Open Access
Issue
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Article Number 14
Number of page(s) 9
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2023006
Published online 03 April 2023

© R. Dureau et P. Jeanneaux, Hosted by EDP Sciences 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Les pullulations cycliques de campagnols terrestres causent d’importants dommages aux prairies de moyenne montagne (Quéré et al., 1999), notamment dans le Massif central. Ces pullulations sont principalement observées dans les territoires riches en prairies permanentes et au paysage écologiquement peu fragmenté (Note et Michelin, 2014). Plusieurs moyens de lutte directe et indirecte existent (Couval et Truchetet, 2014) : poison, gaz, pièges, gestion des infrastructures agroécologiques (haies, bosquets, fragmentation du paysage…). Un suivi de long terme dans le massif jurassien a montré qu’il est possible de maîtriser les pullulations en agissant précocement et collectivement dans le cadre d’une lutte intégrée contre les ravageurs (Giraudoux et al., 2017) ; la gestion des pullulations relève d’une action collective des éleveurs.

Les retours d’expérience montrent qu’une telle lutte précoce et collective n’est que peu mise en œuvre. L’un des principaux facteurs explicatifs semble être le caractère chronophage des méthodes de lutte directe (Couval et Truchetet, 2014). Toutefois, Michelin et al. (2014) ont mis en évidence que les marges de manœuvre technico-économiques des exploitations n’expliquaient pas à elles seules les stratégies de lutte mises en place et qu’il était utile de mobiliser des variables socio-anthropologiques : « à niveau d’infestation équivalent, la perception des dégâts et les demandes de solutions et d’adaptations ne sont pas les mêmes selon les éleveurs ». Destrez et al. (2014) montrent que les éleveurs qui qualifient le campagnol de « nuisible » ont plus de chance d’adopter une stratégie de lutte chimique. Enfin, faisant le bilan de 30 années de recherche-action en Franche-Comté et interrogeant la difficulté du transfert des connaissances aux agriculteurs, Giraudoux (2022) illustre l’importance des facteurs sociaux dans la gestion des pullulations de campagnols. Ainsi, l’analyse ne peut se limiter aux seuls aspects techniques et la dimension socio-économique de l’action collective doit être traitée.

Depuis plusieurs années, les pouvoirs publics renforcent le cadre institutionnel pour inciter à la lutte collective. Avant le remplacement du cadre national par un règlement européen en 2019, le campagnol terrestre était classé comme « danger sanitaire de catégorie 2 », attribuant ainsi la gestion des pullulations aux éleveurs. Un arrêté ministériel de 2014 précise le cadre règlementaire spécifique à la lutte contre les campagnols. Des institutions-relais, les Fédérations départementales des groupements de défense contre les organismes nuisibles (FDGDON), déclinées en groupes locaux, ont pour mission de faciliter la coordination des actions, et des contrats de lutte subventionnés par le Fonds national de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE) sont proposés.

Malgré les importants dommages en cause et le système institutionnel en place, les cycles de pullulation ne sont pas enrayés. En 2017, le FMSE a dû débloquer 6,1 millions d’euros pour indemniser les exploitations les plus affectées, principalement situées dans le Massif central. Comment expliquer, malgré l’existence d’institutions formelles permettant de réduire les coûts de la lutte, le faible investissement des éleveurs dans l’action collective face aux pullulations de campagnols terrestres ? Notre hypothèse est que la participation sous-optimale des éleveurs peut être en partie expliquée par l’analyse de la confiance, mécanisme informel de coordination.

Cette hypothèse s’appuie sur plusieurs idées-forces. Du fait des mécanismes de dispersion spatiale qui caractérisent les risques de pullulation de ravageurs, leur gestion peut être décrite comme la production d’un bien collectif de type weaker-link (Cornes, 1993) : un moindre effort d’un agent réduit la quantité de bien collectif disponible. Ainsi, les bénéfices individuels de la lutte contre les ravageurs sont incertains du fait de la contingence des comportements des autres agents : cela constitue une « incertitude stratégique » pour les agriculteurs (Singerman et Useche, 2019).

