Open Access
Issue
Cah. Agric.
Volume 30, 2021
Article Number 45
Number of page(s) 11
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2021031
Published online 01 December 2021

© D. Laurant et al., Hosted by EDP Sciences 2021

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

La modernisation technique et institutionnelle associée à l’émergence des premières formes coopératives au XIXe siècle a connu un réel essor dans les années 1950 en France. Les formes d’organisations collectives associées à la production agricole se sont élargies et l’agriculture de groupe s’est ainsi structurée dans les années 1960 et 1970 (Armenio, 2020 ; Morel, 2018 ; Nicolas, 1988). Agarwal et Dorin (2019) décrivent l’émergence de groupes associés pour la production agricole en France dans les années 1960 au travers des formes sociétaires : les Groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC) et dans une certaine mesure les Exploitations agricoles à responsabilité limitée (EARL). On assiste depuis une dizaine d’années à de nouvelles formes d’installations collectives, dont les membres qui se regroupent ne font plus nécessairement appel à ces formes sociétaires classiques, mais ont recours à une diversité de statuts juridiques, notamment pour l’accès au foncier (Lataste et al., 2016 ; Morel, 2018). Ces nouvelles formes d’installation semblent promouvoir la réalisation d’un projet de vie associé à l’exercice du métier d’agriculteur, en intégrant la dimension collective comme un élément essentiel de la combinaison d’activités (Morel, 2018).

Cependant, peu d’études se sont intéressées à ces formes récentes d’installations collectives pour décrire leur structure et leur fonctionnement (Agarwal et Dorin, 2019 ; Lataste et al., 2016 ; Morel, 2018). Ces nouvelles formes d’installations collectives pourraient cependant favoriser l’émergence de systèmes plus complexes et plus diversifiés, dont la gestion, « intensive en main-d’œuvre », serait permise par l’exploitation à plusieurs, permettant de favoriser la transition agroécologique (Lucas, 2013).

Pour explorer ces formes d’installations collectives, il s’agit de prendre en compte à la fois la combinaison d’activités et les interactions au sein du collectif, pour appréhender la complexité entre le processus de production et l’organisation collective du travail à l’échelle de l’exploitation agricole (Dedieu et al., 2006). Faisant écho à la notion de systèmes d’activités (Gasselin et al., 2015), nous abordons la ferme collective comme un système d’activités plus ou moins en interaction, mis en œuvre par une entité sociale pouvant se structurer par différentes formes de travail collectif. Les ressources, permettant la mise en œuvre des activités, peuvent être mutualisées entre certains ou tous les membres du collectif.

L’objectif de cet article est de proposer un cadre d’analyse dont la déclinaison sur des cas d’étude permet d’illustrer la diversité des formes d’organisation des collectifs, ainsi que le rôle des ressources dans la structuration des groupes et des activités. Mobilisant le formalisme AGR (Agent-Groupe-Rôle) ainsi que le langage UML (Unified Modeling Language), ce cadre d’analyse a été construit en mobilisant des bases conceptuelles articulant des approches issues de différentes disciplines (agronomie, ergonomie, psychologie sociale). L’élaboration du cadre d’analyse se situe dans une recherche exploratoire et préliminaire, afin de construire un cadre conceptuel dont l’application vise à obtenir des résultats pour décrire les dynamiques de fonctionnement et de gouvernance des fermes collectives.

2 Construction d’un cadre d’analyse des fermes collectives

Le cadre d’analyse doit permettre de décrire et de représenter le fonctionnement de chaque ferme en faisant apparaître ses spécificités, révélant ainsi la diversité des situations rencontrées. Ce cadre ne se présente cependant pas comme un cadre normatif de cette forme d’agriculture, mais comme un outil facilitant l’appréhension de la complexité de son fonctionnement. Sa construction repose sur la combinaison, réalisée de manière itérative, de deux types de travaux :

  • une synthèse des études déjà réalisées sur les fermes collectives et une identification des disciplines permettant d’appréhender ce concept ;

  • une étude empirique par enquêtes auprès de 13 fermes collectives.

