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Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable / Irrigated Land Tenure: Challenges and Opportunities for Sustainable Development. Coordonnateurs : Jean-Philippe Venot, Ali Daoudi, Sidy Seck, Amandine Hertzog Adamczewski
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Article Number | 15 | |
Number of page(s) | 8 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2023009 | |
Published online | 19 April 2023 |
Article De Recherche / Research Article
Gouvernance foncière des grands périmètres irrigués au Sahel et justice sociale
Land governance of large irrigated areas in the Sahel through social justice lens
1
CIRAD, UMR SENS, 34398 Montpellier, France
2
SENS, Univ Montpellier CIRAD, IRD, Université Paul Valéry Montpellier 3, Montpellier, France
3
CIRAD, UMR G-EAU, Montpellier, France
4
G-EAU, Univ Montpellier, AgroParisTech, CIRAD, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France
5
ESR/ENSA, Université de Thiès, Thiès, Sénégal
* Auteur de correspondance : williams.dare@cirad.fr
L’intérêt du développement de grands périmètres irrigués pour répondre aux enjeux de sécurité alimentaire des pays du Sahel demeure l’objet de nombreuses critiques quant aux effets négatifs de leur mise en place et de leur exploitation : accaparement des terres, dégradation environnementale, vulnérabilité accrue des ménages… Certaines de ces critiques sont portées par les sociétés civiles et les populations affectées par les projets d’aménagement qui trouvent injuste de se voir dépossédées de la gestion de leur foncier et des ressources qu’il porte. Dans cet article, à partir de trois études de cas – Sélingué au Mali, Bagré au Burkina Faso et la Compagnie agricole de Saint-Louis au Sénégal – nous montrons que les conflits autour du foncier irrigué sont révélateurs de revendications des populations pour une plus grande justice dans la gouvernance des périmètres irrigués. Pour réaliser notre analyse, le cadre théorique de la justice sociale de Fraser et ses trois dimensions (redistribution, reconnaissance, participation) sont exposés pour analyser les revendications exprimées par les acteurs pour la reconnaissance de leurs droits fonciers. Constatant les rapports de domination au sein de trois périmètres irrigués, nous discutons des différentes dimensions de la justice sociale dans la gouvernance du foncier à travers l’analyse des conditions d’installation des populations. Enfin, nous suggérons qu’une « approche par les communs » pourrait permettre de placer les enjeux de justice pour les populations au cœur d’une gouvernance plus équitable des aménagements.
Abstract
The interest in developing large-scale irrigation schemes to meet the food security challenges of Sahelian countries remains the subject of numerous criticisms regarding the negative effects of their setting up and operation: land grabbing, environmental degradation, increased household vulnerability, etc. Some of these criticisms are made by civil societies and populations affected by development projects, who feel that it is unfair to be deprived of the management of their land and the resources it contains. In this article, based on three case studies – Sélingué in Mali, Bagré in Burkina Faso and the Compagnie Agricole de Saint-Louis in Senegal – we show that conflicts over irrigated land are indicative of the population demands for greater justice in the governance of irrigated schemes. To carry out our analysis, Fraser’s theoretical framework of social justice and its three dimensions (redistribution, recognition, participation) are exposed to analyze the claims expressed by the actors for the recognition of their land rights. Noting the relations of domination within our three irrigated schemes, we discuss the different dimensions of social justice in the governance of land through the analysis of the conditions of actors’ settlement. Finally, we suggest that a “commons approach” could help place actors’ justice issues at the heart of a fairer governance of projects.
Mots clés : justice / société civile / Afrique de l’Ouest / irrigation / conflit foncier
Key words: justice / civil society / West Africa / irrigation / land dispute
© W. Daré et al., Hosted by EDP Sciences 2023
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1 Introduction : les grands périmètres irrigués sahéliens
Depuis de nombreuses décennies, l’Afrique sahélienne est marquée par l’irrégularité des précipitations en fréquence, intensité ou durée (Balme et al., 2006 ; Nouaceur, 2020). Avec les sécheresses des années 1970–1980, les États du Sahel ont renforcé leur intervention et aménagé de nouveaux espaces irrigués avec l’aide des bailleurs de fonds internationaux. Mais avec des taux de mise en valeur et des rendements agricoles en deçà des attentes, ces États, sous la pression des bailleurs de fonds, et dans le cadre de plans d’ajustement structurel, se sont désengagés du secteur agricole irrigué, laissant les irrigants face à de nouveaux acteurs (privés) venus remplacer les sociétés publiques d’aménagement dans leurs principaux rôles (Crousse et al., 1991 ; Venot et al., 2020).
Alors que les grands bailleurs internationaux avaient délaissé la grande irrigation pendant près de 20 ans, la crise alimentaire de 2008 et ses conséquences migratoires les ont poussés à financer de nouveau la réhabilitation ou l’extension de grands périmètres irrigués (GPI) de plus de 500 ha. Encouragés par les politiques foncières nationales supposant que le secteur privé serait plus efficace que les exploitations familiales pour valoriser la terre, certains investisseurs agro-industriels privés ont vu également le foncier rural comme une opportunité de faire fructifier leurs fonds (Borras et al., 2011). Ainsi, différentes structures publiques, semi-publiques ou privées sont aujourd’hui chargées de gérer des GPI (Barbier et al., 2009). De nombreuses critiques perdurent cependant quant aux effets négatifs de la construction des GPI : accaparement des terres par l’agro-industrie, dégradation environnementale, croissance de la vulnérabilité des ménages agricoles (Mollinga et Bolding, 2004).