De plus, Olson (1965) a montré que l’action collective n’émerge pas naturellement, notamment du fait de coûts initiaux élevés et du risque de comportement de passager clandestin. Le choix de coopérer ne repose pas uniquement sur un calcul rationnel (Czech, 2016) et les mécanismes de coordination méritent d’être étudiés. Nous proposons d’intégrer la confiance dans l’analyse des mécanismes de coordination mis en œuvre dans le cas du contrôle des ravageurs. Si Willy et Ngare (2021) mettent en évidence le rôle de la confiance pour la gestion d’externalités agro-environnementales, Stallman et James (2017) portent des conclusions plus nuancées sur le rôle de la confiance dans la gestion des ravageurs.

Nous analysons cette situation d’action collective défaillante par une approche d’économie institutionnelle mobilisant des variables sociologiques : nous construisons un cadre d’analyse interrogeant la nature et la qualité des institutions (North, 1990) et intégrant l’étude de la confiance, composante informelle de l’action collective (Brousseau, 1995). L’apport principal de l’article réside dans la construction d’un cadre d’analyse intégrant plus fortement la confiance dans l’étude de la production d’un bien collectif particulier en agriculture. Nous nous appuyons sur des faits stylisés issus d’enquêtes qualitatives portant sur notre cas d’étude.

Nous présentons d’abord notre cadre d’analyse puis notre méthodologie. Nous restituons ensuite nos principaux résultats et analysons le rôle de la confiance dans l’action collective. Enfin, nous discuterons ces résultats, avant de conclure.

2 Cadre d’analyse

2.1 La sous-provision d’un bien collectif

La gestion des ravageurs suppose souvent la maîtrise de phénomènes spatio-temporels complexes par une action collective des agriculteurs (Stallman, 2011) : à l’échelle du territoire, il s’agirait d’un bien collectif weaker-link, tel que l’agent n’ayant pas un niveau de lutte optimal réduit la quantité de bien collectif disponible (Cornes, 1993).

Olson (1965) a montré que l’action collective nécessaire à la production de biens collectifs n’apparaissait pas naturellement. Les coûts directs de la production du bien collectif sont classiquement avancés pour expliquer la sous-implication des agents : lorsque les agents ont tous intérêt à produire le bien collectif mais qu’aucun n’a intérêt ou n’est prêt à en supporter seul les coûts, le groupe demeure dans un état « latent ». Cependant, Burnett (2006) met en évidence que, sous la formulation weaker-link, les coûts individuels ne sont pas le seul facteur générant une action sous-optimale des agents : l’information sur les coûts des autres agents affecte également la lutte contre les ravageurs. En situation d’information imparfaite, l’équilibre obtenu est plus éloigné de l’optimum de Pareto qu’en situation d’information parfaite. Les structures de propriété, imparfaitement définies, fournissent des incitations insuffisantes pour gérer les processus spatiaux au niveau social optimal (Fenichel et al., 2014).

La formulation classique du weaker-link proposée par Cornes (1993) et reprise par Burnett (2006) ne capte toutefois pas pleinement les externalités spatiales, qui ne dépendent pas seulement du niveau général de provision du bien collectif, mais aussi de la répartition géographique des efforts de lutte ainsi que de la taille du groupe. La figure 1 représente les gains de la lutte contre les ravageurs selon une courbe en S signifiant l’importance d’effets de seuil déterminant l’efficacité de l’action : on modélise un seuil minimum de participation en dessous duquel l’efficacité des contributions individuelles est très faible. Pour la construction de la courbe des coûts, nous proposons de considérer les coûts de l’action de lutte stricto sensu et les coûts de coordination. Plus la taille du groupe augmente, plus les coûts de coordination sont importants (Olson, 1965 ; Poteete et Ostrom, 2004), tandis que les coûts de l’action diminuent (diminution des externalités spatiales). Ainsi, en fonction de la taille du groupe, les coûts totaux de la lutte sont d’abord décroissants (coûts de l’action décroissants et coûts de coordination faibles), puis croissants (coûts de l’action minimum et coûts de coordination croissants).

