques et topographiques, cette recherche comble un vide scientifique tout en offrant des leviers concrets pour une gestion pastorale durable.

2 Matériel et méthodes

2.1 Présentation de la zone d’étude

2.1.1 Localisation et statuts de protection

L’étude a été réalisée dans le massif du Jbel Bouhachem, situé dans le Rif occidental au nord du Maroc (Fig. 1). Localisée entre 35°13’N et 5°28’W, ce site, qui est reconnu pour sa richesse écologique exceptionnelle (Alami et al., 2024), couvre environ 8000 hectares et bénéficie d’une protection multiniveau comprenant : (1) un classement en Site d’intérêt biologique et écologique (SIBE) de priorité 1 (AEFCS, 1996), (2) une Réserve biologique domaniale, et (3) son intégration depuis 2006 à la Réserve de la biosphère intercontinentale de la Méditerranée (RBIM-UNESCO) (Goeury, 2009).

thumbnail Fig. 1

Localisation du site d’étude et répartition des pelouses de pâturage du SIBE de Jbel Bouhachem.

Location of the study site and distribution of grazing grasslands in the SIBE of Jbel Bouhachem.

2.1.2 Caractéristiques biophysiques et socio-économiques

L’altitude de ce site varie de 575 à 1658 m, générant une forte hétérogénéité topographique et climatique, avec des précipitations annuelles pouvant atteignant 2000 mm sur les versants exposés à l’humidité atlantique. Ce gradient altitudinal se traduit par une végétation stratifiée allant du chêne vert (Quercus rotundifolia) en basse altitude, aux chênes zéen et tauzin (Quercus faginea, Quercus pyrenaica) en étage montagnard, jusqu’au pin maritime maghrébin et au cèdre de l’Atlas (Pinus pinaster subsp. maghrebiana, Cedrus atlantica) en altitude (Alami et al., 2024). La zone comprend également des habitats remarquables, notamment des pelouses semi-naturelles pâturées (Fig. 2), des tourbières et des mares temporaires. Il abrite des espèces rares au Maroc, telles que Ophioglossum lusitanicum, Isoetes histrix et Ranunculus ficaria (Chambouleyron, 2012).

Le territoire associe un riche patrimoine culturel, notamment des sites religieux comme les zaouïas et le mausolée de Moulay Abdeslam, à des activités agropastorales traditionnelles qui constituent un pilier de l’économie locale (Bachar et al., 2021). Ces activités, lorsqu’elles sont exercées de manière modérée et collective, contribuent à la préservation écologique en maintenant des paysages semi-ouverts et favorisant la diversité floristique des pelouses (Vidaller et al., 2022). Cependant, la rupture des systèmes traditionnels de gestion et la surexploitation menacent cet équilibre, rendant nécessaire une régulation adaptée (Ater et Hmimsa, 2013).

thumbnail Fig. 2

Pelouse pâturée du site de Jbel Bouhachem (Amsemlil).

Grassland on the site of Jbel Bouhachem (Amsemlil).

2.2 Collecte des données

L’analyse des pelouses de Jbel Bouhachem repose sur une approche méthodologique intégrée, combinant enquêtes de terrain, télédétection, modélisation spatiale et traitement statistique.

2.2.1 Identification des pelouses

L’identification des pelouses a été réalisée à partir d’une combinaison d’outils géospatiaux, de savoirs locaux et de vérifications de terrain. Une première délimitation a été effectuée à l’aide de l’imagerie Google Earth, de cartes topographiques au 1/25 000 (feuilles Tayenza 2007 et Jbel Bouhachem 2010) et à l’aide d’un GPS (Garmin eTrex 30). Cette cartographie (qui recensait initialement une vingtaine de pelouses) a été complétée par des enquêtes semi-directives menées auprès des habitants des villages (douars) voisins, permettant d’intégrer les connaissances locales sur les usages pastoraux. La validation finale des sites, effectuée lors de missions de terrain, a permis de confirmer et de localiser précisément les quinze pelouses retenues pour l’étude.

