Open Access
Issue
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Article Number 2
Number of page(s) 11
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022031
Published online 10 January 2023

© H. Choukrani et al., Hosted by EDP Sciences 2023

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1 Introduction

Historiquement, les zones humides ont été perçues par les aménageurs comme des espaces improductifs et des milieux insalubres favorisant la pullulation des insectes et la propagation du paludisme (Sajaloli, 1996). Malgré la multiplicité de leurs rôles pour les populations locales et la nature, la plupart ont été asséchées pour une mise en valeur intensive. On estime que 64 % des zones humides de la planète ont disparu depuis 1900 (Ramsar, 2015), entraînant la perte de certaines fonctions associées (MEA, 2005) malgré l’intérêt grandissant de leur rôle dans l’atténuation du changement climatique et la séquestration du carbone (Were et al., 2019).

Les zones humides temporaires sont particulièrement vulnérables à un assèchement permanent en raison de leur exploitation agricole (Boix et al., 2020). C’est le cas des merjas de la plaine du Gharb au Maroc. Le terme merja se réfère à l’usage que faisaient les populations de cet écosystème. Littéralement, « pâturage ou prairie…, le mot merja désigne plus spécialement les régions basses susceptibles de retenir, temporairement ou à demeure, sur une partie de leur surface, les eaux de ruissellement, d’inondation et de pluie » (Le Coz, 1964). Au début du XXe siècle, ce « bas pays inondable dans un milieu sub-aride » a été convoité par le colonisateur pour une mise en valeur agricole (Le Coz, 1964). Toutefois, les merjas étaient vues par les collectivités riveraines principalement à travers leur fonction d’aire de parcours, peu appréciée par l’administration coloniale qui y voyait un foyer de tensions foncières. L’idée véhiculée était que la plaine était sous-valorisée malgré son potentiel agricole (Sonnier, 1935). En outre, l’image des merjas comme foyer de paludisme plaidait pour un assèchement. Ces mêmes arguments ont aussi été avancés ailleurs au Maroc par l’administration coloniale, par exemple pour récupérer des droits d’eau « perdus » dans les marais de Bittit (Van der Koiij et al., 2017).

L’aménagement hydro-agricole de la plaine du Gharb a débuté en 1920, par la mise en place d’un réseau d’assainissement et de drainage et par la construction de barrages en amont de la plaine : « il appartient à notre génie de drainer, d’irriguer, de distribuer parcimonieusement » (Catherine, 1918, cité par Swearingen, 1987). Cette politique d’aménagement a été poursuivie après l’Indépendance. Par conséquent, la plupart des merjas ont été progressivement asséchées. Jusqu’en 2020, 114 000 ha ont été aménagés pour l’irrigation, dont 12 000 ha de merjas aménagées en rizières (Taky, 2020). Le reste des merjas ont été connectées au réseau d’assainissement, mais n’ont pas été intégrées au périmètre irrigué en raison des difficultés d’aménagement dues à leurs sols argileux hydromorphes. En outre, les crues occasionnelles ont marqué l’esprit des aménageurs, rappelant le caractère inondable des merjas. La crue de 2010 a inondé 135 000 ha, causant d’énormes dégâts (FAO et MAPM, 2010). Cette crue a révélé l’importance des merjas comme zones tampons pour préserver les secteurs aménagés et la ville de Kenitra (FAO et MAPM, 2010).

Si le terme « service écosystémique » n’a jamais été employé pour les merjas, il a été souvent question des avantages qu’elles procuraient (Le Coz, 1964), ce qui se rapproche la définition : « Les services écosystémiques sont les bénéfices que les hommes obtiennent des écosystèmes » (MEA, 2005). À l’inverse, les disservices écosystémiques sont « les fonctions, processus et attributs générés par l’écosystème qui entraînent des impacts négatifs perçus ou réels sur le bien-être humain » (Shackleton et al., 2016). Notre choix d’explorer les merjas sous l’angle des services écosystémiques permet d’identifier ces différents services et disservices, dans le temps et dans l’espace, vus par les différents acteurs (Neang et Méral, 2021). Ces regards sont souvent contradictoires, entre le semi-nomade et le colonisateur auparavant, et entre les collectivités riveraines et l’État aujourd’hui. L’objectif de l’étude est de dévoiler la pluralité des regards sur les merjas par une lecture des services écosystémiques qu’elles fournissent.

