Numéro |
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
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Numéro d'article | 6 | |
Nombre de pages | 12 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2024003 | |
Publié en ligne | 6 février 2024 |
Article de synthèse / Review Article
Pour une gestion durable des sols en Afrique subsaharienne
Towards sustainable soil management in sub-Saharan Africa
1
Chercheur émérite, agronome, 34270 Saint-Mathieu-de-Tréviers, France
2
CIRAD, UMR INNOVATION, 97130 Capesterre, Guadeloupe, France
3
INNOVATION, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France
4
CIRAD, UMR INNOVATION, LRIDA, Université de Parakou, BP 1269
Parakou, Bénin
* Auteur correspondant : patrick.dugue34@orange.fr
La faible productivité de l’agriculture en Afrique subsaharienne est due en grande partie à la dégradation de la fertilité des sols. Les agricultures familiales, pilier de la sécurité alimentaire de cette grande région, doivent relever le défi de la restauration et du maintien de la capacité productive des terres. Les pratiques endogènes des producteurs telles que les associations céréales-légumineuses, les jachères pâturées, les parcs arborés... ne permettent plus d’entretenir la fertilité sur des surfaces cultivées qui s’agrandissent, surtout lorsque les sols sont carencés. Durant quatre décennies, les décideurs et acteurs du secteur agricole ont privilégié la vulgarisation des engrais de synthèse. Mais l’utilisation des engrais minéraux demeure faible et bien en deçà de la moyenne de la consommation mondiale (15 kg/ha contre 135 kg/ha). Après avoir longuement promu l’utilisation de fumure organique, la recherche invite désormais à diversifier les sources de biomasse fertilisante via l’agroforesterie, les associations avec les légumineuses, l’agriculture de conservation. D’autres techniques de conservation de l’eau et du sol ont également été mises en avant. C’est bien la combinaison de différentes pratiques qui est à construire avec les agriculteurs pour chaque situation de production, en fonction des ressources disponibles localement, d’un apport raisonné d’engrais de synthèse et d’amendement, des savoirs paysans et scientifiques. Pour cela, il est nécessaire (i) de modifier les postures des chercheurs et des décideurs vis-à-vis des ruraux et (ii) de réviser les politiques publiques toujours focalisées sur l’usage des engrais minéraux, afin de fournir des services d’appui-conseil plus diversifiés, performants et intégrant les besoins de transitions agroécologiques indispensables aujourd’hui dans un contexte de changement climatique.
Abstract
The low productivity of agriculture in sub-Saharan Africa is largely due to the degradation of soil fertility. Family farming, the cornerstone of food security in this vast region, faces the challenge of restoring and maintaining the land’s productive capacity. Farmers’ endogenous practices, such as cereal-legume intercropping, grazed fallows and tree plantations, are no longer able to maintain fertility on expanding cultivated areas, especially when soils are deficient. For four decades, decision-makers and stakeholders in the agricultural sector have favored the widespread use of synthetic fertilizers. However, the use of mineral fertilizers remains low and well below the global average (15 kg/ha versus 135 kg/ha). Having long promoted the use of organic manure, research is now encouraging the diversification of biomass sources through agroforestry, intercropping with legumes and conservation agriculture. Water and soil conservation techniques have also been put forward. It is indeed the combination of soil fertility management practices that needs to be developed with farmers for each production situation, depending on locally available resources, a rational use of synthetic fertilizers, and farmers’ and scientists’ knowledge. To achieve this goal, it is necessary (i) to modify the postures of researchers and decision-makers towards rural people, and (ii) to revise public policies that still focus on the use of mineral fertilizers, in order to provide more diversified, high-performance advisory services that integrate the requirements of the agroecological transitions, which are essential today in a context of climate change.
Mots clés : fertilité du sol / matière organique / engrais / agroécologie / Afrique subsaharienne
Key words: soil fertility / organic matter / fertilizers / agroecology / Sub-Saharan Africa
© P. Dugué et al., Hosted by EDP Sciences 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
La faible productivité des systèmes agricoles en Afrique subsaharienne (IFPRI, 2016) peut être attribuée à différents facteurs tels que la dégradation des sols (moins de jachère longue, moins d’accords entre agriculteurs et éleveurs…), la faible mécanisation et le renforcement des aléas pluviométriques du fait du changement climatique (Ehui et Pender, 2005 ; Tittonell et Giller, 2013). Dans ce contexte, les agriculteurs disposent de peu de moyens pour inverser ces évolutions, hormis leurs savoir-faire et leur investissement en travail (souvent manuel). Lorsqu’ils disposent de quelques moyens financiers, ils privilégient l’intensification de leurs systèmes de culture par l’utilisation d’intrants de synthèse (engrais minéraux, pesticides) (Dugué, 2022).
La dégradation des terres agricoles est un phénomène complexe qui associe la réduction de la quantité de nutriments et de matières organiques dans les sols, leur dégradation physique (compaction, érosion), mais aussi biologique (infestation du sol par des bactéries ou des semences ou stolons d’adventices). Pourtant, la recherche et les structures de développement ont engagé des études et apporté des appuis aux agriculteurs depuis plus d’un demi-siècle, sans que des solutions concrètes et durables aient pu être mises en œuvre à grande échelle en Afrique subsaharienne. Malgré l’importance des savoirs et savoir-faire paysans, les agriculteurs d’aujourd’hui ont du mal à entretenir la fertilité de leurs terres. Les pratiques traditionnelles sont-elles obsolètes ? Les innovations techniques et organisationnelles proposées sont-elles inefficaces ou trop difficiles à mettre en œuvre ? Les mesures et méthodes d’accompagnement des structures de développement sont-elles inadaptées ?