2.2.2 Traitement géomatique

La cartographie des pelouses a été réalisée avec le logiciel QGIS (v. 3.10.10), suivant trois étapes principales : (1) la numérisation des contours des pelouses et la création d’une base de données géoréférencées ; (2) la vérification sur le terrain des limites identifiées ; (3) la modélisation du relief à partir d’un Modèle numérique de terrain (MNT) de 6 m de résolution, généré à partir des courbes de niveau et des points cotés des deux cartes topographiques au 1/25 000 (Ouédraogo et al., 2014).

2.2.3 Données topographiques

La délimitation préliminaire des pelouses a été réalisée à l’aide de l’imagerie satellitaire (Google Earth), tandis que les données altimétriques ont été extraites de cartes topographiques au 1/25 000, notamment les feuilles de Tayenza (2007) et Jbel Bouhachem (2010).

À partir de ce MNT, plusieurs variables topographiques ont été dérivées : la pente moyenne, l’exposition moyenne sud et ouest (Expo_Sud et Expo_West), ainsi que l’indice topographique d’humidité moyen et maximal (TWI_Moy et TWI_Max). Ces indices ont été calculés selon les méthodes de modélisation numérique du terrain (Li et al., 2015). Une base de données intégrant les variables topographiques a été construite (Tab. 1).

Tableau 1

Données topographiques des pelouses pâturées du site de Jbel Bouhachem.

Topographic data of the grazed grasslands in the Jbel Bouhachem site.

2.2.4 Données zootechniques

L’analyse des pelouses pastorales du site de Jbel Bouhachem s’inscrit dans une approche territoriale intégrée, visant à comprendre les dynamiques d’utilisation des espaces de parcours par le cheptel des communautés rurales avoisinantes. Dans ce cadre, une attention particulière a été portée à la relation entre les unités spatiales écologiques (les pelouses) et les unités socio-territoriales (le cheptel des douars) qui en assurent l’exploitation.

2.2.4.1 Effectifs du cheptel dans les douars riverains

L’analyse des effectifs du cheptel dans les douars riverains des pelouses pâturées du Jbel Bouhachem repose sur une approche combinant traitement spatial et données statistiques. Dans un premier temps, les douars en interaction directe avec les unités pastorales ont été identifiés et localisés à l’aide d’un Système d’information géographique (SIG). Cette étape a consisté à numériser les limites administratives communales et à positionner les douars sous forme de points géoréférencés, en s’appuyant sur des fonds topographiques et des données cartographiques disponibles (Fig. 1).

Dans un second temps, les effectifs du cheptel par douar ont été obtenus à partir des registres de vaccination de l’année 2021, produits par les services vétérinaires de l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) du ministère de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts du Maroc. Ces données concernent les trois principales espèces élevées dans la région : caprins, ovins et bovins. Bien que ces chiffres aient été initialement collectés dans un but sanitaire, ils nous ont permis d’avoir une représentation de la structure du cheptel à l’échelle des douars concernés (Tab. 2).

Il est toutefois important de signaler que, malgré la présence observée sur le terrain d’équidés (principalement des ânes et des mulets) dans plusieurs pelouses, leurs effectifs ne sont pas renseignés dans les bases de données des services vétérinaires.

Tableau 2

Données statistiques de l’effectif du cheptel des douars avoisinants.

Statistical data on livestock numbers in neighboring douars.

2.2.4.2 Enquête socio-pastorale

L’enquête a été conduite en deux phases, en juin 2022 et en mai 2025. Elle avait pour objectif d’analyser les logiques de fréquentation des unités pastorales en relation avec la topographie, la saisonnalité et les pratiques d’élevage locales. Vingt-deux acteurs locaux impliqués dans le pastoralisme ont été interrogés, incluant dix chefs des différents douars, porteurs de la mémoire pastorale, et douze bergers issus de différents douars et générations, choisis pour leur pratique du pâturage et leur connaissance du terrain. Les entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne d’une heure, ont permis d’aborder des thématiques liées aux contraintes environnementales, à l’organisation du pâturage et de la transhumance, à l’intensité de l’utilisation des pelouses, ainsi qu’à la relation entre les conditions topographiques et la gestion quotidienne du troupeau.