2 Méthodologie

2.1 Zone d’étude

La plaine du Gharb, d’une superficie d’environ 616 000 ha, est située au Nord-Ouest du Maroc sur la côte atlantique. Sa configuration alluviale, sa topographie plate et ses sols majoritairement argileux et hydromorphes lui confèrent la particularité de retenir les eaux du bassin versant du fleuve Sebou, son principal cours d’eau (Fig. 1).

L’étude se focalise sur les merjas centrales Sidi Ameur, Kebira, Jouad Tidjina et sur la merja Bokka (Fig. 1). La merja Jouad-Tidjina est principalement alimentée par les débordements de l’Oued Rdom (Fig. 1). C’est une merja à chenal d’écoulement, qui canalise les eaux de crues vers les merjas Kebira et Sidi Ameur. L’eau y séjourne généralement moins de deux jours, permettant sa mise en culture en hiver. Les merjas Kebira et Sidi Ameur retiennent l’eau pendant de longues périodes, qu’elle provienne des débordements des cours d’eau Rdom et Beht, ou des précipitations locales ; mais elles sont cultivées au printemps et en été (Fig. 2). La merja Bokka a une forme de cuvette plus profonde que le reste des merjas et stocke davantage d’eau (Le Coz, 1964).

Les étendues des merjas sont difficiles à déterminer. Si la limite des merjas est variable (Tab. 1) selon l’ampleur des inondations (Célérier, 1922 : Le Coz, 1964), la délimitation officielle est effectuée sur la base du statut foncier. Après les travaux d’assèchement, les merjas Sidi Ameur, Kebira et Jouad Tidjina ont été classées dans le Domaine privé de l’État. Le principe était d’attribuer un tiers de la superficie (le toulout ou tiers collectif) aux collectivités riveraines (ce terme est utilisé dans les documents officiels, à commencer par la loi ou Dahir du 27 août 1956), en contrepartie de l’abandon du droit d’usage collectif, alors que les deux autres tiers étaient mis à disposition de l’État pour attribution. La merja Bokka a été maintenue dans le Domaine public de l’État.

L’aménagement hydro-agricole intégré du Gharb, consistant en un réseau d’irrigation, d’assainissement et de drainage, ainsi qu’en la réalisation de pistes rurales, s’est étalé dans le temps. La plaine a été subdivisée en tranches d’irrigation (Fig. 3) : le périmètre irrigué du Beht (à partir de 1928), la Première tranche d’irrigation (PTI, 1972–1979), la Seconde tranche d’irrigation (STI, 1984–1998), dont quelques secteurs ont fait l’objet de reconversion en irrigation localisée entre 2013 et 2015, et la Troisième tranche d’irrigation (TTI, 1998–2005). La TTI comprend les merjas centrales non aménagées jusqu’à présent.

thumbnail Fig. 1

Merjas centrales de la plaine du Gharb. (Cartographie réalisée par l’auteur principal/Mapping made by the main author).

Central merjas of the Gharb plain.

thumbnail Fig. 2

Merja Kebira : (a) inondée en hiver ; (b) cultivée en été.

Merja Kebira : (a) flooded in winter; (b) cultivated in summer.

Tableau 1

Superficie des merjas centrales de la plaine du Gharb.

Area of the Gharb plain central merjas.

thumbnail Fig. 3

Occupation des sols des merjas centrales. (Cartographie réalisée par l’auteur principal/Mapping made by the main author).

Land occupation in central merjas.