Du point de vue théorique, si les éleveurs connaissent les coûts et les gains de la lutte, ils devraient être capables de déterminer la taille optimale du groupe nécessaire pour maximiser le bénéfice de la lutte (aire hachurée sur la Fig. 1). De manière plus empirique, il est probable que l’intervention du technicien soit utile à cet effet. Les risques inhérents à ce type de configuration sont connus : les passagers clandestins constituent le « maillon faible » du groupe et diminuent l’efficacité de l’effort des agents engagés. Progressivement, chaque agent sera conduit à diminuer sa propre contribution individuelle pour obtenir le bénéfice qui correspond à son effort. Si le seuil de rentabilité E est franchi, l’agent n’a plus intérêt à agir. Ce modèle intégrant les effets de seuil va donc plus loin que celui de Burnett (2006) ; non seulement l’équilibre obtenu n’est pas optimal au sens de Pareto, mais il est possible, de surcroît, que l’ensemble de l’action collective soit progressivement découragé.

thumbnail Fig. 1

La lutte contre les ravageurs comme la provision d’un bien collectif : une taille optimale de groupe à déterminer (auteurs).

Pest management as the provision of a collective good: finding an optimal group size (authors).

2.2 Confiance et action collective

Le choix de coopérer ne repose pas sur un pur calcul rationnel (Czech, 2016) : les déficits de collaboration proviennent de contributions individuelles coûteuses, mais aussi de bénéfices incertains et dépendants des contributions des agents voisins. Cette incertitude entretient l’état de groupe latent.

Lorsqu’il ne peut accéder à une information fiable et peu coûteuse sur le comportement de ses voisins dont dépend la production du bien collectif, un agent doit pouvoir leur faire confiance : « les garanties informelles et non-écrites sont des préconditions au commerce et à la production » (Akerlof, 1970). La confiance est un mécanisme informel et volontaire facilitant les relations collaboratives (Arrow, 1974) et permettant de réduire les coûts de coordination (Burt, 1995). D’une part, dans un contexte où les comportements ne sont pas ou peu observables, un haut niveau de confiance est nécessaire pour qu’émerge une action collective. La confiance agit comme « une force de synthèse » indispensable à l’existence de tout collectif humain (Simmel, 1999). D’autre part, accorder sa confiance à quelqu’un suppose, du moins en partie, de se placer dans une position de vulnérabilité et d’accepter « le risque de la dépendance » (Marzano, 2010).

Du fait de cette part de risque qu’elle suppose, la confiance n’est pas un mécanisme naturel, mais une construction sociale rendue possible par la réciprocité de relations répétées (Rousseau et al., 1998 ; Kahan, 2003) et reposant sur un jugement moral des comportements des partenaires. La confiance peut être définie comme la probabilité subjective qu’un agent agira tel qu’attendu (Gambetta, 1988). Nous élargissons cette définition de la confiance aux relations qu’entretiennent les agents avec les outils et techniques qu’ils utilisent : une technique ne sera adoptée que si l’agent a confiance dans son efficacité.

La figure 2 repositionne la confiance comme précondition de l’action collective et comme mécanisme informel de coordination. Le tableau 1 synthétise les quatre types de confiance étudiés (d’après Stallman et James, 2017) et les principales variables identifiées comme déterminantes pour la construction de la confiance.

La confiance générale correspond à la perception et à la compréhension du phénomène par un agent qui ne dispose pas d’une information parfaite sur sa capacité à le maîtriser (McKnight et Chervany, 2000).

La confiance technique correspond à la confiance que porte un agent aux outils et techniques à sa disposition.

La confiance relationnelle correspond à la probabilité que les agents voisins agissent tel qu’attendu. Elle dépend de la capacité d’un groupe à construire des relations stables qui incitent l’agent à agir dès lors que ses voisins participent (Putnam, 1995 ; Rousseau et al., 1998). La confiance relationnelle permet d’augmenter le niveau de coopération (Acedo-Carmona et Gomila, 2014).