Une attention particulière a été portée à l’estimation de l’effectif moyen du cheptel fréquentant quotidiennement les pelouses. Cette thématique a fait l’objet d’un intérêt particulier lors d’un focus groupe tenu à la mosquée du douar de Bni Tmimen (Tayenza). Cette rencontre, d’une durée de plus de deux heures et demie, a réuni une dizaine de personnes ressources issues de plusieurs douars et appartenant à différentes générations (tous des hommes). Outre la question des effectifs animaux, d’autres aspects liés à l’organisation des parcours, aux dynamiques de transhumance, aux contraintes environnementales et aux évolutions des pratiques pastorales ont également été abordés.

Il convient de préciser que les effectifs du cheptel dans chaque pelouse rapportés par les participants sont restés estimatifs, ces derniers insistant sur la variabilité importante du nombre d’animaux présents, en fonction des jours, des saisons, des conditions climatiques et de la disponibilité des ressources (eau, couverture herbacée, accessibilité). Face à cette variabilité, l’approche méthodologique adoptée a consisté à estimer un effectif moyen journalier pour chaque pelouse, en prenant en considération les valeurs indicatives recueillies lors des échanges et en les croisant avec les observations de terrain (Tab. 3).

Tableau 3

Données zootechniques des pelouses pâturées du site de Jbel Bouhachem.

Zootechnical data of the grazed grasslands in the Jbel Bouhachem site.

2.3 Analyse statistique des données topographiques et de la gestion zootechnique.

Pour explorer l’effet de la topographie sur la gestion zootechnique dans les pelouses du Jbel Bouhachem, nous avons conçu une approche statistique intégrée combinant des outils complémentaires. Cette démarche s’inspire des méthodologies couramment utilisées en agroécologie et dans l’étude des systèmes pastoraux hétérogènes (Dray et al., 2012).

Dans un premier temps, une analyse de corrélation non paramétrique de Spearman a été utilisée afin d’évaluer les relations monotones entre les variables topographiques (altitude, pente, indice topographique d’humidité – TWI) et différents indicateurs zootechniques (effectif animal, structure du troupeau, charge spécifique en petits ruminants). Cette méthode a été retenue pour son adéquation aux distributions non normales et à la nature potentiellement non linéaire des relations étudiées (Bocianowski et al., 2024) (Fig. 3).

Deuxièmement, une Analyse en composantes principales (ACP) a été réalisée sur les variables zootechniques (effectifs du cheptel) afin d’extraire les principaux axes de variation entre les pelouses étudiées. Cette réduction dimensionnelle permet de regrouper les pelouses selon leur typologie d’usage, facilitant ainsi l’interprétation spatiale des pratiques d’élevage à l’échelle du territoire (Fig. 4).

Enfin, les coordonnées issues de cette ACP ont été utilisées comme base pour une classification automatique par la méthode des k-means, afin de regrouper les pelouses en ensembles typologiques homogènes selon leur profil de gestion. Cette combinaison ACP + classification permet de caractériser la diversité zootechnique des unités pâturées (Fig. 5).

thumbnail Fig. 3

Corrélation de Spearman entre les variables topographiques et zootechniques.

Spearman correlation between topographic and zootechnical variables.

thumbnail Fig. 4

Relations entre charge pastorale (UGB/ha) et indice d’humidité topographique (TWI).

Relationships between grazing pressure (LU/ha) and Topographic Wetness Index (TWI).

thumbnail Fig. 5

Clusters des pelouses selon les caractéristiques pastorales (ACP).

Clusters of grasslands based on pastoral characteristics (PCA).