2.2 Observations et enquêtes

Nos résultats sont issus d’observations combinées à des entretiens semi-directifs. Nous avons établi une liste des acteurs concernés par les merjas et nous avons analysé leurs discours et leurs pratiques. Les entretiens ont eu lieu entre février et juillet 2021, avec 92 agriculteurs sur les 4 merjas (Tab. 2). Seuls deux agriculteurs ont été interrogés dans la merja Bokka, car l’exploitation agricole y est interdite. La méthode d’échantillonnage utilisée est en « boule de neige », pratiquée dans la recherche qualitative. Nous avons progressivement constitué un réseau de relations sociales où les premiers interviewés en engageaient d’autres dans l’étude.

Les entretiens ont porté sur le fonctionnement de l’exploitation dans les merjas, la compréhension des pratiques agricoles spécifiques et la caractérisation des services écosystémiques. Le nombre de citations de chaque service écosystémique par type d’acteur a été converti en ratio (nombre de citations divisé par le nombre d’interviewés dans un groupe socioprofessionnel). Cette information est consignée dans le tableau 2 et a été représentée sous forme de radars pour comparer les perceptions des acteurs sur les services écosystémiques des merjas.

Sur le terrain, l’auteur principal utilisait les termes de « bonnes choses », « avantages », « utilisations » en dialecte marocain pour communiquer avec les collectivités riveraines sur les services écosystémiques. Les services considérés sont les services de régulation (du climat, l’absorption de pollution ou l’atténuation des risques d’inondation), les services d’approvisionnement (« la nourriture, les fibres, le carburant et l’eau »), les services culturels (« l’éducation, les valeurs spirituelles et les loisirs »), et les services de soutien comme la biodiversité et la fertilité des sols, « nécessaires à la production des trois catégories de services précédentes » (Kull et al., 2015 : Neang et Méral, 2021).

Des entretiens semi-structurés ont été menés avec 28 acteurs institutionnels sur leurs perceptions des services écosystémiques des merjas (Tab. 2) et les problèmes liés à leur usage. Les institutions concernées sont : l’Office régional de mise en valeur agricole du Gharb (ORMVAG), la Fédération nationale interprofessionnelle du riz (FNIR), la Délégation des domaines de Kenitra (ministère des Finances), la Direction des affaires rurales de Kenitra et les caïdats des collectivités territoriales rurales (ministère de l’Intérieur), la Direction des eaux et forêts de Kenitra, le Département de l’eau et une association environnementale engagée dans la lutte contre la pollution de la ville de Kenitra (Fig. 3).

Tableau 2

Citations des services écosystémiques par les acteurs interrogés (nombre de citations/nombre d’acteurs).

Citations of ecosystem services by the surveyed stakeholders (number of citations/number of stakeholders).

3 Résultats

3.1 La pluralité des services écosystémiques des merjas

3.1.1 L’agrosystème des merjas centrales

Selon l’ORMVAG, les merjas Sidi Ameur, Kebira et Jouad Tidjina ne font pas partie du secteur aménagé et par conséquent ne sont pas formellement mises en valeur, alors qu’elles sont exploitées par les collectivités riveraines, associant étroitement les cultures et l’élevage.

Nos enquêtes font ressortir les cultures pratiquées (Fig. 4). En hiver, les cultures sont conduites en système pluvial (betterave à sucre, blé, orge, bersim – trèfle d’Alexandrie – , luzerne), profitant des pluies mais exposées en même temps à l’engorgement des sols. La betterave à sucre est cultivée par les agriculteurs ayant une superficie supérieure à 5 ha. 6 % des agriculteurs interrogés la cultivent et vendent leur production à une usine. Les agriculteurs ont développé des pratiques pour s’adapter à l’inondabilité des merjas. La mise en place de cultures de rattrapage (tournesol), en cas d’échec des cultures d’hiver, est une pratique répandue (Fig. 4). En cas d’engorgement des sols, le blé n’est pas moissonné mais fauché et sert de fourrage pour le bétail, montrant la complémentarité de l’association cultures-élevage. Selon les agriculteurs, l’élevage est une activité essentielle, rentable et moins exposée aux risques d’inondation. Les cultures de luzerne et de bersim sont en effet très répandues dans les merjas et concernent respectivement 80 % et 64 % des agriculteurs interrogés.