2.1 Une approche par le travail collectif

Décrite par Agarwal (2019) comme une agriculture basée sur la contribution de plusieurs acteurs à la production agricole, cette forme de coopération se structure autour du partage de moyens de production tels que le travail, la terre et le capital (Agarwal, 2010 ; Agarwal et Dorin, 2019 ; Engindeniz et Yercan, 2002). L’agriculture collective favoriserait les échanges de connaissances et de compétences (Agarwal, 2018 ; Armenio, 2020) et dans certains cas permettrait d’aller jusqu’à la mutualisation de revenus issus de la production agricole (Morel, 2018). Cela diffère d’une coopération basée uniquement sur la commercialisation ou sur le partage d’intrants ou de matériel, ne nécessitant pas d’interactions aussi rapprochées. Agarwal (2019) insiste dans ce sens sur le fait que la mutualisation d’un ensemble de moyens de production, et notamment de la ressource foncière, nécessite une « coopération pleinement intégrée » et donc plus complexe.

L’exploration de la dimension collective de la production agricole et des enjeux autour de la coopération amène à considérer la notion de travail collectif, appréhendée dans des disciplines comme l’ergonomie (Barthe et Queinnec, 1999). La notion de travail collectif fait ainsi référence à celle d’activité collective, se définissant comme « celle qui est menée par un ensemble d’opérateurs travaillant dans un même but, et qui coordonnent leurs activités » (Madelrieux, 2004).

La notion de « système d’activité collective » ne peut se concevoir sans aborder la notion d’interdépendance des activités mises en œuvre par un acteur ou un collectif. Chaque activité est mise en œuvre grâce à la mobilisation de ressources dont la disponibilité peut être limitée, pouvant ainsi contraindre la mise en place d’autres activités (Madelrieux, 2004).

Afin d’appréhender plus finement les processus de coordination et les différents registres d’interactions, nous nous intéressons à la structuration de l’entité sociale abordée en psychologie sociale (Oberlé, 2015). Cette structuration, dans le cadre d’un collectif de travail, se réalise notamment au travers de l’attribution de rôles permettant une division et une répartition des tâches, ainsi que la mise en œuvre du processus de coordination. Les rôles ainsi différenciés peuvent s’articuler, permettant la clarification des modalités d’action de chacun d’entre eux et l’interdépendance entre plusieurs rôles dans le cadre d’un travail collectif (Oberlé, 2015).

Nous cherchons ici à mieux expliciter les différents registres d’interactions sociales et les formes organisationnelles générées, le rôle des ressources dans la structuration du travail collectif et leur mise en relation avec les fonctions recherchées sur l’exploitation.

2.2 Mobilisation du formalisme AGR pour construire un cadre d’analyse

Au regard de la complexité de la représentation d’une diversité de formes d’organisation de fermes pilotées par des collectifs, une représentation inspirée des systèmes multi-agents (SMA) et reposant sur le formalisme « Agent-Groupe-Rôle » (AGR) a été jugée pertinente. Ce formalisme est centré sur la représentation de l’organisation d’un système pour appréhender ses différents niveaux d’agencement ainsi que leurs combinaisons (Abrami et al., 2005 ; Ferber et al., 2004). Il permet en outre d’aborder la structuration des activités des agents, à travers la mobilisation du concept de rôle. L’agent est défini dans le formalisme AGR comme « une entité active communicante », dont l’appartenance à un groupe se réalise au travers d’un rôle qui lui est attribué. Les agents interagissent au sein du groupe par le biais de leurs rôles. Un agent peut disposer de rôles différents dans plusieurs groupes. Il peut exister dans un même groupe plusieurs agents avec les mêmes rôles (Abrami et al., 2006).

2.3 Une combinaison de sources de données

Des enquêtes ont été conduites entre février et septembre 2020 auprès de treize collectifs répartis sur le territoire français métropolitain. Sur la base de l’étude bibliographique menée sur les fermes collectives, le choix de cas diversifiés a été privilégié pour mieux souligner :

  • la diversité des liens structurant les groupes ;

  • les éléments structurant la mutualisation ;

  • les structures organisationnelles mises en place par les groupes.

Afin de pouvoir appréhender au mieux la complexité des systèmes agricoles collectifs pour construire un cadre générique, nous avons mobilisé une combinaison de méthodes adaptée à notre recherche exploratoire (De Sardan, 2008). La collecte de données s’est ainsi déroulée en plusieurs étapes :

  • Cas d’étude (cas d’analyse n° 1, cf. Sect. 4) suivi régulièrement dans le cadre d’une démarche participative afin de suivre l’évolution de l’organisation collective, permettant la construction d’un canevas d’entretiens dans le sens où De Sardan (2008) le définit, à savoir une liste de thèmes à aborder sans questions prédéfinies afin de pouvoir s’adapter librement à l’interlocuteur et aux thématiques non prévues par l’entretien.