Ces critiques sont portées également par les sociétés civiles qui trouvent injuste de voir les populations dépossédées de leur foncier et des ressources qu’il porte. Car, contrairement à ce que les États ont longtemps affirmé dans leur législation foncière, les terres aménagées ou réhabilitées des GPI étaient rarement vides. Elles étaient le plus souvent anciennement occupées par les populations du territoire d’implantation de l’aménagement hydro-agricole. Des droits fonciers coutumiers existent localement depuis des décennies voire depuis des siècles. Ils n’ont été effacés ni par la colonisation, ni par les législations des États sahéliens indépendants. Ainsi, les manifestations des populations affectées par les projets (PAP) d’aménagement qui se multiplient, le recours à des médias, l’appel à l’intervention des autorités locales pour résoudre des conflits fonciers locaux, sont autant de moyens saisis par les PAP pour exprimer leur sentiment d’injustice et rendre public le besoin de reconnaissance de leurs droits sur leurs terres. Ces acteurs dits « bénéficiaires » revendiquent et réclament de devenir de vrais « partenaires » des processus de décision d’aménagement.
Dans cet article, à partir de trois études de cas, nous montrons que les conflits autour du foncier irrigué sont révélateurs de revendications des PAP pour une plus grande justice dans la gouvernance des GPI. Pour ce faire, le cadre théorique de la justice sociale de Fraser (1998) et ses trois dimensions (redistribution, reconnaissance, participation) sont exposés pour analyser les revendications exprimées par les acteurs pour la reconnaissance de leurs droits fonciers. Les études ont été menées dans le cadre de deux programmes de recherche-développement (le programme de sécurisation foncière du périmètre de Sélingué, financé par la Global Water Initiative et le projet VN11 « Managing Bagré for equity and the environment », financé par le programme Water, Land and Ecosystems du CGIAR) et de l’Expertise Vallagri ayant eu pour objet d’étudier différents projets agro-industriels dans le delta du fleuve Sénégal. Les auteurs, chercheurs en sociologie et géographie, étaient en charge de ces études. Ils ont conduit directement ou coordonné la réalisation des enquêtes et animé des ateliers collectifs. Constatant les rapports de domination au sein de nos trois GPI, nous discutons des différentes dimensions de la justice sociale dans la gouvernance foncière à travers l’analyse des conditions d’installation des PAP. Enfin, nous suggérons qu’une « approche par les communs » (Aubert et Botta, 2022) pourrait permettre de placer les enjeux de justice des PAP au cœur d’une gouvernance plus équitable des aménagements. En effet, partant des résultats d’E. Ostrom sur les communs, cette approche revendique une posture de recherche-action originale pour repenser la coopération territoriale. Elle s’appuie, en cela, sur des principes de solidarité humaine et écologique, visant à donner la priorité au développement des capacités d’action collective des membres des systèmes socio-écologiques étudiés, de renforcement des liens de confiance, pour la recherche d’un bien être partagé, de revendication d’un droit à l’existence de chacun. Ainsi, cette approche par les communs permet de penser la transformation de ces systèmes et leur adaptation face aux crises actuelles.
2 Redistribution, reconnaissance et participation : cadre théorique d’une justice sociale tridimensionnelle
Deux paradigmes principaux, redistribution ou reconnaissance, structurent la pensée des théoriciens de la justice sociale. Pour Dworkin (1983), toutes les théories modernes de la justice sociale affirment qu’il faut traiter les êtres humains comme des égaux. Elles diffèrent cependant sur l’objet de cette égalité : biens sociaux pour Rawls (1971), droits légitimes pour Nozick (1974), utilité ou bonheur pour Mill (1998), ou les « capabilités » pour Sen (2012). Ainsi, toutes ces théories cherchent à définir les conditions d’une juste redistribution des objets à se répartir. D’autres théoriciens de la justice sociale placent au cœur de leur analyse le paradigme de la reconnaissance. Le concept de la reconnaissance développé chez Honneth (2000) est fondamentalement relationnel. Il a pour sens les actes par lesquels des individus s’attribuent positivement aux uns et aux autres une série de qualités morales (Carré, 2013). Cette reconnaissance mutuelle produit des attentes. Ces actes permettent au sujet de se savoir respecté dans son environnement socio-culturel, comme un être à la fois autonome et individualisé. Si ses attentes normatives sont déçues par la société, alors l’individu a le sentiment d’être méprisé, et quand ce sentiment est partagé par les membres d’un groupe, il constitue le terreau favorable au développement de mouvements sociaux (Honneth, 2000).
