Open Access
Numéro
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Numéro d'article 21
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2023013
Publié en ligne 25 juillet 2023

© C. Icard-Vernière et al., Hosted by EDP Sciences 2023

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1 Introduction

Observer et comprendre comment les populations mangent dans un contexte donné, qu’il soit environnemental, ethnique ou autre, va bien au-delà du fait de se nourrir, comme le rappellent Soula et al. (2020). Selon Bogni (2019), « l’étude du fait alimentaire dans toutes ses dimensions sociologique, ethnographique, historique, linguistique ou autre est beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît de prime abord, il s’agit d’une discipline à part entière ». Ainsi, de plus en plus d’études portent sur les pratiques des mangeurs, au Nord comme dans les pays du Sud (Lepiller, 2005 ; Héron, 2016), montrant que « l’alimentation est bien plus que se nourrir y compris au sein de populations précaires » (Bogni, 2019). Un plaidoyer pour la reconnaissance des connaissances traditionnelles a également été publié suite au sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires de 2021 (The Global-Hub on Indigenous Peoples’ Food Systems, 2021).

Notre objectif était d’appréhender la place du safou dans différents environnements alimentaires camerounais en donnant la parole à des femmes et des hommes de tous âges. Le safou (Dacryodes edulis) est un fruit oléagineux originaire des forêts du bassin du Congo, dont la valeur économique est importante pour les pays de la zone (Awono et al., 2002) notamment du fait de l’implantation des safoutiers dans les agroforêts à cacaoyers ou caféiers, pour l’ombrage (Fig. 1), puis plus généralement dans les jardins de cases (Rimlinger et al., 2021). Cette étude s’inscrit également dans le cadre de la valorisation des Produits forestiers non ligneux (Sonwa et al., 2002) et dans celle de la diversité des arbres nourriciers en ville, et ce dans des contextes de malnutrition, notamment de carences en micronutriments, comme au Cameroun. Car malgré une riche biodiversité, le régime de nombreux habitants reste monotone et pauvre en fruits et légumes, en particulier chez les plus démunis, comme dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne (Mensah et al., 2021). La consommation de produits végétaux sauvages ou issus de la forêt permet des apports en micronutriments plus élevés pour les populations qui y ont facilement accès comparé à celles qui n’y ont pas accès (Tata et al., 2019). Le safou, encore appelé « prune », est un fruit saisonnier (juin à septembre), cylindrique, de plusieurs couleurs, d’une dizaine de centimètres et comportant un important noyau multilobé, à la composition atypique (Tab. 1) proche de celle de l’avocat (Icard-Vernière et al., 2020). Il est peu sucré, acidulé, dense en énergie avec plus de 20 % de lipides, riche en nutriments d’intérêt (acides gras mono- et poly-insaturés, acides aminés essentiels notamment lysine et leucine…) et en composés bioactifs, dont des stérols et des polyphénols aux propriétés antioxydantes (Stadlmayr et al., 2013 ; Tee et al., 2014). Il est principalement consommé cuit, avec un « complément » amylacé, tel que le manioc, la banane plantain, le pain, la pomme de terre, le riz… Très apprécié braisé, en aliment de rue, mais aussi bouilli, poêlé, cuit dans la cendre…, sa pulpe cuite a une texture fondante beurrée, un goût atypique dû à sa richesse en monoterpènes, et un arrière-goût d’artichaut… Mais comment le safou est-il perçu et consommé de nos jours, dans un contexte d’urbanisation croissante, de transition nutritionnelle et de malnutrition – par carences comme par excès ? En quoi peut-il représenter une forme de résistance aux aliments importés, bénéfique tant pour les consommateurs que pour les différents acteurs de la filière ? Mieux connaître le contexte de la consommation du safou pourrait-il faire émerger des pistes de valorisation de la filière ? Valoriser la filière safou répondrait-il aux attentes et besoins de la population camerounaise, tant au niveau alimentaire que nutritionnel et économique ?

Nos discussions dirigées ont porté d’abord sur des considérations générales de l’alimentation avant d’aborder la consommation du safou, son environnement, ses modes de transformation. Il ne s’agit pas d’une étude sociologique sensu stricto, mais d’une approche de l’étude de ce fait alimentaire laissant une part belle aux verbatims, tout en incluant des considérations nutritionnelles à une échelle localisée.

thumbnail Fig. 1

(a) Safoutier et (b) safous braisés.