En été, la mise en culture est possible seulement en irrigué et dépend de l’accès à l’eau. Les cultures irriguées (melon, tomate, artichaut, maïs, riz) sont surtout pratiquées dans les merjas Sidi Ameur et Kebira, où certains agriculteurs ont accès aux canaux d’assainissement alimentés par les eaux de vidange des rizières aménagées (Fig. 3). D’autres agriculteurs, souvent des locataires apportant le capital nécessaire, ont mis en place des forages profonds allant jusqu’à 120 m, la nappe superficielle étant salée, pour irriguer les cultures.

La dynamique liée aux services écosystémiques d’approvisionnement des merjas (production agricole et pastorale), en hiver comme en été, permet de créer des emplois et des revenus. Les femmes de quelques douars vendent le fumier des troupeaux présents dans les merjas aux agriculteurs pratiquant des cultures à haute valeur ajoutée dans les périmètres irrigués, générant ainsi un revenu modeste. La mise en location des terres en été est une autre source de revenus.

Enfin, l’apiculture a été mentionnée par 7 % des agriculteurs. Certains villageois installent des ruches dans les zones isolées des merjas Sidi Ameur et Kebira, profitant de la présence de la cataire (Nepeta cataria), une plante aromatique.

thumbnail Fig. 4

Calendrier cultural et usages des merjas centrales de la plaine du Gharb.

Cropping pattern and uses of the Gharb plain central merjas.

3.1.2 La riziculture dans les merjas

Plus de 2000 ha de la merja Kebira ont été aménagés en rizières dans les années 1970 (Fig. 3). De plus, 1000 ha de rizières, non-aménagés par l’ORMVAG, sont gérés par la FNIR dans une partie des merjas Sidi Ameur et Kebira. Le nivellement et la mise en place du réseau d’irrigation sont à la charge des agriculteurs.

La filière riz crée des emplois agricoles et industriels avec une valeur ajoutée estimée à 200 millions de dirhams (Moinina et al., 2018). D’après les agriculteurs de la FNIR, la filière riz crée des emplois agricoles sur une période de plus de 6 mois par an. La pratique de l’élevage ovin et bovin constitue une autre source de revenu si le bersim est cultivé après le riz, illustrant encore une fois la forte association cultures-élevage. L’excédent fourrager est vendu aux villages voisins.

La location des terres rizicoles des merjas (1000 ha au total pour des montants de 2500 à 3000 dirhams/ha/an – 1 euro = 11 dirhams) est aussi une source de revenu pour les agriculteurs propriétaires. Les eaux de vidange des rizières aménagées, alimentées par l’ORMVAG, fournissent de l’eau aux rizières des zones non aménagées (Fig. 3). Selon un membre de la FNIR, le riz nécessite 3 à 4 vidanges, le volume d’eau de chaque vidange étant de l’ordre de 2000 m3/ha.

3.1.3 La biodiversité des merjas

Les travaux historiques ont souligné la présence de formations végétales spécifiques aux merjas, telles que le groupement aquatique des renoncules, les roseaux et les scirpes (Le Coz, 1964). Les populations locales utilisaient les roseaux et les joncs pour la construction des habitats ou la fabrication des nattes. La biodiversité est intimement liée au régime de l’eau dans ces zones humides temporaires (Le Coz, 1964 : El Blidi et al., 2006). Les travaux d’assèchement ont conduit à une dégradation ou même à la disparition de cette flore (CHM, 2006).

23 % des agriculteurs ont évoqué divers oiseaux migrateurs qui s’abritent dans les merjas (en hiver et au printemps) et les rizières (en été). Nous avons observé la bécasse, la cigogne et le héron blanc, en particulier dans les rizières. Certains oiseaux sont chassés, ce qui peut être considéré comme un service écosystémique culturel (Tab. 2). Pour les merjas Sidi Ameur et Kebira, 13 % et 65 % des agriculteurs ont respectivement mentionné la présence d’oiseaux dans les rizières en été, considérée comme un disservice car nuisible à leur production (Tab. 2). Le pourcentage élevé dans la merja Kebira s’explique par la présence de plusieurs rizières.