La confiance institutionnelle correspond aux conditions dans lesquelles prend place l’action collective (McKnight et Chervany, 2000). Les agents doivent savoir qu’il existe un système de contrôle capable d’assurer la mise en œuvre des engagements collectifs (North, 1990 ; Menard, 2003 ; Stern et Coleman, 2015). La confiance institutionnelle peut se substituer à la confiance relationnelle (Ayer, 1997).

thumbnail Fig. 2

La confiance comme précondition de l’action collective (auteurs).

Trust as a precondition for collective action (authors).

Tableau 1

Les enjeux et les déterminants de la confiance (auteurs).

Stakes and determiners of trust (authors).

3 Méthodologie

Nous avons mené en 2017 deux séries d’enquêtes qualitatives pour analyser le fonctionnement du système institutionnel de gestion des pullulations de campagnols. La collecte des données qualitatives a été effectuée en trois temps :

  • des entretiens semi-directifs auprès de la douzaine d’acteurs institutionnels identifiés (FDGDON, chambres d’agriculture, services de l’État, profession agricole, fonds de mutualisation) ;

  • des questionnaires fermés auprès de 16 éleveurs du Puy-de-Dôme (10 exploitations) et du Cantal (6 exploitations), interrogés sur leur perception du phénomène, les pratiques de gestion du risque, leur avis critique sur les dispositifs de lutte… Le tableau 2 présente les principales caractéristiques des exploitations d’élevage étudiées ;

  • une analyse des textes réglementaires, des contrats de lutte et des bulletins d’information.

Le traitement des données qualitatives a été réalisé en deux temps.

Nous avons d’abord identifié les dispositifs en jeu. Une première grille d’analyse a été construite : acteurs du dispositif, stratégie privilégiée (lutte ou compensation), outils mobilisés, modalités d’entrée dans le dispositif, efficacité perçue par les acteurs, lacunes, coût et mode de financement. Ce traitement a permis la caractérisation des dispositifs constituant le système de lutte pour organiser les données collectées et mettre en évidence les convergences ou divergences entre acteurs.

Dans un second temps, ces résultats ont été retraités en focalisant l’attention sur l’analyse de la confiance en tant que structure informelle de la coordination. Le tableau 1 présente les variables identifiées comme déterminants de la confiance et utilisées pour constituer des faits stylisés.

Les faits stylisés sont des constats empiriques simplifiés et théorisés qui, bien que souffrant de contre-exemples, correspondent assez bien aux tendances générales observées sur le terrain. Cette approche est pertinente en raison du faible nombre d’éleveurs interrogés. Des travaux complémentaires seront nécessaires pour renforcer ces conclusions, mais cette première approche est nécessaire pour interroger et nourrir les modèles socio-économiques.

Tableau 2

Caractéristiques principales des exploitations étudiées (auteurs).

Main characteristics of studied cattle breeding farms (authors).

4 Résultats

Le premier traitement des résultats a démontré la richesse des organisations et dispositifs en place pour accompagner et financer la mise en œuvre d’une lutte collective contre les campagnols terrestres. Il apparaît ainsi que la défaillance de l’action collective observée n’est pas directement imputable à un déficit d’organisations formelles. Deux hypothèses principales peuvent être formulées : soit ces institutions formelles sont elles-mêmes défaillantes (dans leur conception ou dans leur fonctionnement), soit il s’agit d’une défaillance des structures plus informelles de la coordination.

4.1 Un défaut de confiance technique et relationnelle

Les éleveurs perçoivent les coûts de la lutte comme importants et les bénéfices comme incertains et insuffisants. Seule une faible part des éleveurs interrogés (27 % ; tous les pourcentages sont indicatifs vu les effectifs) considère le phénomène de pullulation comme maîtrisable : la confiance générale est faible. Pourtant, 81 % des éleveurs interrogés déclarent appliquer des méthodes de lutte préventive, 75 % des méthodes de lutte directe. La confiance technique des éleveurs vis-à-vis des méthodes de lutte est plutôt faible : 46 % des éleveurs interrogés considèrent les méthodes préventives comme « assez » efficaces, 15 % comme « peu » efficaces ; 38 % considèrent les méthodes de lutte directe comme « assez » efficaces, 38 % comme « peu » ou « pas » efficaces. La demande de méthodes plus efficaces et moins chronophages est forte chez les éleveurs. L’interdiction de molécules auparavant utilisées est mentionnée à plusieurs reprises : « on nous supprime les produits qui vont bien » (éleveurs).