L’objectif de cet article est d’apporter un point de vue d’agronome sur les capacités des acteurs du secteur agricole, et en premier lieu des agriculteurs, à assurer une gestion durable de la fertilité des terres agricoles. Ce travail s’appuie sur une analyse réflexive à partir de nos travaux menés en Afrique subsaharienne depuis plusieurs décennies. Notre hypothèse est que cette question complexe, relative à divers facteurs de production (travail, ressources locales, intrants importés, connaissances…), ne peut être efficacement traitée qu’avec des approches systémiques et holistiques, au croisement de plusieurs disciplines scientifiques et des savoirs paysans.
2 Approche historique de la gestion de la fertilité des sols
Avant d’appréhender cette démarche holistique de la gestion des sols, un retour rapide dans le passé est utile pour comprendre les stratégies et les logiques des acteurs concernés. La dégradation des sols est un phénomène ancien dans certaines régions subsahariennes en Afrique. Ainsi les géographes et les administrateurs coloniaux abordaient dans leurs écrits cette dégradation dès la fin du XIXe siècle au centre sud du Bénin (Gayibor, 1986), dans les années 1930 au centre du Sénégal (Tourte, 2019) et à partir des années 1950 sur le plateau central au Burkina Faso (Marchal, 1982). Dans toutes ces situations, la baisse de fertilité des terres cultivées a pour origine l’accroissement de la population rurale. Lorsque la densité dépasse 50 ou 70 habitants/km2, les agriculteurs ne sont plus en mesure d’entretenir la fertilité du sol par la jachère de moyenne ou longue durée faute de terres disponibles (Floret et Serpantié, 1993). De plus, les populations plus nombreuses prélèvent plus de bois et de résidus de culture dans les champs pour les besoins des familles, ce qui a pour conséquence de rendre moins efficace la pratique de la jachère restituant au sol des matières organiques plus ou moins bien décomposées. Il a aussi été constaté que l’accroissement de la population rurale s’accompagne toujours d’une augmentation de la densité de ruminants dans les zones où l’élevage n’était pas trop contraint par des zoonoses (Vall et al., 2017). Ainsi, bien que cet accroissement des cheptels se traduise par une augmentation de production de fumure animale, cette évolution s’accompagne aussi (i) d’une augmentation des prélèvements de biomasse végétale (pailles, feuillage et fruits d’arbres) et (ii) de pertes de matières organiques pour les sols (pertes par gazéification, ruissellement, abandon in situ, d’où valorisation partielle de la fumure faute de moyens de transport).
Toutefois, durant la première moitié du XXe siècle, les paysans Serer au Sénégal, Tupuri des plaines au nord du Cameroun et ceux du Plateau Akposso du Togo ont pu, sans l’appui d’agronomes, de forestiers ou de projets de développement, mettre en place des techniques qui ont efficacement contribué à préserver la fertilité de leurs sols (Fig. 1). Il s’agit, entre autres, de la construction de terrasses en pierres, de la jachère pâturée en rotation avec les céréales et l’arachide, des associations sorgho-niébé, des micro-jachères à base d’arbustes comme Piliostigma reticulata (Chapuis-Lardy et al., 2019), des parcs arborés denses à base de Faidherbia albida, Vitellaria paradoxa (karité) ou Proposopis africana (Smektala et al., 2005) et de la pratique du zaï (Roose et al., 2017). Cette dernière technique consiste à creuser des cuvettes profondes de 10 à 15 cm avant les pluies, d’y adjoindre de la fumure organique avant d’y semer du sorgho ou du mil.
Mais la plupart de ces pratiques endogènes sont difficiles à mettre en œuvre sur de grandes superficies, du fait de la charge en travail qu’elles demandent, de la faible disponibilité en terre par actif (pour la jachère) et du manque d’équipements pour des travaux pénibles comme le transport des pierres et des biomasses. D’autres pratiques nécessitent une forte coordination entre les activités d’élevage et les productions végétales, et un investissement important en travail de gardiennage des troupeaux afin de préserver la repousse des arbres fertilitaires et le système de reconstitution de la fertilité du sol par la jachère. La réussite de ces pratiques implique des règles collectives de gestion de l’espace et des ressources naturelles comprises et appliquées par tous les usagers du territoire dans un contexte où les densités de population croissantes rendent inopérantes les règles antérieures.
Fig. 1 Cordons pierreux contre l’érosion au Yatenga, Burkina Faso. Photo P. Dugué. Stone barriers against erosion in Yatenga, Burkina Faso. |
3 De la promotion des engrais minéraux à la vision organique de la gestion des sols
Comme en Europe au début du XXe siècle, la fertilisation minérale des cultures avec les engrais de synthèse est apparue en Afrique subsaharienne dès les années 1960 comme la technique universelle qui permettrait de maintenir la fertilité des sols tout en assurant de bons rendements (Wanzala, 2010). Durant cette période, la majorité des agronomes considéraient qu’il suffisait d’apporter aux sols chaque année la quantité de nutriments nécessaire aux cultures (sous la forme d’engrais NPK et d’urée principalement) et à peu près équivalente aux quantités exportées par les récoltes de grain et de paille, et la vaine pâture. Cette option technique a été largement vulgarisée durant plusieurs décennies par les agences de développement, en particulier par la FAO qui a mis en œuvre des projets « engrais » dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne (FAO, 2001). Un institut de recherche-développement, émanation des industriels des engrais, l’International Fertilizer Development Center (IFDC), a été mis en place en 1975 pour promouvoir ces fertilisants et en assurer une utilisation la plus efficace possible. Ces programmes, mis en œuvre par les ministères de l’agriculture, ont aussi comporté des mécanismes de subvention des engrais et plus rarement de vente à crédit. Durant la même période, et suite aux plans d’ajustement structurel, les structures de conseil agricole ont vu leurs ressources humaines et matérielles se réduire, rendant difficile la formation et l’accompagnement des agriculteurs à une démarche systémique et complète de gestion de la fertilité des sols.