La merja Bokka était considérée dans le passé comme un cas particulier de biodiversité. Elle a fait l’objet en 1952 d’une « demande de classement de site » pour « constituer un témoin de l’état antérieur (intéressant à plus d’un titre) et une réserve tant botanique que zoologique » (Sauvage, 1959). La demande n’a pas abouti et « la merja était menacée d’assèchement par des pompages pour irriguer des rizières voisines » (ibid.). Aujourd’hui, la merja Bokka est retenue comme un Site d’intérêt biologique et écologique (SIBE). Cependant, selon le Centre d’échange d’information sur la biodiversité du Maroc (CHM, 2006), la merja Bokka a perdu sa richesse floristique : « Cette merja recelait il y a peu une flore abondante et très riche tout à fait représentative de la flore aquatique du Gharb, aujourd’hui disparue suite à l’assèchement systématique des merjas… ». La merja Bokka reçoit de moins en moins d’eau, laissant place à des activités agricoles marquées par un usage de pesticides menaçant l’écosystème aquatique (Flower, 2001). L’exploitation agricole et la chasse y sont interdites, puisque la merja appartient au Domaine public de l’État. Toutefois, on y observe des parcelles de cultures informelles.

3.1.4 Les merjas : une aire de parcours et un écrin culturel

Les agriculteurs ayant un cheptel conséquent pratiquent le pâturage sur les terres non cultivées des merjas (Fig. 3), comme sur la merja Bokka et sur les 1200 ha de la merja Sidi Ameur où il est interdit de cultiver depuis 2005 en raison de problèmes fonciers non résolus. Les collectivités riveraines souhaitent réserver ces terres à leurs agriculteurs, alors que l’État souhaite les louer à d’autres.

Nos enquêtes font ressortir un sens de l’appartenance et de l’attachement des membres des collectivités riveraines aux merjas, qui est un service écosystémique culturel. Après la crue de 2009–2010, les habitants des villages inondés ont été évacués vers de nouveaux villages situés à des endroits protégés. Toutefois, certains habitants ont décidé de se réinstaller près de leurs terres des merjas, affirmant ainsi un lien fort à « leur » terre, malgré les risques encourus lors des épisodes pluvieux. Selon les interviewés, les terres des merjas procurent non seulement des bénéfices économiques mais aussi un sentiment d’autonomie et de liberté, qui n’est pas ressenti par les agriculteurs du périmètre irrigué, redevables à l’autorité publique et contraints aux tours d’eau.

Dans les merjas, les collectivités riveraines pratiquent aussi la fantasia, une tradition équestre au Maroc, une fois que l’eau s’est retirée. Elles y organisent les entraînements et un festival en été. La fantasia n’est pas un service écosystémique culturel exclusif aux merjas, mais les riverains profitent des espaces plats et libres de cultures en été.

Les services écosystémiques culturels sont exprimés uniquement par les agriculteurs et, dans une moindre mesure, par les caïdats (Tab. 2 : Fig. 5). Les institutions font l’impasse sur ces services écosystémiques culturels.

thumbnail Fig. 5

Services écosystémiques cités par les collectivités riveraines et les acteurs institutionnels dans les quatre merjas.

Ecosystem services according to riverside communities and institutional actors in the four merjas.

3.2 Perceptions par les acteurs des services écosystémiques des merjas

3.2.1 La production agricole prime pour les collectivités riveraines

« Ce n’est plus une merja, on peut cultiver ces terres ». Ce fut la réponse d’un agriculteur de la merja Sidi Ameur, estimant que le terme « merja » a une connotation péjorative de stagnation des eaux. Pour les collectivités, la merja a été rendue productive grâce à la mise en place des barrages et du réseau d’assainissement, leur permettant de la cultiver et d’avoir un revenu agricole. « Il faut qu’il pleuve un petit peu, en dessous de la normale, pour assurer notre production » selon un agriculteur de la merja Kebira.