(a) Safou tree and (b) braised safou.

Tableau 1

Composition nutritionnelle du safou (pour 100 g frais).

Nutritional composition of safou.

2 Matériels et méthodes

2.1 Cadre de l’étude et participants

Douze focus groups (FG) ont été réalisés (6 FG avec des hommes, 6 FG avec des femmes, 1 FG par quartier avec chaque genre) d’avril à juin 2018 à Yaoundé (FG 1 à 10), capitale du Cameroun, et à Loum (FG 11 et 12), dans une zone de production agricole à l’ouest du pays (clairance éthique 2018/06/1042/CE/CNERSH/SP). Cinq quartiers ont été choisis dans différentes communes de Yaoundé espacées géographiquement et un quartier de Loum-ville, après accord des chefs de quartier qui ont contribué aussi au recrutement des 102 participants adultes, volontaires, en s’assurant d’une diversité des âges et des ethnies (Tab. 2). Les entretiens ont été conduits à l’aide d’un guide semi-structuré par deux enquêteurs en charge de l’animation, du relevé des entretiens et des enregistrements.

Tableau 2

Participants aux discussions de groupe dirigées.

Focus group participants.

2.2 Traitement des données

Les entretiens ont été retranscrits intégralement en respectant le verbatim des répondants, puis codés en sous-catégories lexicales ou sémantiques selon les cas. L’analyse a été menée en deux temps : (i) relevé, voire décompte de mots ou groupes de mots identiques pour l’identification des plats et de l’environnement de leur préparation ou de leur consommation ; (ii) regroupements sémantiques pour les modes de consommation du safou.

3 Résultats

3.1 Que mangent les Camerounais interrogés ?

Un des premiers sujets de discussion concernait les plats préférés des participants, parmi ceux qu’ils consomment le plus souvent.

3.1.1 Des plats traditionnels très diversifiés

Les plats cités ont été très divers : 59 plats différents sur 210 occurrences, et tous, à l’exception des macaronis, sont des plats traditionnels. Ils se répartissent en quatre catégories (Fig. 2) : les produits amylacés et les sauces et légumes, très largement majoritaires avec environ 90 occurrences chacune, puis les mets composés, cités une douzaine de fois, et enfin les produits animaux avec moins de 10 citations, mais qui sont souvent inclus dans d’autres plats.

Concernant les produits amylacés, les racines et tubercules sont de loin les plus cités (manioc mais aussi taro, macabo et pomme de terre), le plantain, ainsi que des céréales comme le riz ou le maïs. Leurs formes de transformation sont majoritairement le couscous, qui est une pâte cuite, équivalente du burkinabé ou de l’akoumé togolais, le pilé, ainsi que les bâtons de manioc (miondo) et le wata fufu de manioc. Ces plats sont consommés avec des sauces ou des légumes. Plus d’une quinzaine ont été cités, notamment l’okok, le ndolè et le zom, qui sont préparés avec des feuilles d’espèces végétales telles que le manioc (Manihot esculenta), l’okok (Gnetum africanum), l’amarante (Amaranthus spp.), ou la morelle noire (Solanum nigrum).

Les mets composés associent une matière première amylacée, qu’elle soit une céréale (le maïs dans l’Ekomba) ou une légumineuse (le niébé/haricot dans le Koki), avec un oléagineux (arachide, pistache africaine – graines de courge – dans le mets de pistache), un légume feuille (morelle noire et maïs dans le Sanga)… Ces mets requièrent une préparation assez longue et sont consommés plus occasionnellement (FG 4).

Cette alimentation traditionnelle offre une diversité alimentaire importante, représentant la plupart des groupes d’aliments (FAO, 2013) : féculents (céréales, racines et tubercules blancs), fruits et légumes riches en vitamine A, autres fruits et légumes, légumes feuilles vert foncé, légumineuses et noix, viandes et poissons, abats, à l’exception des œufs et des produits laitiers, et avec l’omniprésence d’épices et/ou de condiments spécifiques.

thumbnail Fig. 2

Préférences alimentaires des participants aux focus groups.