Il s’avère qu’après quatre décennies de promotion des engrais minéraux (1970–2010), la consommation d’engrais de l’Afrique subsaharienne n’a que faiblement progressé. Ainsi, en Afrique de l’Ouest, les agriculteurs ont utilisé respectivement en 1990, 2000, 2010 en moyenne 7,5 ; 5,0 et 8,7 kg d’éléments fertilisants par hectare (N, P et K additionnés), alors que l’objectif fixé à Abuja en 2006 par l’Union africaine était de 50 kg/ha. Ce n’est que durant la dernière décennie (2011–2020) que cette consommation a progressé pour atteindre 15 kg/ha, alors que la consommation mondiale d’éléments fertilisants sous forme d’engrais minéral atteignait 135 kg/ha (BAD, 2021). Cette progression n’est toutefois pas généralisée à toutes les situations agraires.
En Afrique subsaharienne, l’utilisation des engrais minéraux hors périmètres agro-industriels (canne à sucre, banane, palmier à huile, hévéa…) est le fait d’exploitations familiales appuyées par des filières organisées comme celles du coton (Deguine et al., 2000), du riz irrigué et dans une moindre mesure du maïs. Ces filières mobilisent le secteur bancaire pour fournir de l’engrais minéral à crédit. Les agriculteurs emprunteurs remboursent ce crédit soit en numéraire après la vente de leur production, soit en livrant une partie de la récolte à l’organisme prêteur, une union de coopératives ou une société agro-industrielle. De plus, l’utilisation des engrais concernait et concerne toujours des zones de production favorisées par des conditions d’alimentation hydrique des cultures favorables : pluviométrie supérieure à 800 mm/an et périmètres irrigués.
Malgré cette organisation de l’approvisionnement en engrais, la fertilisation minérale n’est pas apparue comme la solution idéale et « passe-partout » pour assurer la gestion de la fertilité des sols et donc le bon développement des cultures, cela de quatre points de vue :
le coût des engrais minéraux reste élevé du fait de leur importation. Ce coût s’accroît dans les pays avec les difficultés de transport sur de mauvaises pistes et la multiplication des taxes, officielles ou non. Encore aujourd’hui, une majorité d’agriculteurs ne peuvent pas acheter d’engrais ou alors en petite quantité, surtout dans les pays et régions où il n’existe pas de système d’approvisionnement à crédit ni de subvention ;
les sécheresses en cours de campagne agricole limitent fortement la rentabilité des engrais, surtout dans les sols sableux et les régions à pluviométrie inférieure à 700 mm/an. Il en est de même dans les situations de bas de pente en cas d’inondation prolongée ;
l’efficacité de ces engrais est réduite lorsque la quantité fournie par les filières pour des cultures de vente est partagée avec des cultures d’autoconsommation ou par manque de temps ou de savoir-faire des agriculteurs quant à leur application (enfouissement dans le sol, respect des dates d’application…) ;
mais surtout, l’engrais minéral n’a aucun effet sur le taux de matière organique du sol, qui baisse chaque année sans apports réguliers et conséquents de fumure organique, ou si on ne peut pas pratiquer la jachère pendant une durée suffisante (entre 5 et 20 ans selon les situations et les types de végétation), ce qui devient impossible dans la plupart des situations compte tenu des densités de population. Lorsque le taux de matière organique du sol (l’humus) est trop faible, le sol « fonctionne mal » (Sédogo, 1981) : il se compacte, limitant le développement des racines ; la macrofaune (les vers de terres, les termites utiles...) tend à disparaître ; les engrais sont plus rapidement lessivés par les grosses pluies.