Les agriculteurs ont exprimé un intérêt pour les services écosystémiques d’approvisionnement, en particulier la production agropastorale dans les merjas Sidi Ameur, Kebira et Jouad Tidjina (Tab. 2). Pour la merja Bokka, peu d’agriculteurs actifs permettent une enquête consistante, en raison de l’interdiction de sa mise en culture. L’intérêt spécifique pour l’élevage et les cultures pluviales ou irriguées diffère selon la merja. Nous avons représenté les informations du tableau 2 sous forme de radar pour chaque merja (Fig. 5). Dans la merja Jouad Tidjina, les agriculteurs s’intéressent particulièrement aux cultures pluviales (100 %) et à l’élevage (78 %), alors que les cultures irriguées sont moins mentionnées (35 %). Cela s’explique par le morcellement des terres et par la difficulté d’accès à l’eau, car les canaux d’assainissement ne sont pas alimentés par l’ORMVAG. Dans la merja Kebira au contraire, 90 % des agriculteurs sont intéressés par l’irrigation. À l’intérieur des groupes d’agriculteurs, nous constatons une dichotomie entre les grands agriculteurs qui sont intéressés par l’irrigation des cultures et les petits agriculteurs qui n’ont pas les moyens d’accéder à l’eau d’irrigation.

L’intérêt pour les services écosystémiques d’approvisionnement est différent du côté des institutions agricoles. Alors que l’ORMVAG considère les merjas comme peu productives, le FNIR s’y intéresse de près, mais seulement pour la riziculture dans les merjas Sidi Ameur et Kebira. Les autres institutions affichent une méconnaissance de la production agricole dans les merjas, à l’exception des Caïdats des collectivités riveraines qui ont une vision assez proche de celle des agriculteurs pour les merjas Sidi Ameur, Kebira et Jouad Tidjina (Fig. 5).

3.2.2 Des zones tampons pour les institutions hydrauliques et agricoles

Les institutions hydrauliques et agricoles interrogées considèrent que les merjas sont des terres non aménagées qui n’appartiennent pas au périmètre irrigué. Après plus d’un siècle d’aménagement, elles estiment que celui des merjas est problématique. Pour les institutionnels, en particulier le département de l’eau, les merjas servent surtout à retenir les eaux excédentaires en hiver et elles peuvent être considérées comme des zones tampons pour l’écrêtement de crues. Cette perception a été renforcée par les inondations de 2009–2010, quand les eaux se sont accumulées dans les merjas, créant un couloir d’inondations (Fig. 6).

Les inondations de 2009–2010 ont eu lieu après la mise en service du barrage El Wahda (Fig. 3), censé apporter un degré de protection de 90 %. Ce taux était basé sur l’hypothèse d’une débitance de l’oued Sebou d’environ 1600 m3/s, alors qu’en réalité la débitance ne dépasse pas 1000 m3/s (FAO et MAPM, 2010). La crue provenait de la conjonction des eaux de l’oued Sebou et de ses affluents sur ses deux rives, alimentée par les précipitations et débordant sur les merjas (Fig. 6). Le barrage El Wahda, étant déjà plein du fait des inondations de 2009, n’a pas pu atténuer la crue (MHUPV-IRHUPV, 2013).

Les agriculteurs sont conscients de l’hydrologie des merjas, les décrivant comme « un grand réservoir où les cours d’eau s’y perdent ». D’ailleurs, l’écrêtement des crues a été mentionné par 7 agriculteurs sur les 92 interrogés (Tab. 2). Selon eux, les merjas sont des terres fertiles (services écosystémiques de soutien) grâce aux dépôts des sédiments lors des crues. Toutefois, l’engorgement des sols (59 citations sur 92 agriculteurs) rend leurs parcelles inaccessibles, gêne leur activité agricole, entraîne des chutes de rendement et peut menacer leur vie quand il s’agit d’inondations catastrophiques comme celles de 1973, 1996, 2009 et 2010, ancrées dans leur mémoire. Le service écosystémique de régulation des inondations est ainsi perçu par eux comme un disservice et ils souhaiteraient que des solutions de drainage soient entreprises pour pallier ce problème.

thumbnail Fig. 6

Inondations de 2009–2010 (en bleu) dans la plaine du Gharb.