3 Résultats

3.1 Variabilité spatiale des pelouses pastorales

Les quinze pelouses étudiées présentent une hétérogénéité spatiale marquée, se distribuant selon un gradient altitudinal bien défini : deux pelouses se situent en dessous de 1200 m d’altitude, neuf occupent l’étage moyen (1200–1400 m) et quatre se localisent dans l’étage supérieur (1400–1500 m). Leur superficie varie considérablement, de 0,42 à 16,72 hectares, permettant de distinguer trois classes distinctes : quatre petites pelouses (moins de 2 ha), cinq pelouses de taille intermédiaire (2–5 ha) et six grandes pelouses (plus de 5 ha). L’analyse des pentes révèle que sept pelouses présentent des pentes douces (< 10 %), tandis que huit montrent des pentes plus accentuées (≥ 10 %). L’analyse des expositions révèle une prédominance des pelouses orientées au sud (n = 11) par rapport aux expositions ouest (n = 4).

3.2 Pratiques pastorales locales

Les pratiques pastorales décrites résultent d’une approche de terrain combinant trois sources d’informations : (1) l’enquête avec les villageois, (2) le focus groupe et (3) les visites et les observations de terrain.

Dans les pelouses de haute altitude (> 1400 m) et à forte pente, les troupeaux sont composés à plus de 95 % de caprins. Cette prédominance est liée à leur capacité d’adaptation aux terrains escarpés. À l’inverse, les pelouses de faible altitude (< 1200 m) accueillent une plus grande diversité d’espèces : caprins, ovins et bovins ; ces derniers sont majoritairement présents dans les zones à pente modérée, proches des points d’eau et facilement accessibles.

La transhumance, autrefois pratiquée entre avril et octobre, a fortement régressé. Plus de 90 % des personnes interrogées indiquent sa disparition progressive depuis une trentaine d’années. Seules deux pelouses (Menzla et Bab Miiz) sont encore concernées, et ce, durant une courte période estivale (juillet–septembre). Cette pratique résiduelle relève davantage d’une réponse stratégique à la topographie qu’à un retour des itinéraires historiques : les bergers privilégient des zones plus accessibles, facilement desservies et adaptées à une mobilité réduite. Ce choix répond à une optimisation rationnelle : déplacer le troupeau là où les pâturages sont accessibles sans effort excessif et où l’impact sur la santé animale est minimisé.

Parmi les contraintes les plus évoquées, 80 % des participants signalent la pression exercée par la culture du cannabis, traduite concrètement par une concurrence pour l’espace agricole (déforestation, érosion et pression sur les ressources hydriques) et une concurrence pour la main-d’œuvre pastorale, puisque la culture du cannabis, plus rentable, attire les jeunes (bergers) et réduit les effectifs disponibles pour l’élevage. Le surpâturage n’est signalé que marginalement (10 %). De plus, 100 % des éleveurs interrogés constatent l’absence d’actions concrètes de restauration écologique, bien que 80 % d’entre eux en jugent la nécessité urgente.

La fréquentation quotidienne des pelouses par le cheptel reste difficile à estimer. Plus de 95 % des répondants soulignent une variabilité importante liée aux saisons, à la météo et aux choix individuels. Néanmoins, la fréquentation est maximale au printemps et au début de l’été, en lien avec la disponibilité accrue en herbacées.

Les résultats de l’enquête soulignent également une rupture générationnelle préoccupante. Les jeunes sont peu impliqués dans le pastoralisme, souvent perçu comme pénible, peu valorisé et peu rentable. Toutefois, quelques signes de reprise émergent dans les zones où la culture du cannabis recule. L’élevage caprin y suscite un regain d’intérêt, notamment chez les familles disposant encore de savoir-faire traditionnels transmis oralement.

Les règles d’usage des pelouses restent globalement partagées entre douars, selon des normes orales transmises localement. En période sèche, une solidarité inter-douars se manifeste concrètement : les troupeaux des différents douars sont dirigés vers des zones non usuelles pour pâturer et accéder à des points d’eau. Cette gestion informelle permet d’assurant un accès équitable en cas de pénurie.

3.3 Classification des pelouses pastorales

Cette section présente les résultats de l’analyse statistique menée pour comprendre comment les caractéristiques topographiques influencent la gestion zootechnique des pelouses du Jbel Bouhachem. L’approche adoptée combine plusieurs méthodes complémentaires : une analyse de corrélation de Spearman, une Analyse en composantes principales (ACP) et des classifications typologiques fondées sur les variables zootechniques et topographiques.