Food preferences of focus group participants.

3.1.2 Une organisation des repas tributaire des moyens financiers et du temps

Le nombre de repas par jour est généralement de 2 à 3, mais parfois moins (FG 8 et 9) et le même plat être consommé à tous les repas de la journée, voire du lendemain (FG 5, 8 et 11). Une limite liée aux moyens financiers a été citée quasiment à chaque discussion : « on mange selon nos moyens », « chaque famille se débrouille comme elle peut ».

Le nombre de repas dépend aussi des horaires professionnels, et il est souvent plus élevé quand les personnes vivent en famille, plutôt que seules, comme les étudiants (FG 5 et 7).

L’alimentation de rue est de plus en plus présente, notamment en ville (FG 4 à 6). En plus des vendeuses de plats divers, des lieux de restauration rapide locaux, appelés « beignetariats » se développent, proposant un menu traditionnel camerounais composé de beignets accompagnés de haricots, voire de poisson frit mais surtout de bouillie (FG 5 et 8).

Dans ce premier thème, le safou n’a été que peu cité, malgré la présence de nombreux safoutiers dans les jardins de cases aux alentours. Alors, qu’en est-il vraiment de sa place dans l’alimentation ?

3.2 Comment s’intègre le safou dans l’alimentation au Cameroun ?

À l’évocation du safou, les participants des discussions s’animent, et il est vite perceptible que ce fruit est plus qu’un aliment pour eux. C’est un aliment plaisir, un aliment coupe-faim, un fruit vecteur de sociabilité, un lien fort avec l’enfance et/ou les origines au village… Peut-être est-ce aussi lié à sa courte période de disponibilité, de juin à septembre ? Le safou joue aussi un rôle social important, caractérisé par des pratiques de partage, de « manger ensemble » (commensalité), ou de don :

«On cueille, on mange ensemble » (FG 1), « La prune permet de résoudre les problèmes personnels, elle nourrit et permet de créer des relations » (FG 11), « quand c’est à maturité on récolte, une partie peut être vendue en cours de chemin ou au champ, une partie peut être donnée aux voisins et à la famille et on en consomme une partie » (FG 11).

3.2.1 Les formes de consommation du safou

Les principales formes de consommation ne correspondent pas forcément à des « plats » au sens de « mets ». Le safou se mange chaud, en tout lieu et à tout moment, tel un produit de grignotage. De nombreuses formes de consommation des safous ont été citées : braisés quelques minutes sur une grille au-dessus du feu, poêlés avec ou sans friture préalable, à la vapeur, à la cendre, bouillis, en sauce avec des tomates ou des légumes variés, farcis (notamment avec du poisson), mais aussi « cuits sur le couvercle » de la marmite, quand le manioc cuit dessous. En ville, est apparu récemment le safou cuit tartiné sur du pain, qui constitue donc un nouveau « complément ». L’huile de safou et le safou séché n’ont été cités qu’une fois chacun. Le safou est généralement consommé avec un complément amylacé, dont le choix dépend de ce qui est disponible :

« Le choix de ces compléments se fait surtout en fonction de ce que nous avons sous la main et des périodes » (FG 12).

La rapidité de la cuisson et de la préparation des safous est citée de nombreuses fois, et contribue à la bonne appréciation de cet aliment :

« Je verse seulement au feu, sur du charbon » (FG 1), « on préfère la façon de consommer du village, c’est-à-dire on jette à la braise et on mange avec le manioc » (FG 1), « à la braise parce que surtout c’est rapide et que c’est bon » (FG 11).

Très exceptionnellement, le mode de consommation sous forme crue a été évoqué.

« D’autres mangent crus. » (FG 4), « Mais parfois je prends le mélange (prunes de différents types, dures et moins dures) parce que je n’aime pas toujours chauffer mes prunes » (FG 6).

En plus d’être facile à préparer, c’est aussi un aliment rassasiant et pratique pour satisfaire la faim des enfants à tout moment :

« Je verse seulement au feu, sur du charbon, les enfants mangent » (FG 1), « … surtout chez les enfants ; c’est en ce temps que la maman se repose ; quand ils ont faim, ils vont chercher sans permission et les braisent » (FG 4), « quand les enfants ont faim et que je suis pressée, je mets l’eau, je couvre et en quelques minutes ça devient mou et ils mangent » (FG 1).