2009–2010 floods (in blue) in the Gharb plain.

3.2.3 Un terrain délaissé par les institutions environnementales

La biodiversité n’est pas mentionnée par les institutions environnementales comme une caractéristique importante des merjas (Fig. 5). Ces acteurs accordent plus d’importance aux zones humides permanentes comme la merja Fouarat (Fig. 3). Même la merja Bokka, pourtant classée SIBE, est désormais considérée une merja asséchée ayant perdu sa faune et sa flore. La régression de l’étendue et de la végétation hygrophile des merjas n’est pas la seule raison expliquant le désintérêt des écologues. En effet, l’intégration éventuelle des merjas dans le projet de mise en valeur de l’ORMVAG leur donne une connotation agricole, perçue comme opposée à un espace naturel. Enfin, ce désintérêt est dû également à l’absence de dispositions légales et protectrices des zones humides temporaires (Mekouar, 1991). Seule la merja Bokka figure dans le rapport national relatif à l’application de l’Accord sur la conservation des oiseaux d’eau migrateurs d’Afrique-Eurasie de 2002, mais aucune action concrète n’est proposée (Ministère chargé des Eaux et Forêts, 2002). Les autres merjas ne sont pas mentionnées dans le rapport.

4 Discussion et conclusion

Notre étude a montré des visions contrastées des services écosystémiques des merjas selon les acteurs interrogés. L’analyse par les services écosystémiques fait ainsi ressortir un processus conflictuel de planification stratégique de l’utilisation d’un espace deltaïque (Seijger et al., 2016). La différence d’appréciation des services écosystémiques résulte d’un rapport historique à la merja, marqué par des conflits sur ce milieu si polémique.

Les riverains considèrent les merjas comme des terres agricoles fertiles, grâce à leur assèchement. Ils ont mis en place des pratiques agricoles adaptées à un contexte édaphique spécifique. Si, officiellement, les institutions agricoles et hydrauliques les considèrent comme de futurs secteurs à aménager, en pratique cette ambition s’estompe. Ces institutions les perçoivent comme des zones tampons en hiver pour protéger les secteurs aménagés et la ville de Kénitra. Elles estiment aussi que leur mise en valeur peut être effectuée en été par des locataires. Cependant, les collectivités revendiquent un accès plus important à la terre des merjas, au-delà du tiers qui leur avait été alloué comme riverains, et refusent son exploitation par des « barani » (des gens extérieurs aux collectivités riveraines). En hiver et au printemps, un modus vivendi a été trouvé avec un arrêt de facto de l’aménagement par l’État et une mise en culture par les riverains, perturbée en cas de très grandes crues. En été, l’absence d’un réseau d’irrigation rend l’occupation de l’espace compliquée. Malgré le discours des institutions sur l’abondance de l’eau dans le Gharb, une autre demande émerge qui est d’accéder à l’eau pour une mise en valeur agricole intensive. Le souhait des riverains est finalement d’être mieux protégé l’hiver de l’eau d’inondation et de bénéficier de l’eau d’irrigation en été.

Les services écosystémiques mis en exergue dans notre étude sont étroitement liés aux dynamiques territoriales et aux jeux d’acteurs (Arnauld de Sartre et al., 2014). Notre analyse montre ainsi que les visions des acteurs sont partielles, pas toujours partagées et parfois antagonistes ou conjoncturelles. Si les intérêts agricoles et la protection contre les inondations sont portés par les collectivités riveraines et les institutions agricoles et hydrauliques, les dimensions écologique et culturelle n’interviennent encore que très peu dans le débat. Celles-ci restent invisibles pour une partie ou même l’ensemble des acteurs. La perception indifférente à l’égard de la biodiversité, par exemple, notamment par les institutions environnementales et les écologues, est sans doute due à leur mise en valeur agricole et une mise en eau désormais peu fréquente. Même les services écosystémiques revendiqués par certains acteurs ne sont généralement pas partagés par les autres, les institutions agricoles dévalorisant par exemple la mise en valeur actuelle des collectivités riveraines. D’autres services écosystémiques apparaissent de manière conjoncturelle. En effet, les institutions hydrauliques ne se rappellent des merjas que lors des épisodes de fortes inondations. Et ce même service écosystémique de régulation est considéré comme un disservice par les collectivités riveraines.