3.3.1 Corrélations entre variables topographiques et indicateurs zootechniques

L’analyse de Spearman met en évidence des corrélations significatives entre la topographie des pelouses et les indicateurs de gestion pastorale. L’altitude présente une corrélation négative avec la charge animale (UGB/ha, r = – 0,47, p < 0,05), indiquant que la pression pastorale diminue à mesure que l’on gagne en altitude. La pente montre un effet similaire (r = –0,49, p < 0,05), confirmant que les versants escarpés sont moins fréquentés par les troupeaux. Le TWI, indicateur d’humidité du sol, est également négativement corrélé à la charge pastorale (r = –0,53, p < 0,05), ce qui suggère que les zones plus humides, souvent marécageuses ou à végétation moins appétente, sont délibérément évitées pour préserver la santé des troupeaux et éviter le piétinement excessif des sols sensibles. Une corrélation très forte (r = 0,92, p < 0,001) est observée entre la densité UGB/ha et les effectifs de caprins et ovins, ce qui s’explique par le fait que ces deux espèces représentent l’essentiel du cheptel local et donc du calcul des unités de gros bétail (UGB) (Fig. 3).

3.3.2 Humidité du sol et pression pastorale

Une analyse croisée du TWI moyen et de la charge pastorale (UGB/ha) montre que les pelouses les plus sèches (TWI < 8) concentrent les charges animales les plus élevées. À l’inverse, les unités les plus humides (TWI>8,5) sont faiblement exploitées (Fig. 4).

3.3.3 Typologie des pelouses selon la topographie

L’ACP appliquée aux variables UGB/ha, UGBbov_tot et Ovins + Caprins/ha explique 62,3 % de la variance totale sur ses deux premiers axes. Elle met en évidence deux groupes principaux, de pelouses ainsi qu’un cas atypique. Le premier groupe regroupe des pelouses à usage modéré (50–150 UGB/ha), telles que Menzla ou Balaa, situées à des altitudes intermédiaires. Le second groupe rassemble des pelouses à usage plus intensif, notamment Bab Miiz, littéralement en arabe vernaculaire « Porte aux Chèvres », caractérisées par une charge pastorale plus élevée et une prédominance des caprins. Enfin, Abdounen apparaît isolée dans l’espace factoriel (cluster gris), reflétant un cas particulier de pelouse à usage très intensif (> 300 UGB/ha) et dominée par les caprins, probablement en lien avec des conditions locales spécifiques à vérifier. Cette structuration met en évidence un gradient d’accessibilité et de contraintes environnementales influençant la gestion pastorale (Fig. 5).

4 Discussion

4.1 Hétérogénéité spatiale et accessibilité des pelouses

L’étude met en évidence une hétérogénéité spatiale marquée des pelouses pastorales du Jbel Bouhachem, avec des altitudes comprises entre 1000 et 1500 m, des superficies variant de 0,42 à 16,72 ha, et des pentes allant de moins de 5 % à plus de 25 %. Cette diversité topographique influence fortement les modes d’exploitation pastorale. Les pelouses localisées à des altitudes moyennes, sur des pentes modérées et proches des douars, sont plus intensément fréquentées, tandis que celles en altitude ou sur des versants abrupts sont faiblement sollicitées. Ces résultats confirment les observations faites dans d’autres contextes montagnards, qui soulignent que l’accessibilité conditionne largement l’intensité d’usage (Raynor et al., 2021 ; El Aayadi et al., 2020).

4.2 Spécialisation altitudinale et composition des troupeaux

Les résultats révèlent une spécialisation altitudinale marquée dans la composition des troupeaux. Les caprins dominent largement (95 %) sur les pelouses situées au-dessus de 1400 m, une prévalence attribuable à leur adaptation morphologique aux terrains accidentés, caractérisée par des sabots étroits, une agilité remarquable et un comportement de broutage sélectif. En revanche, les pelouses à faible altitude présentent une plus grande diversité zootechnique, incluant ovins et bovins. Ce schéma a été décrit dans d’autres régions, en Afrique et autour de la Méditerranée (Djenontin, 2010 ; Jouven et al., 2010), et en particulier dans le Haut Atlas marocain (El Aayadi et al., 2020), où altitude et pente agissent comme des filtres écologiques conditionnant les pratiques pastorales.