La figure 3a présente l’effet d’un manque de confiance technique. Si l’éleveur i suppose que les méthodes de lutte ne sont pas suffisamment efficaces, la courbe des gains est décalée vers le bas, ce qui augmente le seuil de participation à partir duquel la lutte est rentable (de A à B) et diminue les bénéfices espérés de la lutte, réduits à l’aire foncée. L’hypothèse que les techniques de lutte proposées aux éleveurs ne leur apparaissent ni suffisantes ni pertinentes est partiellement validée. Il nous semble, cependant, que la confiance technique n’est pas aussi faible que ce à quoi nous aurions pu nous attendre : en effet, si des critiques sont formulées, les éleveurs interrogés n’ont pas semblé rejeter définitivement cette « boite à outils » et déclarent mobiliser une ou plusieurs méthodes de lutte même avec une confiance modérée en leur efficacité.

Nous poursuivons l’analyse en explorant les conditions de mise en œuvre d’une lutte efficace. Si la nécessité d’agir collectivement est largement intégrée par les éleveurs, il ressort de nos enquêtes que la communication entre eux est peu structurante, même pour des territoires disposant de groupes locaux : « on essaie de regarder quand les autres passent le gaz » (éleveur 1). Ce manque de partage de signaux entre éleveurs décourage leur implication : nous identifions bien un état de groupe latent. La fin de cette latence nécessite un mécanisme pour lever l’incertitude sur le comportement des éleveurs voisins. Du fait des coûts d’acquisition de l’information, qui supposerait que tous les éleveurs d’un même territoire échangent très régulièrement, la confiance apparaît nécessaire : un éleveur doit pouvoir parier sur le comportement adéquat de ses voisins au moment où il prend la décision de lutter. Or, nos enquêtes montrent un déficit de confiance relationnelle entre éleveurs : « il y a un manque de volonté de la part des agriculteurs, ils ne font rien » (éleveur 2) ; « il faut mettre la pression sur ceux qui ne font rien » (éleveurs). Les éleveurs qui ont des doutes sur l’implication de leurs voisins semblent moins susceptibles de s’impliquer dans des groupes locaux : le manque de confiance relationnelle affaiblit les mécanismes formels de coordination. La figure 3b présente l’effet d’un manque de confiance relationnelle sur l’implication des éleveurs. Considérons que la taille du groupe latent est donnée en T1. Si ce groupe latent parvient à initier une action collective, alors l’éleveur i peut espérer un bénéfice de son effort de lutte (aire hachurée). Cependant, en situation d’information imparfaite et de confiance relationnelle défaillante, l’éleveur i peut sous-estimer ce groupe latent et anticiper une taille de groupe en T2 inférieure à T1. Si T2 est trop faible pour que le seuil de rentabilité E soit franchi, alors l’éleveur i anticipera un bénéfice négatif (aire foncée sur la figure) et renoncera à agir. Toutes choses égales par ailleurs, si un éleveur anticipe une faible implication de ses voisins, il aura une incitation plus faible à mener lui-même des actions de lutte.

Ainsi, nous identifions (1) que les éleveurs ont une faible confiance générale dans leur capacité à maîtriser les pullulations et (2) que cette faible confiance générale serait davantage expliquée par un manque de confiance relationnelle que de confiance technique, même si cette dernière demeure certainement insuffisante.

thumbnail Fig. 3

Effets d’un déficit de confiance sur la lutte collective (auteurs).

Effects of a lack of trust on collective pest management (authors).

4.2 Une défiance à l’égard des institutions formelles

Nous identifions de nombreuses institutions professionnelles et techniques (syndicats, chambres d’agriculture, FDGDON), scientifiques (instituts de recherche) et publiques (services de l’État). L’arrêté ministériel de 2014 délègue aux FDGDON la coordination de la lutte collective. Ces structures sont les institutions-relais chargées de mettre en œuvre les règles nationales et d’organiser la coordination locale entre éleveurs. Le FMSE propose des contrats de lutte subventionnés, levier incitatif pour réduire le coût de la lutte.