L’analyse par les services écosystémiques a mis en évidence l’importance des merjas pour la plaine du Gharb (voire le bassin du Sebou) au-delà de leurs limites géographiques. Elle permet de révéler aux yeux des acteurs la pluralité des services de l’écosystème, qui n’est figée ni dans le temps ni dans l’espace. La pluralité des services écosystémiques s’accompagne de différentes visions complémentaires, contradictoires ou antagonistes, sur le devenir des merjas. Des négociations entre la ville et la campagne, entre les habitants des secteurs aménagés et non-aménagés, ou encore entre les collectivités riveraines et les institutions étatiques sont sans doute à mener dans les années à venir. Par exemple, si les collectivités riveraines renoncent à demander un système de drainage plus performant en hiver, ce qui éviterait d’évacuer davantage d’excès d’eau vers l’aval, il faudra sans doute négocier une contrepartie avec elles. Cependant, pour mobiliser la ville de Kénitra ou les agriculteurs des secteurs aménagés pour une telle négociation, il sera nécessaire de créer « les conditions d’un rapprochement cognitif et d’une explication du service environnemental » (Serpantié et al., 2021), car les merjas et leurs services écosystémiques restent actuellement invisibles pour eux. Pour le moment, l’État assume les coûts en cas de catastrophe naturelle, comme en 2010 quand il a fallu évacuer les villageois et reconstruire des maisons, mais n’intervient pas en cas d’inondation de plus faible ampleur.

Les limites d’une analyse par les services écosystémiques sont bien connues (une analyse anthropocentrée ; un risque de marchandisation de la nature ; l’imposition d’une vision spécifique du monde) (Arnauld de Sartre et al., 2014 : Fournier, 2020). La notion de service écosystémique a donc, ici comme ailleurs, principalement « une fonction pédagogique et rhétorique » (Arnauld de Sartre et al., 2014) pour lancer des pistes de réflexion sur le devenir des merjas. L’analyse a aussi montré la nécessité de s’intéresser davantage à l’écologie des merjas, y compris à leurs espaces cultivés, à leur hydrologie, moteur de l’écosystème, et enfin à la culture des « gens des merjas » (nass dial merjas).

Références

Citation de l’article : Choukrani H, Kuper M, Hammani A, Lacombe G, Taky A. 2023. Visions contrastées des services écosystémiques des zones humides saisonnières du Gharb, Maroc. Cah. Agric. 32: 2. https://doi.org/10.1051/cagri/2022031

Liste des tableaux

Tableau 1

Superficie des merjas centrales de la plaine du Gharb.

Area of the Gharb plain central merjas.

Tableau 2

Citations des services écosystémiques par les acteurs interrogés (nombre de citations/nombre d’acteurs).

Citations of ecosystem services by the surveyed stakeholders (number of citations/number of stakeholders).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Merjas centrales de la plaine du Gharb. (Cartographie réalisée par l’auteur principal/Mapping made by the main author).

Central merjas of the Gharb plain.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Merja Kebira : (a) inondée en hiver ; (b) cultivée en été.

Merja Kebira : (a) flooded in winter; (b) cultivated in summer.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Occupation des sols des merjas centrales. (Cartographie réalisée par l’auteur principal/Mapping made by the main author).

Land occupation in central merjas.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Calendrier cultural et usages des merjas centrales de la plaine du Gharb.

Cropping pattern and uses of the Gharb plain central merjas.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Services écosystémiques cités par les collectivités riveraines et les acteurs institutionnels dans les quatre merjas.

Ecosystem services according to riverside communities and institutional actors in the four merjas.

Dans le texte
thumbnail Fig. 6

Inondations de 2009–2010 (en bleu) dans la plaine du Gharb.

2009–2010 floods (in blue) in the Gharb plain.

Dans le texte

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