Pourtant, sur la base de résultats d’expérimentation de longue durée sur la fertilisation des cultures (Pieri, 1989), la recherche a proposé, il y a plus 40 ans, de mettre l’accent sur la production et l’utilisation de la fumure organique (FO) (Fig. 2). Dans les années 1990, il était ainsi recommandé d’apporter une combinaison de fumure minérale (par exemple un mélange de 100 à 200 kg/ha de NPK et d’urée – N) et de fumure organique à raison de 2,5 t/ha/an de fumier ou de compost. Dans le contexte des sols tropicaux ferrugineux de savane pas trop sableux, cette dose permet de maintenir un taux de matière organique du sol (MOS) à un niveau acceptable (Berger, 1996 ; Pieri, 1989). Dans un premier temps, il a été demandé aux agro-éleveurs de valoriser les déjections de leurs animaux d’élevage, puis ultérieurement les résidus de culture et les ordures ménagères (fosse compostière et étable fumière, Fig. 3), comme au Mali dès la fin des années 1980 (Kanté, 2001). Ces recommandations sont toujours d’usage et ont fait l’objet récemment de nombreuses actions d’accompagnement des agriculteurs au Burkina Faso, au nord du Cameroun, au Togo... Ces techniques ont progressivement été améliorées, par exemple par l’enrichissement des composts avec des phosphates naturels produits dans la région (Burkina Faso, Mali, Togo, Sénégal...) (Lompo et al., 2018), l’accroissement de la taille des fosses et leur localisation dans les champs lointains (Vall et al., 2023). Malgré un taux d’adoption croissant de ces innovations, leurs impacts sur la production et le maintien de la fertilité des sols restent limités :
mobiliser uniquement des fumures animales s’avère insuffisant car la charge de ruminants excède rarement 0,5 Unité de bétail tropical (UBT) par hectare, ce qui correspond à une production annuelle de FO comprise entre 0,275 t (stabulation nocturne et simple stockage) et 0,5 t (apport régulier de litière à raison de 2 kg/jour par UBT) (Autfray et al., 2012), loin des 2,5 t de FO recommandées par hectare cultivé ;
collecter beaucoup de résidus de culture (paille, tiges de cotonnier…) ou des pailles de brousse (Fig. 4), voire des émondes d’arbres, pour produire une plus grande quantité de FO n’est pas réaliste, car ces biomasses ont bien d’autres usages (alimentation du bétail par stockage ou vaine pâture, combustible, matériau de construction, artisanat) et les capacités de transport sont limitées. De plus, la collecte de ces biomasses végétales se fait au moment des récoltes, période de faible disponibilité de la main-d’œuvre ;
les règles d’utilisation du foncier sont parfois complexes et ne favorisent pas toujours des investissements à long terme chez les agriculteurs non-propriétaires de ce foncier (Saïdou et al., 2007). Ainsi, un apport de fumure organique sur une terre louée conduit généralement le propriétaire à la reprendre l’année suivante pour bénéficier de l’effet précédent ; il est également impossible d’y planter des arbres fertilitaires.
Fig. 2 Enclos mobile à bétail utilisé pour la fumure en Éthiopie. Photo P. Bonnet. Mobile livestock pen used for manuring in Ethiopia. |
Fig. 3 Étable fumière à Madagascar. Photo P. Dugué. Manure pit in Madagascar. |
Fig. 4 Récolte de paille de brousse au Sénégal pour nourrir le bétail et couvrir les sols compactés. Photo P. Dugué. Harvesting bush straw in Senegal to feed livestock and cover compacted soils. |
4 Diversifier les sources de biomasses végétales d’entretien de la fertilité des sols
Durant les dernières décennies, les forestiers ont promu l’agroforesterie, l’association des arbres aux cultures, pour, entre autres, entretenir la fertilité des sols cultivés. La jachère améliorée de moyenne durée par plantation d’arbres fertilitaires (Acacia senegal, Acacia polyacantha, Cassia siamea, Piliostigma reticulatum) constitue une autre option technique (Harmand et al., 2017), mais elle a rencontré peu de succès du fait du manque de terres cultivables et de la durée minimale de jachère – au moins 10 ans – pour obtenir un effet significatif sur la fertilité du sol. La plantation est coûteuse à réaliser et constitue un marquage du foncier qui peut entraîner des conflits entre ruraux. En revanche, les parcs arborés, surtout ceux à base de Faidherbia albida (Fig. 5), se sont étendus ces 15 dernières années sur de grandes surfaces dans les régions où ils étaient déjà présents sur sols sableux et profonds : Extrême-Nord au Cameroun (Peltier et al., 2021), région de Dosso au Niger (Boubacar, 2021), centre du Sénégal et plus localement au Mali et au Burkina Faso. Tous les agriculteurs et les agronomes de ces pays connaissent les effets spectaculaires de Faidherbia albida sur la fertilité du sol et le développement des céréales associées, sans compter son apport fourrager en saison sèche. La technique de régénération naturelle assistée (RNA) de ces parcs est peu coûteuse et très efficace dès que les agriculteurs fournissent des efforts, parfois soutenus par les projets (Gautier et al., 2003), pour repérer et protéger les jeunes pousses de faidherbia. Cela a pu être facilité par un sarclage plus précis des céréales, un meilleur gardiennage des troupeaux et des règles collectives d’utilisation du foncier et des ressources naturelles. Mais de grandes régions ne peuvent pas bénéficier de cette technique pour des raisons pédologiques (besoin de sols profonds et sableux) ou du fait d’une mécanisation poussée de l’agriculture en traction animale et maintenant avec des tracteurs. Cette mécanisation est peu compatible avec une reconstitution des parcs arborés, à moins d’arriver à constituer des lignes d’arbres, ce qui n’est pas facile à obtenir avec la RNA. La préservation des souches d’arbres comme le piliostigma dans les jachères pose les mêmes obstacles à la mécanisation.
L’association des légumineuses aux céréales constitue le deuxième type d’associations de plantes favorables, entre autres, au maintien de la fertilité des sols, dès lors que la densité de la légumineuse est importante et que ces plantes fixent bien l’azote de l’air (Carsky et al., 2003). Cette association était très fréquente dans le passé au Sahel avec les céréales de base (mil, sorgho) associées au niébé à faible densité. Dans ce cas, il s’agit plus de limiter l’infestation du niébé par des insectes et de mieux valoriser la terre disponible et le travail manuel. Lorsque la légumineuse est envahissante (niébé rampant, Mucuna pruriens), l’association devient délicate à réaliser en culture mécanisée avec des animaux de trait. Des travaux sur ce type d’associations culturales se poursuivent afin de définir les meilleures densités et géométries de culture et les fertilisations à utiliser dans ce cas (Ranaivoson et al., 2023).