La rivalité entre les défenseurs de ces deux voies, redistribution versus reconnaissance, se traduit par deux types de politiques de justice sociale. Les premières visent une plus juste distribution des objets et les secondes se focalisent sur la reconnaissance sociale de groupes minoritaires. Face à ces positions, la philosophe Nancy Fraser (1998) propose d’adopter une conception « bidimensionnelle » de la justice sociale permettant d’articuler ces deux dimensions. Car ne pas reconnaître certains individus ou groupes, c’est les priver de la possibilité de participer à égalité avec les autres à l’interaction sociale, et, en conséquence, au bénéfice d’une juste distribution. En adoptant le principe de « parité de participation », Fraser adopte une conception de la justice où des personnes, ayant des visions divergentes du juste, acceptent de respecter des conditions d’interaction sociale équitables et le pluralisme des valeurs de chacune. Nier le statut social, les ressources économiques ou l’expression politique d’une personne constitue pour Fraser les trois obstacles à la réalisation de la parité de participation. Redistribution, reconnaissance et participation fondent ainsi les trois piliers de la théorie de la justice sociale de Fraser.
Cette théorie est régulièrement mobilisée dans les travaux sur la justice environnementale (Schlosberg, 2004 ; Álvarez et Coolsaet, 2020) pour mieux saisir les revendications de justice d’acteurs en lutte pour la reconnaissance de leurs droits et valeurs ou pour dénoncer un préjudice social en lien avec l’environnement. Ainsi, ce cadre nous semble-t-il pertinent pour décrypter les sentiments d’injustice exprimés par les populations affectées par les projets de grands périmètres irrigués.
3 Mise en œuvre différentiée de la justice sociale dans la gouvernance foncière de trois périmètres irrigués
Les données servant à cette analyse ont été obtenues à Sélingué et Bagré à partir de trois méthodes : (i) une revue de la littérature (grise) existante, (ii) des enquêtes qualitatives, ouvertes ou semi-ouvertes, auprès d’exploitants agricoles (63 à Bagré, 41 à Sélingué), des gestionnaires des aménagements (responsables techniques et foncier) et (iii) l’animation d’ateliers participatifs (assemblées et focus groups) (2 à Bagré regroupant 38 personnes : agriculteurs, commerçants, représentants de chefs coutumiers et de Bagrépôle, 3 à Sélingué regroupant exploitants, responsables coutumiers, commerçants). Pour le cas de la Compagnie agricole de Saint-Louis (CASL), la collecte des données s’est faite dans le cadre d’une étude plus générale sur l’acquisition de terres à grande échelle. Ces enquêtes ont été réalisées en 2020 auprès de 113 agriculteurs et de 12 responsables d’organisations de producteurs de la zone.
Les trois études de cas présentées ci-dessous illustrent la diversité de la mise en œuvre des principes de justice au cours du temps et selon les contextes. Il apparaît ainsi que les acteurs concernés (agriculteurs et aménageurs) ont des revendications plurielles qui révèlent une variété de principes de justice et un défaut de reconnaissance de la place des populations locales dans les décisions d’aménagement. Ces trois GPI permettent également d’illustrer la part croissante prise au cours du temps par les acteurs du secteur privé dans leur gestion.
3.1 Sélingué (Mali) : une justice distributive initiée par un office public sous pression foncière
Le barrage de Sélingué, construit sur le fleuve Sankarani, un affluent du fleuve Niger au Mali, a été mis en eau en 1982. Stockant 2,35 milliards de mètres-cubes, il produit de l’énergie hydroélectrique à destination de Bamako située à 150 km et alimente les zones agricoles voisines pour l’irrigation. L’Office pour l’exploitation des ressources hydrauliques du haut Niger (OEHRN), un organisme public, a été chargé du développement intégré de 55 000 ha dans la zone du Haut Niger, dont 18 500 ha se situant à proximité du barrage de Sélingué (Paturel et al., 2020). Au milieu des années 1980, 12 500 personnes, appartenant aux 12 villages inondés et impactés par la construction du barrage, ont été déplacées et réinstallées. Les agriculteurs ont pu bénéficier d’une parcelle au sein d’un aménagement de 1350 ha construit en aval du barrage grâce à un prêt de l’État auprès de la Banque africaine de développement (BAD). Mais les parcelles attribuées sont trop petites (moins de 0,25 ha par famille) au regard des pertes subies et les rendements agricoles demeurent faibles (OEHRN, 1989). En 1996, l’OEHRN est remplacé par l’Office de développement rural de Sélingué (ODRS) qui réhabilite 1030 ha du périmètre construit initialement et aménage un nouveau périmètre de 1094 ha sur le territoire du village de Maninkoura (Adamczewski, 2016). La double culture de riz occupe alors 80 % des superficies, le reste étant cultivé en maraîchage et en banane (Paturel et al., 2020).
Un même principe de compensation des PAP est appliqué aux différentes phases d’aménagement : les populations installées sur le nouveau périmètre viennent des villages inondés et de villages voisins. Les compensations par famille impactée sont calculées selon le type de terres perdues : verger, riz de bas-fonds, culture pluviale. Selon les documents d’archive, 8 ha de terres pluviales ou 4 ha de vergers devaient correspondre à 1 ha de terre irriguée. Mais des erreurs lors de la compensation des PAP sont apparues, les diagnostics d’identification n’ayant pas pris en compte toutes les terres impactées (OEHRN, 1989).