3.2.2 L’environnement de la consommation du safou

Concernant les lieux d’approvisionnement, à Yaoundé, on retrouve principalement la présence d’un ou de plusieurs safoutiers autour de chez soi, dans les « jardins de cases », dans sa cour ou chez son voisin.

Le marché est également cité à de très nombreuses reprises.

« On paie les prunes partout, dans tous les marchés » (FG 4).

En zone rurale, on retrouve plutôt la notion de « champ » avec les producteurs :

« … je ramène les prunes du champ à la maison » (FG 11).

Mais en saison, les safous sont omniprésents en zone rurale comme en zone urbaine :

« Ici [à Loum] on achète les safous en brousse, les papas qui rentrent du champ, au marché de Loum, dans les petits carrefours » (FG 12).

Et plus généralement, cela ramène à la notion de « village », cité 13 fois par rapport aux 31 citations de lieux où l’on trouve de bons safous.

« Nous trouvons chez nous ici [à Yaoundé] des safoutiers un peu moins bons alors que là-bas dans nos villages, c’est bon » (FG 1).

Des citadins n’hésitent pas à s’approvisionner dans leur village d’origine à l’occasion d’un déplacement, des vacances universitaires…

« Il m’arrive même d’aller au village pendant la saison uniquement pour consommer les prunes, tellement je les aime » (FG 7).

Les participants sont unanimes sur le fait que les marchés de Yaoundé sont bien fournis, avec des safous qui proviennent de différentes régions de production.

« Il y a le Mbam, la Lékié dans la région du centre, et surtout chez les Bassa [i.e. régions du Centre et du Littoral] » (FG 4), « … les dames du marché de Mokolo se ravitaillent le plus souvent à Evodoula, Obala…Elles viennent de villages éloignés qui se regroupent dans les chefs-lieux des départements » (FG 5).

La multiplicité des lieux de consommation est évidente pour tous les interviewés :

« On mange ça partout » (FG 5), « Nous consommons à la maison, au champ, au bord de la route. » (FG 12), « Même les prunes à la vapeur nous pouvons les consommer au champ puisqu’on a de petites cases au champ » (FG 12).

Le lieu de consommation dépend de la forme de consommation, et inversement. De façon unanime, le safou braisé est la forme de consommation la plus courante en dehors de la maison… Les fruits lavés, fendillés, sont cuits juste quelques minutes au-dessus d’une braise :

« En ville on trouve les femmes qui braisent au bord de la route » (FG 3).

Cela est aussi dépendant du matériel nécessaire, dont on ne dispose plus en ville :

« En général, le [safou] braisé avec du plantain se consomme beaucoup plus à la rue » (FG 7).

Certains plats sont préparés typiquement à la maison :

« Les prunes bouillies passées à l’huile se font plutôt à la maison, là tu prends le temps de bien le faire » (FG 2), « bouilli avec du bobolo [bâton de manioc], à la vapeur avec du manioc ; cuit à la cendre avec du jeune manioc ; on les consomme beaucoup plus à la maison » (FG 7).

On voit ici réapparaître la thématique du « village » et du « champ », où il serait encore meilleur d’y consommer les safous :

« Tu trouves du safou bien noir, ou le safou que les perroquets ont picoré, lavé ou non lavé, là où il y a le feu au champ, tu fais braiser et tu manges. Et là, c’est même plus agréable que de les faire griller à la maison » (FG 1).

La saisonnalité du fruit est un des premiers faits évoqués par les interviewés au sujet des moments de consommation :

« Le safou est saisonnier, c’est quand il arrive que nous le consommons franchement » (FG 2).

La fréquence de consommation parait quant à elle très variable, mais rares sont ceux qui n’en consomment pas :

« Tous les jours » (FG 1), « ce n’est pas régulier » (FG 3), « c’est quelque chose qui vient comme ça et où on peut prendre 2 ou 3, ça dépend de la manière de préparer, moi je n’ai pas de fréquence » (FG 3).