Au cours des années 1990, l’agriculture de conservation, appelée aussi système de culture sous couvert végétal (SCV), est alors apparue pour les agronomes comme une solution prometteuse et adaptable à toutes les situations d’Afrique subsaharienne (Scopel et al., 2013). Ce système de culture combine trois principes : travailler au minimum le sol, couvrir le sol le plus longtemps possible, surtout en début de saison des pluies, et pratiquer la rotation ou l’association des cultures (si possible avec des légumineuses alimentaires comme le niébé, l’arachide, mais aussi fourragères ou de service comme les stylosanthes, le mucuna, les crotalaires…). D’un point de vue agropédologique, les SCV sont très intéressants car les résidus de culture laissés au sol le protègent des pluies et du vent, et apportent progressivement de l’humus au sol (Fig. 6). Ces résidus de culture et de plantes de service sont progressivement décomposés par les microorganismes et la macrofaune du sol. Mais cette technologie tarde à se diffuser dans les régions où elle a été vulgarisée, comme les zones cotonnières du Mali, du Burkina Faso, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun, malgré l’importance des moyens mobilisés (Dabire et al., 2017 ; Dugué et al., 2015 , 2021). Les agriculteurs ayant commencé à adopter cette technique se heurtent à plusieurs difficultés :
la concurrence entre les différentes utilisations des résidus de culture à l’échelle de l’exploitation (alimentation du bétail, construction, production de compost, couverture du sol) mais aussi entre les éleveurs – locaux ou transhumant –, les agro-éleveurs et les agriculteurs sans élevage partageant un même territoire ;
le nécessaire recours à des herbicides lorsque, comme dans la majorité des cas, le mulch de couverture du sol n’est pas suffisamment épais pour empêcher la levée des mauvaises herbes. Cet intrant est de plus en disponible sur les marchés locaux mais ses impacts sont mal connus, à la fois sur l’eau, la biodiversité et la santé des sols, du bétail, et des agriculteurs et agricultrices. L’application des herbicides, mais aussi des autres pesticides, se fait généralement sans respect des dosages (étiquettes illisibles, en langue étrangère…) et sans protections. Le sarclage ou le buttage mécaniques ne sont plus possibles du fait des restes de pailles au sol et le sarclage manuel devient nécessaire alors qu’il est coûteux en travail et très fatigant. Les SCV sont donc vraiment fonctionnels, productifs et peu coûteux en travail lorsque le mulch de couverture du sol est épais. Dans ce cas, leur contribution à l’entretien de la fertilité du sol est effective ; par ailleurs ils limitent les pertes en eau par ruissellement et évaporation. Mais ce cas de figure est rarement observé sur le terrain, surtout en zone sèche ;
l’absence de sécurité foncière pour certains agriculteurs rend difficile tout engagement de leur part pour améliorer la fertilité des terres louées. Cela limite d’abord la plantation des arbres fertilitaires ainsi que la construction d’aménagements antiérosifs, mais limite aussi l’adoption de l’agriculture de conservation qui doit nécessairement être raisonnée sur plusieurs années, voire une décennie (Dugué et al., 2015) ;
enfin la technicité, la disponibilité en travail ou les équipements requis (semoir manuel ou attelé de semis-direct) font défaut, en particulier pour ce type de semoir coûteux et quasiment introuvable en Afrique subsaharienne.
Fig. 5 Arachide cultivée sous Faidherbia albida au Sénégal. Photo C. Dangleant. Groundnut grown under Faidherbia albida in Senegal. |
Fig. 6 Sorgho en agriculture de conservation au Zimbabwe. Photo E. Torquebiau. Sorghum under conservation agriculture in Zimbabwe. |
5 Corriger les carences minérales et apporter les amendements essentiels dans certaines situations
Seules les régions rurales très peu peuplées peuvent encore envisager de gérer durablement la fertilité des sols sans engrais de synthèse et organiques, mais avec la pratique de la jachère, suffisamment longue et bien répartie sur tout le territoire cultivé. Ailleurs, l’usage des fumures organiques (d’origine rurale mais aussi urbaine – déchets agro-industriels et ménagers) peut suffire dans les situations peu peuplées ou lorsque les flux de FO sont suffisamment importants, comme dans les exploitations des éleveurs et celles des maraîchers. Mais dans la majorité des cas, le recours aux engrais de synthèse est indispensable tant que les carences du sol ne sont pas corrigées, en premier lieu en phosphore. L’autre carence majeure – celle en azote – peut être limitée par des apports conséquents en FO et l’insertion de légumineuses herbacées et arborées dans les systèmes de culture. Mais il faut rappeler que ces FO produites localement sont aussi carencées en phosphore et en azote car elles sont issues de végétations naturelles et cultivées qui poussent sur ces mêmes sols carencés. La carence en phosphore peut être corrigée par l’apport chaque année d’engrais de fond, comme ce fut le cas en Europe dans les années 1950 à 1980. Mais l’Afrique subsaharienne pourrait mieux valoriser ses ressources en minéraux fertilisants comme les gisements de phosphate naturel, mais aussi de dolomie et de chaux, tous deux riches en calcium et magnésium. De nombreux travaux de recherche ont porté sur la valorisation des phosphates naturels, en Afrique de l’Ouest en particulier (Bationo et al., 1998 ; Lompo et al., 2018), mais le manque de politiques publiques n’a pas permis de les utiliser à grande échelle. Les carences des sols en calcium et en magnésium ont surtout pour effet d’acidifier les sols, avec l’apparition d’une toxicité aluminique pour la plupart des cultures (Pieri, 1989). L’apport massif de FO contribue à réduire cette acidification, mais l’épandage de chaux ou de dolomie broyée, issues des gisements locaux, reste la seule pratique efficace. Ces amendements doivent être utilisés à forte dose (selon le niveau d’acidification) et les coûts d’extraction, de broyage et surtout de transport sont très onéreux pour des agriculteurs peu soutenus financièrement par leur gouvernement.