Aux oublis près, ces mécanismes de compensation suivent le principe d’une justice distributive autorisant l’accès de toute personne éligible à la terre. Cependant, ils ne permettent pas forcément d’accéder à des superficies aménagées suffisantes pour répondre aux besoins de la famille, notamment du fait d’un morcellement progressif dû aux héritages, et donc de la baisse des surfaces exploitables pour un ménage. En 2009, plus de 60 % des exploitants cultivent des superficies allant de 0,25 à 0,80 ha ne leur permettant pas d’assurer des revenus suffisants. De plus, les attributions foncières sont conditionnées au respect de règles liées à la gestion de l’eau au sein du périmètre irrigué alors même que les conditions d’irrigation ne sont pas du seul ressort des exploitants et peuvent ne pas être réunies (Adamczewski, 2016). Officiellement, selon le cahier des charges liant l’exploitant et l’ODRS, un exploitant ne payant pas la redevance hydraulique reçoit un courrier l’informant qu’une procédure d’éviction est lancée. Si le défaut de paiement n’est pas corrigé au bout de 2 courriers, envoyés lors de la même campagne, l’exploitant est évincé et sa parcelle réaffectée à un autre. L’endettement (pour l’achat d’engrais, le paiement de la redevance…) des premiers PAP indemnisés installés sur de trop petites superficies subdivisées par les héritages conduit, campagne après campagne, à leur remplacement. La proximité de Sélingué avec Bamako accentue ces dynamiques du fait des demandes foncières pressantes des fonctionnaires, nouveaux ruraux ou potentiels investisseurs, capables d’investir dans les systèmes irrigués (Adamczewski, 2016).
Les demandes d’affectation des terres formulées à l’ODRS sont traitées par un comité paritaire de gestion des terres incluant des paysans, des représentants des organisations de producteurs et l’ODRS. Mais ces règles officielles sont parfois « adaptées » en fonction des relations sociales ou politiques des demandeurs et les décisions prises par ce comité ne sont pas toujours inscrites dans un procès-verbal. Dans la pratique, en 2017, près d’un quart des exploitants évincés de leur parcelle n’ont jamais reçu de courrier de relance, et 45 % des cas d’éviction ne reposaient sur aucun défaut de conformité constaté (Adamczewski, 2016).
Les pratiques de gestion foncière, qui s’éloignent des textes en vigueur, visent à alimenter les besoins croissants d’un marché foncier très dynamique. Cette adaptation des règles officielles, bien que classique, est révélatrice du rapport de force inégal entre les fonctionnaires extérieurs au territoire et les agriculteurs locaux – qui ne maîtrisent pas les textes les liant à l’ODRS – et questionne le principe de justice distributive initialement appliqué aux PAP pour accéder au foncier.
3.2 Bagrépôle (Burkina Faso) : une dynamique de justice récente soumise à une double contrainte technique et financière
Situé dans la région Centre-Est du Burkina Faso, l’aménagement hydro-agricole de Bagré sur le fleuve Nakanbé s’est construit en plusieurs phases depuis la seconde moitié des années 1980, avec l’aide de différents bailleurs internationaux (Venot et al., 2017). 25 000 ha de terres sont inondés par le barrage. À l’origine, petit périmètre irrigué de 80 ha, les surfaces irriguées s’étendent aujourd’hui sur 3380 ha, auxquelles deux extensions de 2582 ha en rive gauche et 2194 ha en rive droite sont en cours d’aménagement sur un potentiel irrigable de 15 000 ha.
De 1986 à 2010, la Maîtrise d’ouvrage de Bagré (MOB), structure publique, aménage la plaine irriguée et construit des infrastructures pour accompagner la production et désenclaver les villages. En 2010, 3380 ha sont irrigués. Ce résultat décevant conduit l’État et la Banque mondiale à créer, en 2011, Bagrépôle, une société d’économie mixte (SEM), pour reprendre la gestion et l’aménagement de la plaine irriguée. La SEM doit aménager plusieurs extensions dont certaines sont destinées aux exploitants familiaux (6260 ha à terme) et les autres à des entrepreneurs privés (10 445 ha à terme). Celles des exploitants familiaux sont entièrement équipées en canaux pour l’irrigation gravitaire jusqu’à la parcelle alors que celles des privés ne disposent que d’un canal primaire, à charge ensuite aux entrepreneurs de construire les infrastructures nécessaires à leur production (Venot et al., 2017).
Lors de l’aménagement des 3380 ha par la MOB (3080 ha pour les exploitants familiaux et 300 ha pour les entrepreneurs privés), les PAP avaient en partie été identifiées mais leurs biens perdus et leurs droits fonciers rarement recensés. Adoptant un principe de justice distributive, la MOB a attribué aux 1662 chefs de ménage identifiés comme PAP une parcelle de 0,74 à 1 ha dans les périmètres aménagés initialement, 1 ha de terres pluviales et une parcelle d’habitation de 1000 m2 dans les villages artificiels qu’elle a construits (Faure et Konaté, 1996). Mais les terres pluviales ayant été octroyées sur le territoire foncier de propriétaires non consultés, ces derniers se sont opposés à ces attributions, empêchant, de fait, les attributaires de la MOB de les exploiter.
Le flou dans l’identification des attributaires et de leurs biens a généré, au début des années 2010, des manifestations parfois violentes réprimées par les CRS (des dizaines d’anciens exploitants dépossédés de leurs terres n’ayant pas reçu de parcelles) (Daré et al., 2019). Pour limiter ces tensions, Bagrépôle, suivant les politiques de sauvegarde de la Banque mondiale (World Bank, 2001), a choisi deux principes de justice distributive – « terre contre terre » et « remboursement à coût intégral », dans le cadre de la construction des extensions. La SEM a progressivement mis en place des mesures de compensation des PAP plus justes, passant notamment par une meilleure identification des PAP et de leurs biens individuels et collectifs perdus.