4.3 Recul de la transhumance et transformations socio-territoriales

La transhumance, autrefois pratiquée entre avril et octobre, est aujourd’hui limitée à deux pelouses (Menzla et Bab Miiz) et réduite à deux mois. Ce recul, déjà observé dans d’autres zones pastorales comme le Haut Atlas (Hammi et al., 2012) et l’Afrique de l’Ouest (Djenontin, 2010), est associé à la sédentarisation des troupeaux et au désengagement des jeunes générations. Il reflète une transformation des dynamiques territoriales et une rupture dans la transmission des savoirs pastoraux, liés à une liée à l’abandon progressif des circuits collectifs de gestion des parcours et à l’attrait des activités urbaines pour les jeunes (Malzac et al., 2024).

4.4 Influence des facteurs topographiques sur la charge pastorale

L’analyse statistique met en évidence l’effet structurant des variables topographiques sur l’intensité de l’exploitation pastorale. L’altitude, la pente et l’indice topographique d’humidité (TWI) présentent des corrélations négatives significatives avec la charge pastorale (coefficients de Spearman compris entre −0,47 et −0,53). Ces résultats confirment que les troupeaux tendent à éviter les zones escarpées ou humides, en accord avec les travaux de Raynor et al. (2021) et Jouven et al. (2006). Dans le contexte du Jbel Bouhachem, ces zones sont souvent couvertes de broussailles peu appétentes, difficilement accessibles pour les animaux, ce qui en limite l’usage pastoral.

Contrairement aux observations faites dans le Haut Atlas, où la transhumance permet l’utilisation saisonnière de certaines zones humides (El Aayadi et al., 2020), la faible fréquentation des pelouses humides du Jbel Bouhachem (TWI > 8,5) reflète une stratégie d’évitement. Cette tendance s’explique par l’isolement de ces zones, souvent éloignées des parcours habituels, et, dans les cas où elles sont localisées sur des pentes fortes, par un risque accru d’instabilité des sols. Ces conditions limitent l’accessibilité et la sécurité du pâturage, ce qui dissuade les éleveurs d’y conduire leurs troupeaux.

Par ailleurs, le risque parasitaire constitue une hypothèse plausible. L’humidité du sol favorise la survie et la dispersion des larves infectieuses de nématodes gastro-intestinaux, en particulier au stade L3, ce qui peut inciter les éleveurs à éviter ces zones pour préserver la santé du cheptel en période estivale (Bricarello et al., 2023). Bien que cet aspect n’ait pas été mesuré directement dans cette étude, ni abordé lors des entretiens, le guide d’entretien était principalement a été centré sur les pratiques de gestion et les contraintes d’accès, sans inclure de volet sanitaire détaillé. Cette limite méthodologique ouvre des perspectives pour des investigations ciblées croisant savoirs locaux et données épidémiologiques.

4.5 Typologie zootechnique et classification des pelouses

L’ACP et la classification ascendante ont permis d’identifier deux groupes principaux de pelouses, ainsi qu’un cas particulier : intensives (> 300 UGB/ha), modérées et marginales. Cette typologie est cohérente avec les observations faites dans d’autres sites, où la combinaison des contraintes physiques et de l’intensité pastorale structure les unités fonctionnelles (Dainese et al., 2015 ; Wei et Chen, 2001). Les pelouses intensives, proches des douars, illustrent une concentration des activités agropastorales là où les coûts logistiques sont minimaux.

Le cas marginal observé à Abdounen, marqué par une forte intensité pastorale malgré des contraintes topographiques, illustre les dynamiques décrites dans certains paysages méditerranéens (Blondel, 2006). Ces paysages résultent d’une co-évolution millénaire entre sociétés humaines et environnements contraints, où les usages pastoraux se sont historiquement adaptés aux hétérogénéités du milieu. La persistance du pâturage dans ces zones marginales témoigne ainsi d’une stratégie d’adaptation durable, façonnée par la nécessité de valoriser toutes les ressources disponibles.