  • Entretiens menés avec dix collectifs gérant des fermes de 8,5 à 136 ha, pilotés par des groupes de trois à quatorze personnes et situés dans sept régions françaises (Centre Val-de-Loire, Pays-de-la-Loire, Normandie, Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie, Provence-Alpes-Côte d’Azur).

  • Implication dans les activités quotidiennes sur deux fermes collectives (cas d’analyse n° 2 et 3, cf. Sect. 4) pour consolider le cadre d’entretien ainsi que les données collectées, et mieux appréhender les processus de coordination et de décision sur les fermes collectives.

Ainsi, plusieurs registres de collecte de données complémentaires et interdépendants ont été mobilisés sur un nombre de cas restreints mais sélectionnés de manière à couvrir la plus grande diversité de situations (Musca, 2006).

3 Un cadre générique mobilisant le formalisme Agent-Groupe-Rôle

Le cadre conceptuel est proposé au travers d’un diagramme de classes UML (Unified Modeling Language) (Fig. 1). Ce langage permet une représentation formelle d’un système constitué d’entités conceptuelles associées les unes aux autres au travers de notations graphiques simples, rendant le modèle explicite même aux personnes ne maîtrisant pas ce langage (Abrami et al., 2006 ; Le Page et Bommel, 2005).

En cohérence avec les éléments théoriques identifiés, un agent peut appartenir à un ou plusieurs groupes pour un même rôle. Ainsi, plusieurs groupes peuvent être identifiés, explicitant différents niveaux d’organisation ainsi que leurs interactions. Les agents mobilisent les ressources pour exécuter leur rôle (producteur, transformateurs, etc.). L’activité se présentera alors comme une opérationnalisation du rôle exécuté par l’agent. Ces derniers peuvent, à travers leur rôle, générer des ressources permettant à d’autres agents d’exécuter un autre rôle dépendant de ces ressources. Cela permet ainsi de représenter l’interdépendance entre agents et ressources dans le cadre de la mise en œuvre d’activités collectives.

L’identification des ressources mutualisées entre certains agents ou à l’échelle de l’ensemble du collectif permet de spécifier celles dépendant directement de l’action collective, dans le sens où leur stock n’est pas préexistant mais varie selon le niveau de coopération (disponibilité d’un outil ou accès au foncier grâce à une mise en commun) (Cornée et al., 2020). Il devient ainsi possible d’identifier les ressources mutualisées, de représenter l’avantage de se structurer en groupe pour les rendre disponibles, ainsi que des complémentarités ou compétitions entre rôles qui en découlent. Le choix des ressources mutualisées et le degré d’interdépendance entre les membres du collectif peuvent être plus ou moins importants, ce qui va déterminer plusieurs niveaux d’organisation collective et différents degrés de mutualisation des ressources et du travail (Armenio, 2020 ; Odumuyiwa et David, 2012).

Les entretiens ont fait émerger l’importance des temps collectifs dans le cadre d’une gestion partagée de la production agricole. Ces temps collectifs, organisés de façon formelle par un groupe, peuvent ainsi concerner la coordination pour répartir les ressources entre les différentes activités ou se répartir les tâches à réaliser. Par exemple, certains collectifs consacrent deux heures par semaine pour coordonner le travail et l’utilisation des outils pour la semaine. Pour cela, une fonction du groupe sur le diagramme générique est d’organiser des temps collectifs.

Les liens entre les différents modules nous permettent d’expliciter différents registres liés à l’activité collective : les activités concernent-elles l’ensemble du collectif ou dépendent-elles de certains agents ? Cela nous permet d’identifier les agents composant différentes unités (de décision, de production, etc.) ne se superposant pas toujours et pouvant varier selon les activités, d’identifier les liens entre les groupes et les ressources et activités mises en œuvre (Gasselin et al., 2015).