Dès 2012, représentants de Bagrépôle, chefs coutumiers et agriculteurs forment des commissions d’attribution des terres pour établir la liste définitive des attributaires des futures parcelles irriguées. Mais l’application du principe « terre contre terre » sur la base d’une évaluation des revenus possibles par différents types d’agriculture aboutit à attribuer 0,25 ha en irrigué pour 1 ha de surfaces pluviales perdues afin de réserver une partie des terres aménagées aux futurs entrepreneurs privés dont la sélection est retardée. De fait, ce ratio ne permet pas de sortir de la pauvreté (Tapsoba et al., 2018) et les tensions restent fortes, d’autant que la construction des aménagements est retardée par la découverte de problèmes techniques. Des chercheurs ont accompagné Bagrépôle et ont développé une démarche participative où les PAP ont défini, elles-mêmes, les critères d’une juste répartition de l’attribution des parcelles rizicoles et de polyculture (Daré et al., 2019). De nouveaux critères de définition des indemnisations (statut foncier des biens perdus, ancienneté de l’installation, caractère individuel ou collectif des biens…) et de nouveaux éléments à compenser, notamment culturels (la perte de légitimité des autorités foncières migrantes suite au déplacement sur de nouveaux terroirs) ont été identifiés. D’autres principes – pouvoir choisir ses productions, gérer soi-même les risques agricoles, ou la solidarité intergénérationnelle – ont été exprimés (Daré et al., 2019) et partiellement intégrés dans les procédures de compensation des PAP sur un nouvel aménagement de 2194 ha (Bagrépôle, 2020).
Le choix de répartir les futures terres irriguées entre ces deux types d’acteurs, exploitants familiaux et futurs entrepreneurs privés, a eu une implication sur les seuils considérés et la mise en œuvre des principes de justice distributive. À l’échelle du pays, en redistribuant le foncier irrigué à plus de bénéficiaires que les détenteurs de droits initiaux impactés, la SEM pensait augmenter la production agricole nationale plus efficacement que ne le feraient les seuls exploitants familiaux. L’action de la SEM se justifiait donc par sa participation à la réduction de l’insécurité alimentaire au-delà de la zone d’influence de Bagré. Mais, la sélection des entrepreneurs étant retardée, les extensions qui leur étaient destinées peinent à être mises en valeur, au grand dam des PAP dépossédées de leurs terres. De plus, le cahier des charges pour la riziculture et les difficultés de la filière ont placé les PAP dans un piège à pauvreté avec des rendements les empêchant d’améliorer leur revenu (Tapsoba et al., 2018). La dimension redistributive est ici la plus controversée des trois étudiées.
3.3 La Compagnie agricole de Saint-Louis (Sénégal) : application des trois principes de justice par un opérateur privé
Depuis plus de 50 ans, le delta du fleuve Sénégal connaît une constante croissance des superficies irriguées. Aujourd’hui, les objectifs de sécurité alimentaire, de croissance économique et de réduction de la pauvreté, assignés à l’agriculture par le gouvernement, sont mis en avant pour justifier l’arrivée d’investisseurs agro-industriels, censés être en capacité d’intensifier davantage les productions en irrigué.
Après une tentative avortée dans la région de Podor, la Compagnie agricole de Saint-Louis (CASL) est créée en 2013 par des investisseurs étrangers, avec l’appui financier de la Banque africaine de développement, qui souhaitaient installer leur projet sur des terres de zones de terroir de la commune rurale de Diama (région de Saint-Louis). L’aménagement de 3200 ha se situe le long des bras du Gorom et du Krankaye, défluents du fleuve Sénégal. Ces terres étaient déjà occupées par des affectataires issus de la commune mais n’étaient majoritairement pas mises en valeur, en raison de leur salinité, ou l’étaient par les activités d’éleveurs transhumants.
Après présentation du projet, consultations et négociations directes avec tous les affectataires et autorités (coutumières et administratives), la CASL signe des contrats de « cession sous peines et soins » (statut juridique de contrat reconnu par le droit sénégalais) avec chaque villageois acceptant de lui céder ses terres, moyennant une compensation financière à l’hectare et la construction d’infrastructures collectives (école, mosquée). 3200 ha validés par la commune, responsable de la gestion des terres en zone de terroirs au Sénégal, ont ainsi été désaffectés à la demande des anciens affectataires et réaffectés à l’entreprise.
Le cas de la CASL révèle la pluralité des principes de justice de chaque type d’acteur : acteur privé, représentants de l’État décentralisé, agriculteurs et éleveurs.
Tout d’abord, le principe de reconnaissance : le processus suivi vise à donner une place à l’ensemble des acteurs du territoire dans le processus afin de limiter les situations conflictuelles régulièrement observées dans la vallée. Les différents acteurs du foncier sont officiellement invités (par l’entreprise, généralement au travers d’un intermédiaire responsable du processus de négociation) à une réunion de concertation durant laquelle sont reconnus le pouvoir d’autorité de la commune rurale et des chefs coutumiers et l’existence des différents détenteurs des droits d’usage et de droits légitimes sur les terres ciblées pour l’aménagement.