6 Limiter le ruissellement et assurer une gestion concertée des ressources en eau et en terre
Des techniques de conservation de l’eau et du sol ont également été mises en avant dans les zones où le ruissellement et l’érosion compromettaient la production agricole. En effet, il est nécessaire de raisonner en même temps les besoins en eau des cultures et leur fertilisation, ainsi que la gestion de la fertilité des sols à moyen et long terme. Une culture sans stress hydrique se développera dans de bonnes conditions si son système racinaire se développe sans contrainte (fertilité physique du sol) et si elle trouve dans le sol les nutriments dont elle a besoin. Dans certaines régions semi-arides d’Afrique de l’Ouest (300 à 700 mm/an), les agriculteurs ont beaucoup progressé dans ce domaine avec des techniques de conservation de l’eau pluviale comme le zaï, les cordons pierreux, la culture sur demi-lunes et, plus localement, le paillage des sols compactés (Botoni et Reij, 2009). En Afrique de l’Est, la technique des micro-bassins est en voie d’adoption (Nicol et al., 2015).
Au-delà du besoin de gérer concomitamment l’alimentation en eau et en nutriments des cultures, il faut aussi considérer qu’une bonne maîtrise du ruissellement, principale cause de perte en eau agricole, a des effets positifs sur la fertilité du sol. Tout d’abord, il est la cause première du processus d’érosion qui s’accompagne de pertes importantes du sol en éléments fins (Fig. 7). L’érosion sélective causée par un ruissellement en nappe est souvent peu prise en compte car peu visible, mais elle appauvrit sur d’importants espaces l’horizon de surface en argile et matières organiques humifiées. L’érosion est aussi à l’origine de la dégradation de la fertilité physique des sols cultivés, en particulier l’ensablement des parcelles en bas de topo-séquence et la compaction de surface sur les glacis (avec l’apparition de sols dénudés appelés zipellé sur le plateau central et au Yatenga au Burkina Faso). Enfin, la réduction de l’infiltration d’eau dans le sol entraîne rapidement une dégradation de la végétation subspontanée dans l’espace cultivé et le processus de désertification. La gestion de la fertilité des sols cultivés n’est pas seulement une question d’apports de fertilisants, mais doit avant tout être raisonnée par une approche globale de gestion conservatoire des eaux et des terres (Roose et al., 2017). Ces pratiques de gestion de l’eau pluviale ont été largement adoptées dans les régions (i) lorsque les besoins d’aménagement étaient vitaux du fait d’un fort ruissellement (des pertes importantes en terre, en surface cultivable et en eau) (Botoni et Reij, 2009), (ii) lorsque les communautés villageoises se sont organisées pour s’entraider et définir des règles de réalisation des aménagements, et (iii) quand des appuis conséquents ont été apportés par les politiques publiques pour faciliter les travaux (études topographiques, transports motorisés, formation…). Toutefois, une large adoption de ces pratiques d’aménagement reste contrainte par le manque de cohésion sociale (par exemple dans les situations d’arrivée de paysans migrants), la faiblesse des financements pour le secteur rural et la montée de l’insécurité au Sahel.
Fig. 7 Maïs sur sol dégradé par l’érosion hydrique au Cameroun. Photo E. Torquebiau. Maize on soil degraded by water erosion in Cameroon. |
7 Approche systémique de la gestion des sols et intensification agroécologique
On a rappelé ci-dessus les contraintes de mise en œuvre de chaque ensemble de techniques proposé par la recherche, les développeurs et les paysans innovateurs permettant d’assurer une bonne gestion de la fertilité des sols. Toutes ces innovations techniques sont-elles vraiment efficaces et opérationnelles ? Les projets qui les ont mises au point et vulgarisées ont-ils été suffisamment efficaces et leur financement a-t-il été à la hauteur des défis à relever et des attentes des agriculteurs ? Sans traiter ici de la question de l’évaluation des effets et des impacts des programmes de développement, on peut affirmer que plusieurs générations de paysans et paysannes ont pris conscience de l’ampleur de la baisse de la fertilité des sols et, en même temps, ont pu acquérir savoirs et savoir-faire et procéder à des changements de grande ampleur. Par exemple, les résidus de culture ne sont quasiment plus brûlés au champ (ce qui limite les pertes de matière organique et l’émission de gaz à effet de serre), la protection des jeunes arbres est plus fréquente, la production de fumure organique augmente, surtout dans les exploitations bien équipées en charrette et disposant de beaucoup de main-d’œuvre. Enfin, des techniques de conservation de l’eau et du sol sont largement adoptées quand le ruissellement et l’érosion compromettent la production agricole.
Cependant, comment aborder la question de la gestion durable des sols dans le contexte des transitions agroécologiques, transitions devenues nécessaires au devenir des agricultures d’Afrique subsaharienne ? Le concept d’intensification agroécologique (Griffon, 2009) fournit un cadre pour penser de manière systémique les combinaisons techniques, les méthodes d’intervention et les politiques nécessaires à la durabilité des sols. Une des questions largement débattues aujourd’hui est de préciser la place des engrais minéraux, mobilisant beaucoup d’énergies fossiles, dans les systèmes de production en transition (Cochet, 2022 ; Falconnier et al., 2023 ; Senghor et al., 2023).