La consommation de safous peut être répétée plusieurs fois par jour :

« Je prends ça habituellement les matins et les soirs avant 18 h » (FG 3), « là-bas [au village] à tout moment » (FG 5).

Les raisons de consommation sont elles aussi assez variables : elles peuvent être dictées par le plaisir de consommer cet aliment, ou bien parce qu’il n’y a rien d’autre de disponible à manger :

« Je consomme quand ma mère rentre avec les prunes, quand je n’ai pas le choix je mange » (FG 2).

Ou liées à sa practicité, aux souvenirs d’enfance, tel un aliment régressif :

« En consommant, ça me rappelle de mes moments au village, l’enfance ; elles ont un goût à part qui se rapproche d’un plat cuisiné ; comme l’avocat beurre » (FG 5).

Ou encore à son accessibilité, gratuite si on possède un safoutier, ou à moindre coût le cas échéant, mais cela peut également être une obligation pour assouvir sa faim, faute d’avoir accès à un autre type d’aliment, notamment en milieu rural :

« C’est un fruit qu’on doit manger » (FG 1), « On mange parce que c’est un coupe-faim » (FG 3), « On mange les prunes parce qu’on a faim » (FG 11), « Je mange les prunes parce que c’est un complément ; aussi pour me satisfaire de la famine » (FG 11), « Parce que c’est un moyen de subsistance » (FG 11).

La courte durée de conservation des safous constitue une véritable limite « technologique » :

« On a des problèmes de conservation » (FG 3), « Les prunes sont difficiles à conserver ; il faut les consommer directement ou les garder au plus deux jours » (FG 4), « Et aussi éviter de cueillir sous la pluie car si l’eau touche la prune, elle ne peut plus durer » (FG 5).

Cela dépend aussi du type de safou, de leur état physiologique ou de leur origine géographique :

« Quand je veux conserver, je prends le safou qui est bien solide, noir, qu’on vient de cueillir » (FG 1), « elles peuvent mettre (= se conserver) 2 à 3 jours si vous les avez achetées fraîches » (FG 5), « … j’ai trouvé des variétés où même si on les cueille sous la pluie, les prunes résistent ; il y a aussi des pruniers, rien que sous une légère rosée, on les perd » (FG 11).

Le mode de conservation le plus courant reste l’étalage à l’air libre et à l’ombre, pendant quelques jours :

« … à même le sol dans un petit coin frais à la maison où ça peut faire 3 ou 4 jours » (FG 1), « … et il faut éviter les chocs » (FG 5) ; « Dès le champ il y a des filets spécifiques dans lesquels on met les prunes où l’air doit pénétrer. » (FG 12).

La conservation au froid est possible mais elle affecterait leurs propriétés organoleptiques :

« … quelques jours au frigo, pas au congélateur car ça glace trop » (FG 1), « … au congélateur, ça prend un goût totalement différent, ça devient bizarre » (FG 1), « au frigo, ils changent légèrement de goût » (FG 8).

3.2.3 Aspects économiques liés au safou

Au-delà de l’autoconsommation ou des dons qui permettent de limiter les dépenses pour se nourrir, la vente des safous contribue aux revenus directs des ménages :

« Les prunes peuvent être une “monnaie d’échange” pour faire du troc » (FG 7) « Quand ça vient (la saison) ça nous aide » (FG 12) ; « ça soulage » (FG 12), « et la prune est en quelque sorte économique pour nous : tu rentres du champ avec le manioc et la prune, tu finis de bouillir le manioc, tu verses les prunes au-dessus et ça fait le repas du soir » (FG 12).

Certains producteurs vendent même leurs meilleurs safous pour avoir plus de revenus, et ils gardent les moins bons pour leur propre consommation :

« On exporte les prunes de couleur noire cirée sans taches. On consomme les moins bonnes parce qu’on recherche l’argent » (FG 11).

Les premières productions, dont les prix sont élevés, sont parfois même réservées à l’exportation vers l’étranger, ce qui permet aux producteurs de les écouler à un bon prix :

« Actuellement [4 mai 2018]… le prix nous empêche d’acheter les prunes car il est élevé par rapport à notre niveau de vie. Ceux qui achètent maintenant sont pour l’exportation » (FG 11).