Ensuite, le principe de redistribution : la CASL a développé une procédure officielle de compensation des droits de chacun en établissant le contrat de cession sous peines et soins avec chaque affectataire. Un principe de justice distributive permet à chaque villageois de recevoir une compensation financière collectivement négociée par les parties (180 000 FCFA soit environ 275 €/ha) pour la terre donnée et d’accéder ensuite aux retombées de l’implantation de l’entreprise (emplois rémunérés, accès à l’eau en dehors du GPI pour leurs propres productions et utilisation des résidus de récolte pour les animaux des éleveurs de la zone…) (Grislain, 2020). La CASL compense les biens individuels mais aussi collectifs avec la construction d’écoles ou de lieux de culte. De même la gestion en commun des ressources est reconnue par l’entreprise dans les processus de négociation en impliquant les populations pastorales de la zone.
Enfin, le principe de participation : bien que l’ensemble des acteurs aient participé aux négociations, en fonction de leur statut propre, la dimension culturelle de l’attachement des villageois à la terre ne semble pas avoir été considérée. L’acceptation de cette situation, et notamment de la compensation monétaire donnée en une fois, interroge les conditions de la participation du fait des fortes asymétries de pouvoir entre les parties concernées (Grislain, 2020). Elle questionne également la capacité des populations à faire valoir la pluralité de leurs attachements au foncier si seule la dimension économique est prise en compte pour l’installation des investisseurs.
4 Discussion : des principes de justice sociale inégalement considérés dans la gouvernance foncière des périmètres irrigués
4.1 Retour sur la redistribution et la reconnaissance
Ces trois études de cas permettent de questionner certains enjeux de justice sociale dans la gouvernance foncière des GPI. Revenons sur chacune des dimensions pour discuter les modalités de leur prise en compte, ainsi que les difficultés et limites rencontrées par les structures de gestion.
Tout d’abord, constatons que chacun des trois GPI est marqué par des rapports inégaux entre les différentes parties prenantes impliquées dans sa gouvernance. Ces relations inégales se traduisent notamment dans des rapports de domination où les structures d’aménagement décident et imposent leur vision de l’évolution du territoire aux agriculteurs et autres usagers locaux. Dans une perspective de justice sociale, ces derniers sont dominés par des acteurs (les aménageurs, publics ou privés) qui n’appartenaient pas au système socio-écologique local initial. Pire, du fait de leur capital financier ou relationnel avec l’État, ce dernier a octroyé aux aménageurs des droits sur le domaine foncier coutumier en apportant à la terre l’assurance d’une plus grande maîtrise de l’eau. Ces nouveaux rapports de domination instaurés avec les GPI transforment les liens des sociétés au foncier et à l’ensemble des ressources qu’il porte sans que les usagers locaux n’aient pleinement conscience, au moment de la conception du GPI, des bouleversements sociaux intimes que ce type d’irrigation va amener.
L’enjeu économique et l’identification des bénéficiaires apparaissent centraux dans les conceptions d’une justice distributive portées différemment par les structures d’aménagement (publiques, semi publiques ou privées) et par les PAP. Pour les premières, publiques et semi-publiques, l’intérêt général est avancé pour justifier de l’ouverture de l’accès au foncier irrigué au-delà des PAP qui ont effectivement perdu des terres ou des biens. Pour l’État, permettre à tout citoyen du pays (y compris, à Sélingué, les fonctionnaires de Bamako) de profiter de l’arrivée d’infrastructures négociées avec les bailleurs de fonds internationaux) pour obtenir des niveaux de production plus sécurisés que dans les systèmes pluviaux est essentiel. De même, l’intérêt général justifie l’ouverture des aménagements aux gros investisseurs privés (comme à la CASL et à Bagré) puisque, suivant les programmes d’intensification agricole, le privé valoriserait plus efficacement le foncier irrigué que les exploitants familiaux. Par cette ouverture, l’État justifie son rôle de garant de la sécurité alimentaire de ses citoyens. L’intérêt local et la recherche d’une paix sociale guident, dans les cas de la CASL et de Bagré, l’approche territoriale adoptée dans la redistribution des avantages du GPI aux acteurs locaux.
Pour les PAP, la transformation de leur territoire liée à l’aménagement des GPI devrait se faire principalement à leur profit, sans déstabiliser leur système foncier coutumier. Du point de vue d’une juste redistribution, les sacrifices consentis lors de l’aménagement devraient, selon elles, être compensés par de nouvelles infrastructures collectives et par des revenus agricoles pour elles plus importants qu’avant l’aménagement. Si certains aménageurs peuvent partager cette vision, le problème de sa mise en pratique demeure. Ainsi, à Bagré, avec le principe « terre contre terre », ou à Sélingué, avec la rigidité de la mise en application du cahier des charges, les conditions de vie des PAP ne se sont pas améliorées. L’aménagement est donc perçu comme injuste.