Avant d’aborder la façon de combiner les pratiques de fertilisation et d’entretien des terres, en particulier la combinaison engrais de synthèse et organiques, il convient de rappeler la situation spécifique des agricultures familiales africaines : carences fréquentes des sols en phosphore et en MOS, donc en azote, minéralisation rapide de la MOS, érosion hydrique liée à la forte intensité des pluies. Réduire ces carences est un défi majeur qui est souvent oublié de la construction des transitions agroécologiques devenues nécessaires dans le contexte bioclimatique et économique actuel.
Il faut tout d’abord rappeler que l’usage raisonné de l’engrais minéral permet rapidement d’accroître les rendements si l’alimentation en eau des cultures est assurée. Ce gain s’accompagne aussi d’une augmentation du volume du système racinaire et des résidus de culture qui vont améliorer l’alimentation du bétail, et donc la production de FO, contribuer à la couverture du sol et enrichir le sol en humus. Cependant, si dans bien des cas l’augmentation de l’usage des engrais minéraux en Afrique devrait être sans nuisances majeures pour l’environnement du fait des doses actuelles encore très faibles, mettre l’accent uniquement sur la vulgarisation et l’accès à cet intrant serait une erreur pour les raisons évoquées ci-dessus. De plus, orienter les politiques publiques et l’action des services agricoles uniquement dans cette voie entraînerait une relation de dépendance des agricultures au secteur des engrais, secteur sur lequel leurs organisations professionnelles n’ont aucune prise en termes de prix d’achat et de facilité d’approvisionnement. Les crises successives (Covid, Ukraine aujourd’hui, raréfaction des énergies fossiles demain) se sont traduites par un accès de plus en plus difficile aux engrais de synthèse par les agriculteurs.
L’agroécologie est promue de façon croissante comme une alternative prometteuse en Afrique subsaharienne, avec néanmoins des débats sur le réalisme de cette alternative. Ces débats proviennent souvent d’un raccourci fait entre pratiques agroécologiques et pratiques traditionnelles qui seraient agroécologiques par défaut (Mugwanya, 2019). Néanmoins, des pratiques traditionnelles conduisant à une dégradation de la fertilité du sol ne peuvent être considérées aujourd’hui comme agroécologiques, par exemple la défriche brûlis était compatible avec la durabilité du système de culture avant le changement climatique et dans des territoires à faible densité de population. De plus, l’agroécologie ne bannit pas l’utilisation des engrais minéraux, elle invite à réduire leur usage dans des systèmes déjà intensifiés (Wezel et al., 2020). Cet usage est d’autant plus nécessaire lorsque les sols présentent une carence minérale importante (en azote et phosphore le plus souvent). Toute la difficulté est de trouver le bon niveau d’utilisation des engrais minéraux pour ne pas entraîner les agriculteurs dans un système de dépendance trop forte à cet intrant (comme c’est le cas aujourd’hui avec les herbicides). Dans la plupart des situations en Afrique, l’agroécologie invite donc à combiner l’utilisation de l’engrais minéral (lorsque celui-ci s’avère indispensable) avec des pratiques basées sur le recyclage des nutriments et de la biomasse, la synergie entre les différentes composantes des agroécosytèmes, le renforcement de l’agrobiodiversité et la diversification des systèmes de production. Plus globalement il n’y a pas une technique ou un système technique « passe-partout » et idéal, mais il faut raisonner les combinaisons de techniques de gestion de la fertilité des terres en fonction du type de sol, des contraintes majeures à la production (déficit en eau et/ou en nutriments, manque d’équipement et de force de travail) et du climat, mais aussi et avant tout des objectifs et stratégies des agriculteurs (agriculture et/ou élevage, niveau d’intensification). L’enjeu est également de combiner innovations techniques et organisationnelles à différents niveaux – le champ cultivé, l’exploitation agricole, le terroir villageois et la petite région – dans un objectif de produire plus sans dégrader la fertilité du sol et l’environnement. L’agroécologie invite aussi à combiner le socle de connaissances locales des producteurs avec celles issues de la recherche (sur de nouvelles variétés de légumineuses, de nouvelles modalités d’intégration agriculture-élevage, de nouvelles modalités de contrôle des ravageurs, des techniques revisitées pour la régénération forestière assistée…). Pour arriver à ces résultats, il est nécessaire de revoir les méthodes et postures des chercheurs et décideurs, toujours trop descendantes vis-à-vis des autres acteurs, et d’engager des approches de co-conception nécessitant engagement et responsabilisation des agriculteurs (Vall et al., 2016 ; Bakker et al., 2022). Pour cela il faut disposer d’un personnel nombreux, suffisamment rémunéré et bien formé : cadres agricoles, ONG, responsables agricoles, paysans formateurs…
8 Quelles politiques publiques pour une gestion durable des sols en Afrique subsaharienne ?
L’émergence de transitions agroécologiques incluant la gestion durable des sols d’Afrique subsaharienne pose également la question du type de politiques publiques et des mesures d’accompagnement nécessaires. Le financement des programmes d’appui à la gestion de la fertilité du sol est contraint par le niveau d’endettement des pays et la mauvaise gouvernance (sous-budgétisation des politiques agricoles malgré la hausse du prix des minerais et des énergies fossiles, faible efficacité des structures d’appui…). Toutefois, les pratiques agroécologiques exposées ci-dessus contribuent à stocker du carbone dans le sol et les arbres des champs (Razafimbelo et al., 2018). Ce stockage constitue une possibilité d’atténuation du changement climatique, mais l’impact de ces pratiques dépendra de leur efficacité en termes de stockage du carbone et de l’étendue spatiale et numérique de leur adoption. Ainsi, si le stockage de carbone s’avérait conséquent, le financement de ces politiques publiques pourrait plus facilement être assuré par la communauté internationale.