4 Discussion

Ces discussions autour de l’alimentation en général et du safou en particulier ont fait émerger de nombreux thèmes.

La structuration et la nature de l’alimentation, tout d’abord : qu’est-ce qui est vraiment considéré comme un plat ? Les participants ont très peu cité le safou quand on leur a demandé d’évoquer leurs plats préférés parmi ceux qu’ils consomment le plus, bien que ce soit un aliment végétal cuit, généralement consommé avec un accompagnement amylacé, pouvant faire l’objet d’un repas, illustrant bien ce qu’est l’alimentation de base en Afrique subsaharienne. Certes, les discussions n’ont pas eu lieu à la saison des safous. En fait le safou est plutôt considéré comme un en-cas/produit de grignotage, acheté aux braiseuses de rue, avec souvent un accompagnement tel le plantain braisé, ou bien donné aux enfants pour les faire patienter avant un repas. Bogni (2019) classe les gastronymes camerounais en 6 groupes : légumes et sauces, mets, épices, en-cas, produits aquatiques et boissons. Les en-cas, tels les sandwichs, omelettes, salades, pains et beignets, même s’ils font l’objet d’un repas, ne sont pas considérés comme de la nourriture (Pasquet et Cohen, 2021). Seuls les aliments traditionnels semblent avoir une valeur nourricière certaine : « Quand la nourriture finit, alors on fait le macaroni en complément » (FG 2). Un plat serait plus lié à la notion de « manger ensemble » : le plat amylacé et sa sauce se consomment souvent autour d’un même grand plat où chacun se sert. La manière de consommer un aliment pourrait ainsi être associée à sa classification en plat, tout comme « ce qui pèse » (FG 4) fait l’objet du repas principal de la journée.

L’importance et l’attachement aux plats traditionnels, qui sont très divers, sont donc très présents. On peut se référer à Kouebou et al. (2013), Ponka et al. (2006) et Bogni (2019) pour la description de nombre de ces plats. La cuisine camerounaise est diverse, et comme rappelé dans l’ouvrage de Bogni (2019), le Cameroun porte le nom de l’ingrédient principal du Camaro, mets raffiné à base de crevettes !

Mais l’alimentation traditionnelle évolue, notamment en milieu urbain. Il a été évoqué que de nombreux plats ne sont préparés que le week-end, faute de temps en semaine, et que l’alimentation de rue est très présente, les safous y trouvant une bonne place en saison. Ces dernières années se sont développées des structures qui allient modernité, de type fast-food, et caractère traditionnel, avec des plats typiques du pays : les « beignetariats », où l’on trouve le fameux BHB pour « beignets, haricots, bouillie ». On retrouve ici les thématiques évoquées par Soula et al. (2020) dans leur ouvrage « Manger en ville » avec, selon leurs propres mots, « des pratiques alimentaires qui rencontrent des paysages urbains et des villes qui réinventent leur cuisine ». Ces évolutions se traduisent ainsi par des plats traditionnels « revisités » ou présentés sous une forme qui se veut plus moderne, tels que les safous farcis ou la sauce tomate à la chair de safou, ou bien d’autres formes comme la pâte de safou ou le safou séché. Ces préparations nécessitent un savoir-faire technologique particulier, et sont encore dans un marché de niche ou destinées à la diaspora (Tabuna et Tanoe, 2009). Dans tous les cas, la notion du temps nécessaire à la préparation culinaire rejaillit, pour parfois disparaître si l’aliment est acheté prêt à consommer. Cette recherche du gain de temps devient parfois inévitable compte tenu de l’évolution des activités professionnelles des femmes, notamment en ville. Mais il conduit aussi à une sorte de simplification de l’alimentation, les plats de rue étant souvent soit des plats simples, soit des plats que l’on ne prépare plus chez soi parce qu’ils nécessitent un matériel particulier (le feu de bois en ville pour les safous braisés), ou parce qu’ils sont plus compliqués à préparer, avec de nombreux ingrédients à traiter séparément avant de les rassembler dans un mets (prétraitements des légumineuses…). Cela conduit ainsi à des pertes de savoir-faire culinaire pour les plus jeunes générations.