Afin de représenter la structure organisationnelle de l’ensemble de la ferme, nous avons choisi de mobiliser un mode de représentation en cohérence avec le diagramme de classe UML et offrant une bonne lisibilité. La représentation dite en « plateau à fromages » permet en effet une représentation des différents groupes et rôles structurant l’organisation (Ferber et al., 2004). Un bâton représente un agent, pénétrant les différents groupes au travers des rôles qu’il prend dans chacun d’eux. Le diagramme d’objets UML, directement issu du diagramme de classe UML, permet quant à lui d’intégrer et de représenter le rôle des ressources dans la structuration des groupes. Ainsi, nous proposons deux représentations issues du cadre conceptuel, permettant de mieux faire ressortir différentes échelles au sein de la ferme, et de préciser les interdépendances entre les groupes, les rôles et les activités qui en résultent. Ces deux représentations (« plateau à fromage » et diagramme d’objets UML) offrent, par les différents éléments qu’ils permettent de mettre en évidence, une complémentarité dans l’analyse et ils seront mobilisées dans la description de chacun des cas d’étude présentés dans la section suivante.

En miroir avec la présentation du diagramme de classe UML, les couleurs mobilisées sur les « plateaux à fromage » sont les mêmes que sur le diagramme générique : les groupes sont en gris, les agents en bleu et les rôles écrits en marron.

thumbnail Fig. 1

Diagramme de classe UML de la ferme collective.

UML class diagram of collective farm.

4 Des formes organisationnelles variées révélant des enjeux différents

L’analyse exploratoire des treize cas a été réalisée sur la base de critères construits de manière itérative pendant les différentes phases de la collecte de données. Cela nous a permis de sélectionner trois fermes aux structures organisationnelles très contrastées pour illustrer la capacité du cadre à faire ressortir les spécificités de différentes configurations d’exploitations agricoles collectives.

4.1 Cas numéro 1 : ferme de 136 ha en Provence-Alpes-Côte d’Azur, quatorze acteurs impliqués

La forme organisationnelle de cette première structure répond à un enjeu bien spécifique qui est de développer des activités de formation et de démonstration de pratiques agricoles sur la ferme. Cette organisation est de type entrepreneurial, et vise différentes performances qui sont déléguées dans leur mise en œuvre au gérant, puis aux salariés.

Cette ferme présente une structure complexe qui se compose de différents groupes mettant en œuvre des activités bien distinctes. Sept niveaux différents composent la structure organisationnelle, de la production à la décision (Fig. 2).

L’originalité de cette structure réside dans le fait que les agents en charge de la production, transformation et commercialisation (A1, A2, A3, A4, A5, A6) ne sont pas impliqués dans le groupe « décisions stratégiques » en charge des décisions. Ce groupe définit en effet les objectifs de formation et de démonstration du site autour de pratiques agricoles mises en place par les producteurs, et dont la coordination et l’application des décisions reposent sur le rôle de « coordinateur ». De plus, la mise en commun de certaines ressources et la complexité d’imbrication des différents groupes ont fait apparaître un besoin de coordination mené par l’agent A7, faisant également partie du groupe « décisions stratégiques » avec le rôle de « représentant de la coordination ».

L’appartenance au groupe « SCEA, Société civile d’exploitation agricole » en tant que « salariés » permet aux agents A1, A2, A3, A4, A5 et A6 de disposer d’outils, bâtiments et machines pour mener à bien leurs activités de production et de transformation. Le groupe « Fonds de dotation », auquel appartient le gérant de la SCEA, dispose de la ressource foncière qu’il met à disposition du groupe SCEA. Nous avons choisi de montrer les interactions entre ces groupes « SCEA » et « Fonds de dotation » dans un diagramme d’objets, instanciation d’une partie du diagramme de classe générique (Fig. 3).

L’acteur A7 en charge de la coordination correspond à ce qu’Abrami et al. (2005) qualifie de « spécialisation verticale », dans le sens où un rôle peut avoir la charge de la coordination d’autres rôles plus spécialisés. Le collectif est ici piloté de façon « formalisée et centralisée » : la décision est répartie sur un nombre d’acteurs limité en ayant le mandat (Van Dam et De Bouver, 2017).

On assiste aussi à l’émergence d’autres formes d’interactions : les maraîchers réunis au sein d’un groupe de production (A1 et A2) mettent en place une forme de coopération entre eux (partage d’objectifs communs et répartition de l’ensemble des tâches) (De La Garza et Weill-Fassina, 2000 ; Madelrieux, 2004). Avec les autres producteurs gérant leurs ateliers indépendamment sur la ferme, on assiste plutôt à une forme de co-action : les actions et objectifs de chacun sont différents, mais pourraient à court ou moyen terme se réunir autour d’une activité commune (De La Garza et Weill-Fassina, 2000 ; Madelrieux, 2004). Des relations d’entraide permettent aussi aux producteurs de se remplacer ponctuellement.

thumbnail Fig. 2

Structure organisationnelle de la ferme 1.