Il s’agit en premier lieu de faire évoluer les programmes de recherche, souvent focalisés sur un seul modèle technique considéré comme « le bon », sans prendre en compte l’ensemble des ressources des territoires ou des contraintes soulevées par les agriculteurs. De nombreux domaines de recherche spécifiques à la fertilité des sols doivent être renforcés, comme la microbiologie des sols, la santé des plantes, la fertilité physique du sol, la mécanisation agricole et la gestion du travail… Les travaux sur le microbiote des sols et leur valorisation par les agronomes ouvrent de nouvelles perspectives comme celles du renforcement des défenses des plantes et une meilleure valorisation des nutriments apportés ou contenus dans le sol : sélection de souches microbiennes locales et utiles aux cultures, fabrication et apport de litière forestière fermentée (LIFOFER), de compost bokashi… (Marois et al., 2023 ; Noumsi-Foamouhoue et al., 2023). Il s’agit également pour la recherche de mieux considérer les dimensions techniques (fertilité des sols associée aux effets sur la santé humaine, avec par exemple la diversification de la diète via des légumineuses) et environnementales (résilience face au changement climatique) des pratiques, et les potentiels impacts sur les dimensions économiques et sociales.
Concomitamment, il convient de rendre les agriculteurs plus autonomes et mieux équipés, mais cela demande de renforcer les capacités des acteurs à différents niveaux de décision. En premier lieu, les agriculteurs doivent acquérir les bases de connaissance pour apprécier les atouts et limites des technologies prometteuses. Leurs organisations doivent être renforcées et plus opérationnelles pour qu’elles jouent un rôle actif dans la production de connaissances innovantes, pour aménager les terroirs villageois ou développer des systèmes de crédit/épargne combinant l’achat d’intrants, la commercialisation des surplus de récolte et des services sociaux de base (fonds locaux pour l’alphabétisation et la santé). Une plus grande autonomie des agriculteurs implique de renforcer les programmes de sécurisation foncière afin de garantir aux paysans locataires de bénéficier à moyen et long terme des fruits de leur investissement dans la gestion de la fertilité du sol. Cela dépasse la simple clarification et l’enregistrement du droit de propriété et nécessite de proposer des baux agricoles sur 5 ou 10 ans, et si possible davantage, ou d’autres arrangements durables à cette catégorie de producteurs et aux propriétaires terriens (Saïdou et al., 2007).
Pour cela l’appui-conseil aux agriculteurs doit aussi être rénové, les conseillers agricoles être plus présents dans les champs avec les agriculteurs. Mais cela nécessite des politiques publiques qui aillent au-delà de la seule subvention des engrais minéraux. La mise en œuvre de politiques ambitieuses se heurte au manque de moyens de la plupart des Etats, mais aussi d’une mauvaise utilisation des fonds disponibles, tant au niveau national qu’international. Au-delà de cette contrainte majeure, diverses questions méthodologiques se posent. Comment intégrer les dimensions techniques, sociales et environnementales de l’agroécologie dans les méthodes de conseil (Rigourd et al., 2022) ? Quelles mesures incitatives pourraient faciliter les différents travaux nécessaires à la restauration et au maintien de la fertilité des sols ? Comment faciliter les coordinations entre types de producteurs pour qu’il soit possible pour certains de planter des arbres ou de préserver le mulch de couverture du sol sur une partie de leurs champs, sans que des troupeaux viennent les détruire ? Des lois et règlements existent dans certains domaines mais il s’agit surtout d’établir un contrat social entre catégories de producteurs, ainsi qu’entre eux et les autorités locales et nationales, pour aboutir à une gestion concertée de l’eau, de la biomasse et du sol dans ces régions.
Remerciements
Cet article actualisé reprend un texte de P. Dugué, paru en mars 2015 dans la revue AGRIDAPE, dont la publication a cessé. Dugué P. 2015. Opinion : Point de vue d’un agronome pour une gestion durable des sols en Afrique de l’Ouest. AGRIDAPE 31(1). https://www.iedafrique.org/OPINION-Point-de-vue-d-un-agronome.html.
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Citation de l’article : Dugué P, Andrieu N, Bakker T. 2024. Pour une gestion durable des sols en Afrique subsaharienne. Cah. Agric. 33: 6. https://doi.org/10.1051/cagri/2024003
Liste des figures
Fig. 1 Cordons pierreux contre l’érosion au Yatenga, Burkina Faso. Photo P. Dugué. Stone barriers against erosion in Yatenga, Burkina Faso. |
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Fig. 2 Enclos mobile à bétail utilisé pour la fumure en Éthiopie. Photo P. Bonnet. Mobile livestock pen used for manuring in Ethiopia. |
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Fig. 3 Étable fumière à Madagascar. Photo P. Dugué. Manure pit in Madagascar. |
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Fig. 4 Récolte de paille de brousse au Sénégal pour nourrir le bétail et couvrir les sols compactés. Photo P. Dugué. Harvesting bush straw in Senegal to feed livestock and cover compacted soils. |
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Fig. 5 Arachide cultivée sous Faidherbia albida au Sénégal. Photo C. Dangleant. Groundnut grown under Faidherbia albida in Senegal. |
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Fig. 6 Sorgho en agriculture de conservation au Zimbabwe. Photo E. Torquebiau. Sorghum under conservation agriculture in Zimbabwe. |
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Fig. 7 Maïs sur sol dégradé par l’érosion hydrique au Cameroun. Photo E. Torquebiau. Maize on soil degraded by water erosion in Cameroon. |
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