4.6 Résultats contrastés dans la littérature

Nos résultats montrent une relation inverse entre altitude, pente, humidité et charge pastorale. Toutefois, certaines études ont relevé des tendances opposées. Par exemple, El Aayadi et al. (2020) ont observé une utilisation accrue des zones d’altitude dans le Haut Atlas, liée à une transhumance active. Wei et Chen (2001) rapportent des charges élevées dans les parcours de haute altitude au Tibet, en lien avec l’organisation communautaire. Djenontin (2010) note également une préférence pour les zones humides en Afrique de l’Ouest, notamment en saison sèche. Au Liban, en zone méditerranéenne des auteurs ont rapporté que certains troupeaux caprins, bien adaptés aux fortes pentes, maintiennent une pression de pâturage élevée même dans des terrains escarpés (Alary et al., 2019 ; Srour et al., 2006). Ces divergences indiquent que les logiques d’accès aux ressources importent plus que les seuls facteurs de milieu. Cependant, l’humidité (TWI) doit être replacée dans le contexte du climat local : en région sèche (notamment en Afrique de l’Ouest), les zones humides sont des pôles essentiels en saison sèche, contrairement aux milieux de haute montagne. Dans ces derniers, une humidité importante favorise le compactage des sols, limite la pénétration des racines et provoque des maladies podales, rendant ces zones moins attractives pour le pâturage. Cela montre que ce n’est pas l’humidité en soi qui influence la fréquentation pastorale, mais bien son effet écologique et sanitaire, modulé par le climat régional.

4.7 Limites méthodologiques et perspectives

L’estimation de la charge pastorale repose sur les déclarations des chefs des douars et des bergers recueillies lors d’enquêtes semi-directives et de visites de terrain. Cette méthode, bien que précieuse pour valoriser les savoirs locaux, présente plusieurs limites : absence de mesures directes, imprécision saisonnière, biais déclaratifs. Une triangulation avec des données de suivi des troupeaux (et localisation GPS), des indicateurs de biomasse (NDVI) (FAO, 2018) et des bioindicateurs végétaux pour mesurer l’impact du pâturage sur la végétation (Dutoit et al., 2008), améliorerait la fiabilité des données.

La cartographie des pelouses s’est appuyée sur Google Earth, dont la résolution reste insuffisante pour détecter les micro-habitats. L’intégration de technologies comme l’imagerie hyper-spectrale (Ren et al., 2008 ; Cristea et al., 2003) ou les drones à capteurs 3D (Viljanen et al., 2018 ; Sellin et al., 2015) permettrait une meilleure caractérisation écologique et une estimation plus fine de la biomasse. Toutefois, la mise en œuvre de ces outils implique des coûts logistiques, humains et financiers importants, qui doivent être mis en balance avec les objectifs et les échelles d’analyse visées.

Malgré ces limites, ce travail ouvre la voie à des recherches futures intégrant des données de biodiversité et des suivis longitudinaux. Celles-ci permettraient notamment d’aborder la question de la résilience des pelouses méditerranéennes, un aspect non traité directement dans cette étude, mais sous-jacent aux dynamiques observées entre pratiques pastorales et transformations des milieux.

5 Conclusion

Cette étude menée dans le massif du Jbel Bouhachem a mis en évidence l’effet structurant de la topographie sur les pratiques pastorales. À travers une approche combinant enquêtes socio-pastorales, analyse spatiale et méthodes statistiques multivariées, il a été possible de documenter une spécialisation altitudinale des troupeaux, une pression pastorale différenciée selon l’accessibilité, et une typologie des pelouses. Les résultats confirment que les facteurs biophysiques tels que l’altitude, la pente et l’humidité des sols influencent de manière significative la gestion des parcours. L’étude a également révélé un recul préoccupant de la transhumance et une rupture générationnelle dans la transmission des savoirs, dans un contexte socio-économique marqué par la progression des cultures illicites de cannabis et la marginalisation des systèmes pastoraux. Ce caractère préoccupant émane des discours des acteurs locaux, qui expriment une inquiétude croissante face à l’érosion des pratiques traditionnelles et à la perte de repères collectifs.