Organizational structure of farm 1.

thumbnail Fig. 3

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « SCEA » et « Fonds de Dotation ».

Object diagram of the interactions between the “SCEA” and “Fonds de Dotation” groups.

4.2 Cas numéro 2 : ferme de 80 ha en Occitanie, neuf acteurs impliqués

Cette forme d’organisation répond aux enjeux portés par ce collectif : mettre en place une agriculture diversifiée permettant de valoriser les ressources internes de la ferme dans une logique d’économie circulaire, ainsi que de proposer une offre la plus diversifiée possible localement, pour participer à la sécurité alimentaire du territoire. La volonté de travailler en collectif répond à la fois à ces enjeux intensifs en travail, mais également à l’expérimentation de modes de gouvernance partagée.

Cette ferme est composée de neuf agents, qui sont tous répartis dans des sous-groupes en lien avec le pilotage d’ateliers de production ou de transformation. La majorité des agents sont impliqués dans deux ateliers. Seuls deux agents (A5 et A6) ne sont pas producteurs à proprement parler, les deux ateliers dans lesquels ils sont impliqués étant des ateliers de transformation. Chaque atelier étant piloté par au moins deux agents, cela permet de pallier les absences en favorisant les échanges de compétences (Fig. 4).

Les agents avec le rôle de producteur génèrent des ressources permettant aux rôles de transformateur et de vendeur d’être exécutés. La vente de la production permet de générer un revenu global qui est ensuite réparti équitablement entre les différents acteurs du collectif. Chacun d’entre eux participant à la création de valeur sur le site, il est rémunéré selon le nombre d’heures travaillées. Nous avons choisi de représenter, via un diagramme d’objets, les interactions entre les groupes « élevage », « charcuterie », « vente directe » et « collectif ferme », afin de mettre en évidence les interactions et interdépendances entre les agents et leurs rôles, les groupes et les ressources (Fig. 5).

Le groupe « collectif ferme » partage également l’ensemble des ressources matérielles (outils, bâtiments, matériel) et est actuellement en réflexion autour d’un portage collectif du foncier. Les temps organisés réunissant l’ensemble du collectif au sein d’un groupe où les agents ont un rôle de « décideur/coordinateur » concernent la coordination (partage des tâches et des ressources) toutes les semaines et les décisions stratégiques une fois toutes les deux semaines.

Les orientations techniques sont prises à l’échelle des groupes liés aux ateliers de façon informelle (au gré des interactions entre les acteurs) et quotidienne, grâce à la coopération entre l’ensemble des acteurs de la ferme. Si les rôles sont définis au sein de chacun des ateliers, le but poursuivi est le même, impliquant de la flexibilité dans la répartition des tâches et une substituabilité forte entre les membres du collectif. L’objectif se situe dans une forme de « coopération de diversification » permettant une meilleure valorisation de la production (Barthe et Queinnec, 1999). Cette forme organisationnelle implique une gouvernance « décentralisée et informelle » dans le sens où elle est exercée collectivement par l’ensemble des membres (Van Dam et De Bouver, 2017).

thumbnail Fig. 4

Structure organisationnelle de la ferme 2.

Organizational structure of farm 2.

thumbnail Fig. 5

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « élevage », « charcuterie », « vente directe » et « collectif ferme ».

Object diagram of the interactions between the “élevage”, “charcuterie”, “vente directe” and “collectif ferme” groups.

4.3 Cas numéro 3 : ferme de 100 ha en Occitanie, quatorze acteurs impliqués

Pour ce collectif, la volonté est de pouvoir produire en agriculture biologique en diversifiant au maximum les activités sur la ferme, et de pouvoir ainsi diversifier les activités de vente et valoriser l’ensemble de la production en circuits courts. Cependant, il n’y a pas de volonté de partage des enjeux économiques à l’échelle du collectif, en dehors d’une réflexion sur une marque commune pour faciliter l’efficacité de la vente directe. S’installer à plusieurs sur la ferme répond en outre à une volonté de ne pas se sentir isolé dans son activité et pouvoir profiter de temps conviviaux.