Dans les revendications de justice sociale exprimées par les PAP, la question de leur reconnaissance individuelle et collective est essentielle. Dans les années 1980–1990, premiers temps d’aménagement de Sélingué et de Bagré, les acteurs locaux ont tout juste été reconnus comme étant impactés par la construction des barrages. Les manifestations contre les processus d’accaparement des terres et les procédures de sauvegarde ont amélioré la reconnaissance des PAP et les modes de compensation de leurs pertes (par exemple à Bagré). Mais l’enjeu n’est pas tant la reconnaissance individuelle de chacun des PAP que celle de leurs modes locaux de gestion du foncier et des droits qui y sont associés. L’enjeu de la justice n’est ici pas tant économique que social : l’installation d’un GPI sur leur territoire devrait, selon les PAP, s’inscrire dans les logiques et principes du système coutumier qui acceptent l’installation de migrants tout en maintenant des liens de dépendance vis-à-vis des populations autochtones. Ainsi s’explique le refus de libérer des espaces sur les terres pluviales pour les premiers bénéficiaires-migrants à Bagré, ou le sentiment de dépossession quand des fonctionnaires récupèrent les terres des agriculteurs endettés à Sélingué. La CASL semble avoir mieux décrypté cette dimension des revendications de justice, ce qui explique la signature de contrats de cession « sous peines et soins » avec les usagers reconnus du territoire et les autorités administratives et coutumières. L’évolution du système de compensation suite à la démarche participative développée avec Bagrépôle semble être une nouvelle étape dans la reconnaissance des valeurs que portent les PAP vis-à-vis de la gestion du foncier. Mais le chemin est sans doute long, car la liberté de l’agriculteur à décider de ce qu’il fait dans son champ n’est pas toujours compatible avec les contraintes techniques d’un GPI (par exemple, distribution de l’eau selon une priorité amont-aval).
4.2 La participation des populations affectées par les projets : la dimension négligée d’une juste gouvernance foncière
Les PAP expriment le besoin d’une reconnaissance mutuelle entre les membres du système coutumier et les nouveaux acteurs (État, investisseurs privés) introduits dans le jeu foncier local. Mais, pour nous, cette reconnaissance est insuffisante si elle ne se traduit pas par une évolution de la place donnée à chaque type de parties prenantes dans la gouvernance des GPI. Pour ce faire, la dimension participative apparaît essentielle car elle permet de dépasser les sentiments d’injustice exprimés, en en explicitant les fondements. Elle constitue une dimension complémentaire aux deux autres. Au-delà de l’injonction des bailleurs à l’égard des gestionnaires d’aménagement, se pose la question des conditions d’une véritable implication des PAP dans la gouvernance des GPI, depuis la conception des aménagements jusqu’à la gestion de la production agricole. Pour ces trois études de cas, malheureusement pour les PAP et la durabilité des investissements, la participation apparaît comme la dimension la plus faiblement investie par les gestionnaires des périmètres. L’identification des PAP a pu mobiliser des démarches participatives (CASL et Bagré) mais leur mobilisation est intervenue, au mieux, à l’aval du processus.
Le constat de la faible place des acteurs locaux dans les politiques foncières ou dans les réformes de la gouvernance de l’eau n’est pas nouveau. Les travaux de Burnod et al. (2017) analysant la mise en œuvre des politiques foncières à Madagascar et au Sénégal, constataient déjà l’évolution de la place donnée au secteur privé dans l’attribution du foncier mais également les revendications de plus en plus fortes des acteurs de la société civile. Ils concluaient sur l’importance de créer des observatoires, pour non seulement suivre le marché foncier, mais également pour servir d’espaces de débat entre les différents acteurs concernés. Appliquant un cadre de justice sociale tridimensionnel (distributive, procédurale, interactive) à l’analyse du processus de réforme de l’eau dans le bassin de Murray-Darling en Australie, Lukasiewicz et Baldwin (2017) ont illustré les rapports inégaux de pouvoir entre différents types d’acteurs et considéré qu’appliquer ce cadre dans la prise de décision en matière d’eau devrait conduire à une plus grande équité dans la distribution et à une meilleure gouvernance dans les processus décisionnels.
4.3 Une « approche par les communs » pour renforcer le principe de parité de participation ?
Au-delà de la caractérisation des situations de gestion en commun des ressources par Ostrom (1990), l’approche par les communs (CTFD, 2017 ; Aubert et Botta, 2022) propose de les articuler avec les travaux de Sachs (1980) pour une vision alternative du développement et ceux de Le Moigne (1990) sur les sciences de la complexité pour repenser la coopération territoriale. Elle capitalise les résultats de travaux de recherche conduits pendant 20 ans dans le monde en suivant les principes de la modélisation d’accompagnement (ComMod, 2005). Elle vise à opérationnaliser le traitement des questions foncières en s’appuyant sur le triptyque ressource-communauté-règle. Cette approche n’est pas uniquement théorique, elle promeut auprès des opérateurs du développement une éthique du « vivre ensemble » pour replacer les acteurs au cœur des décisions d’aménagement de leur territoire. Elle s’organise autour de six principes dont trois concernent directement les enjeux de justice sociale de l’amont à l’aval des processus d’aménagement, comme : reconnaître et faire reconnaître le potentiel des communs, initier et soutenir des procédures ancrées dans les pratiques des acteurs et dans le système de gouvernance locale, inclure les ayant-droits dans le suivi-évaluation en coconstruisant les indicateurs de l’évolution des communs (Delay et al., 2020).