Le safou présente de sérieux atouts pour résister passivement aux travers des transitions alimentaires liées à l’urbanisation : il est endémique, apprécié, accessible, rassasiant, sa préparation est rapide et simple, il est minimalement transformé, et est mangé aussi bien à la maison que dans la rue… Aucune mention négative vis-à-vis de cet aliment traditionnel n’a été exprimée lors des entretiens, bien que le safou fasse partie des aliments traditionnels, parfois décrits comme délaissés par la population avec des niveaux d’éducation élevés, car associés à des « aliments pour les pauvres » (Fungo et al., 2016). La consommation du safou est identitaire et hédoniste. Et le safou ne manque pas d’atouts nutritionnels grâce à sa richesse en nutriments, pour certains essentiels. Il est également riche en composés bioactifs tels que des composés antioxydants et des phytostérols (Tee et al., 2014). Il apparaît comme un repas ou un en-cas sain sur le plan nutritionnel, pouvant remplacer avantageusement certains aliments manufacturés très transformés commercialisés à bas prix dont la consommation pourrait augmenter le risque de malnutrition (Sneyd, 2013). Le safou peut également être qualifié de sain, soit exempt de composés toxiques, en tant qu’aliment naturel, à l’opposé de l’aliment manufacturé généralement associé au malsain et à l’artificiel (Lepiller, 2013). La pérennisation de la consommation du safou semble nécessaire dans un pays où pauvreté et malnutrition, par carence ou par excès, sont très présentes. La domestication du safoutier a permis sa présence aussi bien en zone rurale, contribuant à la sauvegarde des systèmes agroforestiers, que dans les villes comme spécimen d’agriculture urbaine, en dépit de la pression immobilière, préservant sa biodiversité (Rimlinger et al., 2021). Bien que sa saisonnalité et le manque de solutions techniques appropriées pour sa conservation soient des facteurs limitants, l’importance sociale et économique du safou est réelle, offrant aux petits producteurs des revenus complémentaires indispensables, par la vente sur le marché local ou à l’export, notamment pour une diaspora demandeuse. Une consommation raisonnée du safou, dense en énergie mais aussi pourvoyeur de nombreux nutriments indispensables s’intègre bien dans un régime équilibré et en adéquation avec les attentes des consommateurs camerounais. Comme montré par Fungo et al. (2016) dans une enquête sur les facteurs influençant la consommation des aliments de la forêt incluant le safou dans le Cameroun rural, la connaissance influence les attitudes et la consommation. Ainsi, mieux informer les populations sur les bénéfices nutritionnels et de santé liés à la consommation du safou serait une voie de poursuite et d’encouragement de sa consommation dans des systèmes alimentaires en mutation.

5 Conclusion

Mieux connaître la diversité alimentaire des hommes, et appréhender les comportements alimentaires locaux peuvent nous permettre d’améliorer les situations nutritionnelles et la santé des populations, tout en utilisant et respectant l’environnement naturel des ressources comestibles. Ainsi, par le biais de discussions de groupes, nous avons pu faire ressortir l’importance du safou dans l’alimentation traditionnelle camerounaise, en tant que repas ou que coupe-faim sain, et sur les plans économique et social. Préserver et encourager sa consommation permettrait de concilier des aspects nutritionnels, hédoniques et constitutifs de l’identité des consommateurs camerounais, et pourrait contribuer ainsi à des leviers de santé publique face aux malnutritions, avec des impacts économiques positifs. Cela nécessite également de préserver les agroforêts, les cultures en champs et cette forme d’agriculture urbaine que représentent les safoutiers des jardins de cases.

Références

Citation de l’article : Icard-Vernière C, Zoungrana S, Nkoudou Ze N, Mouquet-Rivier C. 2023. Le safou, un fruit atypique dans l’alimentation traditionnelle au Cameroun. Cah. Agric. 32: 21. https://doi.org/10.1051/cagri/2023013

Liste des tableaux

Tableau 1

Composition nutritionnelle du safou (pour 100 g frais).

Nutritional composition of safou.

Tableau 2

Participants aux discussions de groupe dirigées.

Focus group participants.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

(a) Safoutier et (b) safous braisés.

(a) Safou tree and (b) braised safou.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Préférences alimentaires des participants aux focus groups.

Food preferences of focus group participants.

Dans le texte

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