Dans la ferme numéro 3, les quatre groupes liés aux ateliers de production et de transformation fonctionnent de manière indépendante. Au sein de ces groupes, les orientations techniques et les décisions stratégiques sont prises (groupe « collectif ateliers ») (Fig. 6).

Tous les agents (14) appartenant à ces groupes se réunissent au sein d’un groupe « collectif ferme » au sein duquel un certain nombre de ressources sont partagées : ensemble des outils, machines et bâtiments. Cela a été un moyen pour les personnes non issues du milieu agricole de pouvoir s’installer, mais également de pouvoir diversifier les productions. Une charte est en cours de rédaction au sein du collectif, et un cahier de décisions et d’entraide permet de réguler les interactions ainsi que d’acter certaines décisions.

Nous avons choisi de représenter, via un diagramme d’objets UML, les interactions entre le groupe en charge du maraîchage et le « collectif ferme » (Fig. 7).

Différents registres d’interaction coexistent, allant de la coopération entre les membres de chacune des quatre structures économiques, à la collaboration dans le sens où ces quatre structures s’articulent autour d’objectifs communs à court et moyen terme au sein du groupe « collectif ferme », tout en ayant des actions différentes et indépendantes au quotidien. La gouvernance est ici également « décentralisée et informelle », et ce aux deux échelles (« collectif atelier » et « collectif ferme ») coexistant sur le site.

thumbnail Fig. 6

Structure organisationnelle de la ferme 3.

Organizational structure of farm 3.

thumbnail Fig. 7

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « maraîchage », « vente directe » et « collectif ferme ».

Object diagram of the interactions between the “maraîchage”, “vente directe” and “collectif ferme” groups.

5 Discussion

L’étude des formes organisationnelles de ces fermes interroge la nécessité de considérer des échelles intermédiaires entre l’individuel et le collectif afin de pouvoir appréhender la complexité des systèmes. Ainsi, des enjeux à l’échelle de la ferme peuvent impliquer des mises en commun de ressources et des interactions à des échelles différentes, esquissant ainsi différents modes d’organisation. Par exemple, dans le cas de la ferme numéro trois, pour répondre à des enjeux économiques, différents niveaux entrent en jeu : mise en commun de l’ensemble des outils et du matériel à l’échelle du « collectif ferme », afin de limiter les investissements à l’installation et favoriser une diversité d’activités sur la ferme, mise en commun d’une partie du temps de vente à l’échelle de la ferme pour valoriser la vente directe de l’ensemble de la production, mais le partage des revenus se réalise à l’échelle des ateliers. Cela s’explique par la crainte que « trop mutualiser » ne fasse émerger des conflits entre producteurs gérant des activités aux enjeux techniques variés. Les risques autour de l’émergence de conflits interpersonnels pour les prises de décisions collectives ont en effet été soulignés pendant les entretiens.

Ces différents choix de fonctionnement s’illustrent également par la diversité des registres d’interaction pouvant coexister au sein d’un collectif où s’imbriquent plusieurs échelles de coopération, de collaboration ou de coactivité ponctuée d’entraide. Ainsi, pour appréhender les enjeux et les formes organisationnelles des collectifs, plusieurs dimensions liées à différentes ressources et à différentes échelles doivent être considérées.

Nous abordons également dans cette discussion la pertinence de la construction du cadre conceptuel générique duquel est dérivé le cadre d’analyse ainsi que son utilisation. Plusieurs travaux présentent des cadres d’analyse permettant de décrire l’exploitation agricole comme un maillon d’activités, de ressources et d’acteurs (Gasselin et al., 2015), de décrire des situations diverses de transformation de formes d’agriculture familiale (Sourisseau et al., 2012), ou d’approcher l’organisation du travail et le rapport de l’agriculteur au travail (Fiorelli et al., 2010). La typologie présentée par De La Garza et Weill-Fassina (2000) explore en outre différents registres de coordination pour analyser le travail collectif. Cependant, afin de pouvoir expliciter la diversité des formes d’organisation et de travail collectif, il nous a semblé pertinent de construire un cadre propre à cette forme d’agriculture, capable d’intégrer les enjeux autour des formes de coordination du travail et de gouvernance, du rôle des ressources dans la structuration du travail collectif et des fonctions que cela permet aux exploitations d’assurer.