Certaines limites méthodologiques doivent être soulignées, notamment l’estimation du cheptel basée sur des données déclaratives. Bien que cette méthode valorise les savoirs locaux, elle reste sujette à des biais et gagnerait à être complétée par des outils modernes de suivi (GPS, capteurs embarqués, données vétérinaires) qui demanderaient cependant beaucoup plus de moyens. De même, la cartographie via Google Earth pourrait être affinée par des techniques d’imagerie avancée qui n’auraient cependant pas les mêmes coûts en moyens financiers et humains.

Ce travail constitue une contribution originale à la connaissance des pelouses pastorales du Rif occidental, encore peu étudiées. Bien que centrée sur le Jbel Bouhachem, cette recherche offre des enseignements transposables à d’autres zones montagneuses méditerranéennes.

Au final, une gestion différenciée des pelouses, adaptée aux gradients topographiques et ancrée dans les pratiques locales, paraît essentielle pour concilier préservation écologique et viabilité socio-économique des systèmes pastoraux rifains, deux dimensions qui, bien qu’abordées de manière indirecte, mériteraient d’être approfondies dans de futurs travaux. Il s’agirait ainsi de faire évoluer ces systèmes, encore largement extensifs, vulnérables et peu structurés, vers des modèles plus résilients, intégrés territorialement, fondés sur une gouvernance collective et capables de s’adapter aux nouvelles contraintes climatiques. Cette transition appelle une prise en compte conjointe des facteurs biophysiques et des héritages culturels. L’interdépendance entre sociétés pastorales et milieux montagnards, bien que non traitée en profondeur ici, constitue une perspective féconde pour explorer les relations de coévolution entre dynamiques sociales et transformations paysagères en contexte méditerranéen.

Remerciements

Les auteurs remercient les populations locales, ainsi que les acteurs institutionnels qui ont facilité la collecte des données sur le terrain. L’aide des collègues et techniciens ayant contribué, directement ou indirectement, à la réalisation de cette étude est aussi grandement appréciée. Les auteurs remercient aussi les évaluateurs anonymes de la revue Cahiers Agricultures, dont les remarques pertinentes ont grandement contribué à l’amélioration du manuscrit.

Références

Citation de l’article : Chakri S, Sraïri MT, Mrani Alaoui M. 2025. Effets de la topographie sur les pratiques de gestion zootechnique dans les pelouses pastorales du Jbel Bouhachem (Rif, Maroc). Cah. Agric. 34: 26. https://doi.org/10.1051/cagri/2025027

Liste des tableaux

Tableau 1

Données topographiques des pelouses pâturées du site de Jbel Bouhachem.

Topographic data of the grazed grasslands in the Jbel Bouhachem site.

Tableau 2

Données statistiques de l’effectif du cheptel des douars avoisinants.

Statistical data on livestock numbers in neighboring douars.

Tableau 3

Données zootechniques des pelouses pâturées du site de Jbel Bouhachem.

Zootechnical data of the grazed grasslands in the Jbel Bouhachem site.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Localisation du site d’étude et répartition des pelouses de pâturage du SIBE de Jbel Bouhachem.

Location of the study site and distribution of grazing grasslands in the SIBE of Jbel Bouhachem.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Pelouse pâturée du site de Jbel Bouhachem (Amsemlil).

Grassland on the site of Jbel Bouhachem (Amsemlil).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Corrélation de Spearman entre les variables topographiques et zootechniques.

Spearman correlation between topographic and zootechnical variables.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Relations entre charge pastorale (UGB/ha) et indice d’humidité topographique (TWI).

Relationships between grazing pressure (LU/ha) and Topographic Wetness Index (TWI).

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Clusters des pelouses selon les caractéristiques pastorales (ACP).

Clusters of grasslands based on pastoral characteristics (PCA).

Dans le texte

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