Puisque la construction des grands périmètres irrigués prend insuffisamment en compte les points de vue des populations affectées par les projets, nous pensons qu’appliquer cette approche aux GPI pourrait permettre d’éviter certains écueils précédemment constatés, notamment quant à la vision essentiellement technico-financière qui domine les processus d’aménagement.
Pour illustrer l’approche par les communs, prenons l’exemple de Lérabé, petit aménagement de 65 ha dans la cuvette de Guédé (département de Podor au Sénégal) réalisé par l’ONG ENDA Pronat en impliquant les usagers finaux dès la conception de l’aménagement. Les principes de l’agroécologie promus par l’ONG diffèrent peu du système agro-halio-pastoral passé de gestion des terres (Boutillier et Schmitz, 1987) et sont cohérents avec les besoins exprimés par les futurs usagers. Selon l’ONG, la conception de l’aménagement inclut l’identification des besoins des usagers (éleveurs et pêcheurs) bien souvent secondaires, voire exclus des GPI. De même, elle avance qu’aucune exclusion sociale ne serait apparue malgré l’organisation hiérarchique des sociétés locales. L’extension de l’aménagement s’est faite en plusieurs phases au fur et à mesure des accords obtenus avec les familles détentrices des droits fonciers coutumiers. Enfin, l’ONG a sollicité des bailleurs de fonds, en négociant ses conditions, et la SAED (structure publique d’aménagement), qui apporte ses compétences techniques dans la réalisation de l’aménagement. L’expérience de gestion du foncier par la communauté de Lérabé, sa mobilisation d’appuis techniques et financiers et la formulation collective de règles de gestion du périmètre qu’elle a élaborées, pourraient être des sources d’inspiration pour construire ailleurs aussi des futurs « Communs ». « Communs » est pris ici dans sa double acception, en référence aux travaux sur les Communs mais aussi en référence à l’enjeu de co-construire avec toutes les parties prenantes concernées (la diversité des membres de la communauté, les élus, les partenaires techniques et financiers, et les représentants de la société civile) une vision partagée du futur. Certes, Lérabé n’est pas un GPI mais l’implication des PAP dès la conception de l’aménagement peut constituer une opération pilote susceptible d’inspirer l’aménagement des 600 ha voisins de Guédé Chantier, comme l’ont été le petit Bagré (80 ha) (Faure et Konaté, 1996) ou le périmètre colon de Guédé (68 ha) (Sila et al., 2022). Se posera, à terme, la question des conditions de la réplicabilité de ce modèle au-delà de ses spécificités sociales, territoriales et politiques.
5 Conclusion
Les études reliant foncier irrigué et justice sociale ne sont pas nombreuses. À notre connaissance, les liens entre irrigation et justice sociale ne sont que rarement traités sous l’angle du foncier mais plutôt sous l’angle de l’accès à l’eau (par exemple, Moreau et al., 2015 en France) ou encore sous celui des inégalités économiques amplifiées avec la plus grande maîtrise des facteurs de production (par exemple, Le Roy, 2006 au Sénégal).
Les conflits fonciers dans les grands périmètres irrigués opposent généralement les populations affectées par les projets et les structures chargées de la gouvernance de ces aménagements. Ils sont le plus souvent l’expression de sentiments d’injustice ressentis par les populations locales vis-à-vis de la non-reconnaissance de leur place et rôle dans la gestion des ressources par des acteurs qui se sont introduits sur leur territoire et leur ont imposé de nouvelles règles de gestion.
Au Sahel, l’État et les bailleurs de fonds ont développé la grande irrigation sur des territoires fonciers déjà occupés et régulés par des modes de gestion coutumiers et ont tenté d’imposer un autre mode de régulation du foncier et de la ressource en eau associée, redistribuant partiellement les bénéfices de l’aménagement. Mais les systèmes anciens n’ont pas disparu pour autant. Ces trois études de cas montrent l’évolution progressive de la place donnée par les États et leurs bailleurs (via les structures de gouvernance des GPI) aux revendications de justice sociale portées par les acteurs des systèmes fonciers coutumiers.
Cantonnés initialement au statut de simples bénéficiaires d’aménagements décidés sans eux, ces derniers ont progressivement été amenés à prendre part à la gestion de l’irrigation ou à pouvoir décider (en partie) des systèmes de culture à mettre en place. Dans certains cas, la prise en compte de leurs revendications est allée jusqu’à les impliquer au moment de la définition des compensations suite aux pertes subies en raison des déplacements de villages liés à la mise en eau des barrages. Cependant, les populations locales demeurent majoritairement à l’écart de la phase de conception, alors que leur reconnaissance, en tant que groupe social porteur de valeurs et en interdépendance avec son environnement, devrait permettre d’influencer les décisions d’aménagement, la définition de la taille des parcelles, leur attribution, les calendriers culturaux, les modes de distribution de l’eau, etc., selon des critères qui seraient débattus ouvertement, partagés, et évalués de façon participative par les acteurs concernés. Ainsi, un dialogue entre les différentes valeurs de justice devrait être systématisé tout au long du processus d’aménagement pour espérer réduire les conflits et faire profiter l’ensemble des acteurs d’une amélioration des conditions de production que devrait permettre la maîtrise de l’eau sur ces espaces.
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