Le choix du formalisme Agent-Groupe-Rôle revêt en ce sens un intérêt particulier, notamment grâce à la prise en compte de l’association entre les niveaux individuel et collectif. La complémentarité entre deux déclinaisons du cadre d’analyse nous semble pertinente afin de renforcer la dimension comparative entre les structures des fermes (« plateau à fromage »), et le rôle des ressources dans la structuration des groupes (diagrammes d’objets UML). La spécification de rôles dits « génériques » apparaissant sur le diagramme de classe (producteur, transformateur, vendeur, décideur, coordinateur) nous renseigne sur la gouvernance de l’organisation : sur combien d’acteurs reposent la décision et la coordination ? Les agents ayant le rôle de producteur ont-ils également le rôle de décideur ? La portée analytique du cadre repose ainsi sur sa capacité à mettre en évidence différentes échelles au sein du collectif et d’expliciter la nature des liens entre les groupes, les complémentarités entre rôles et leur opérationnalisation sous forme d’activité qui en découle.

Cependant, l’organisation collective n’étant pas figée, notre cadre trouve sa limite dans l’incapacité de représentation des dynamiques des groupes. Cette limite pourrait être en partie levée en réalisant des diagrammes d’objets ou « plateau à fromage » à différents instants, permettant ainsi de mettre en évidence les différents changements pour pouvoir les expliciter.

À l’avenir, ce cadre d’analyse pourrait être mobilisé dans des démarches d’accompagnement de collectifs. En tant qu’objet intermédiaire, il pourrait faciliter et stimuler les discussions autour de divers enjeux rencontrés par les groupes (répartition des tâches, gestion collective des ressources, compromis entre les niveaux individuels et collectifs, etc.).

Sans porter un regard normatif sur les fermes collectives, le cadre proposé constitue un outil permettant de révéler les spécificités des situations se rapportant aux différentes formes de fonctionnement de ces fermes collectives.

Nous rappelons ici qu’il s’agit d’un travail exploratoire de construction d’un cadre d’analyse. L’évaluation finale de ce cadre passera alors par la validation de sa capacité à appuyer la description de nouveaux cas d’étude, tout en générant de nouvelles connaissances sur le fonctionnement et la gouvernance des exploitations collectives (Fiorelli et al., 2010).

6 Conclusion

Le cadre générique développé a permis d’analyser différentes formes organisationnelles d’exploitations collectives, permettant ainsi d’acquérir des connaissances sur ces formes d’installation. La diversité des modèles rencontrés permet d’identifier différents groupes au sein d’une exploitation, s’organisant autour du pilotage d’activités et/ou du partage de certaines ressources. Dans certaines exploitations, le projet collectif est fondé sur le partage du foncier et des outils, alors que pour d’autres il existe une volonté de mutualiser jusqu’aux revenus générés par l’ensemble des activités. Cela met en lumière différents modes de fonctionnements collectifs et de stratégies organisationnelles répondant à différents enjeux.

Remerciements

Les auteurs adressent leurs remerciements à l’association Université domaine du possible et à l’ANRT, co-financeurs de ce travail.

Références

Citation de l’article: Laurant D, Bazile D, Le Page C, Rousselou E. 2021. Proposition d’un cadre d’analyse des nouvelles formes collectives d’exploitation agricole en France. Cah. Agric. 30: 45.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Diagramme de classe UML de la ferme collective.

UML class diagram of collective farm.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Structure organisationnelle de la ferme 1.

Organizational structure of farm 1.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « SCEA » et « Fonds de Dotation ».

Object diagram of the interactions between the “SCEA” and “Fonds de Dotation” groups.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Structure organisationnelle de la ferme 2.

Organizational structure of farm 2.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « élevage », « charcuterie », « vente directe » et « collectif ferme ».

Object diagram of the interactions between the “élevage”, “charcuterie”, “vente directe” and “collectif ferme” groups.

Dans le texte
thumbnail Fig. 6

Structure organisationnelle de la ferme 3.

Organizational structure of farm 3.

Dans le texte
thumbnail Fig. 7

Diagramme d’objets des interactions entre les groupes « maraîchage », « vente directe » et « collectif ferme ».

Object diagram of the interactions between the “maraîchage”, “vente directe” and “collectif ferme” groups.

Dans le texte

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