Malgré ces institutions-relais réduisant a priori les coûts de coordination, de contrats de lutte formalisant l’accompagnement technique et de subventions permettant de réduire les investissements nécessaires, nous n’observons pas de regain d’intérêt pour l’action collective : les FDGDON soulignent que le manque de moyens humains et financiers ne permet qu’une coordination « informelle » et ponctuelle. Elles peinent à assurer un suivi suffisant des populations de rongeurs : dans le Puy-de-Dôme, le nombre de jours dédiés à la surveillance du territoire a été divisé par deux entre 2018 et 2019. De plus, les bulletins d’information, présentant les résultats de la surveillance des populations de campagnols et des conseils de lutte, ne semblent connus que d’une minorité d’éleveurs. En dépit des formations proposées par les techniciens, certains éleveurs enquêtés reconnaissent manquer de connaissances : « on ne connait probablement pas assez le campagnol » (éleveurs).

Les contrats de lutte pourraient être un outil pour augmenter la confiance entre éleveurs, en formalisant la volonté du collectif à maîtriser les pullulations. Cependant, la confiance accordée par les éleveurs interrogés à ces dispositifs est elle-même faible : la lourdeur administrative des contrats est souvent mentionnée et il n’y a aucun moyen pour les FDGDON de vérifier l’usage effectif ou correct des moyens de lutte. Ainsi, 64 % des éleveurs interrogés considèrent les dispositifs institutionnels comme « peu » ou « pas » efficaces : les dispositifs institutionnels semblent échouer à substituer une confiance institutionnelle à une confiance relationnelle défaillante.

Enfin, nous observons que lors des pics de pullulation, une autre forme d’action collective se structure : les organisations professionnelles se mobilisent pour obtenir la compensation des pertes fourragères. En 2017 par exemple, le FMSE a débloqué 6,1 millions d’euros pour indemniser les exploitations les plus affectées par les pullulations. Or, le rôle du FMSE n’est pas de compenser les dommages (aucun fonds permanent n’est prévu à cet effet), mais de financer les actions de lutte. Débloquer ces fonds a nécessité une mobilisation collective des éleveurs par l’intermédiaire de leurs organisations et représentants. En cela, nous nuançons nos résultats : si les institutions publiques et de recherche font l’objet d’une certaine défiance, les éleveurs ont probablement davantage confiance dans les organisations syndicales les représentant. Ainsi, la mobilisation institutionnelle semble se substituer à la lutte collective.

5 Discussion

5.1 Du lien complexe entre l’individuel et le collectif

Nous interrogeons la place de la confiance dans la gestion collective des ravageurs. Nous constatons que l’action collective et les organisations qui la portent n’émergent pas naturellement. De plus, l’état de groupe latent peut persister durablement. Nous mettons en évidence une double défaillance : (1) la libre organisation de l’action collective est défaillante du fait d’une faible confiance relationnelle entre éleveurs et, (2) les dispositifs institutionnels sont défaillants car ils ne permettent pas d’augmenter la confiance générale ni la confiance relationnelle.

De plus, du fait de la complexité des mécanismes agroécologiques en jeu, déterminer la taille du groupe et le niveau d’effort conduisant à l’optimum social ne repose pas sur un calcul simple et accessible aux éleveurs. Si, du point de vue agroécologique, le modèle intégrant les effets de seuil (Fig. 1) peut être discuté, il est validé par nos enquêtes. La dimension collective du problème semble clairement intégrée dans la prise de décision des éleveurs, qui considèrent certainement l’existence d’un seuil minimum de participation pour que la lutte soit efficace. Ce raisonnement est tout à fait logique et rationnel dans une situation d’information imparfaite et de faible confiance relationnelle.

Si la dispersion spatiale des ravageurs a lieu après une pullulation locale (ce qui semble être le cas), alors le problème provient d’abord de la défaillance de l’action d’un agent sur ses propres parcelles. Dans ce cas, trouver l’optimum social revient à définir les meilleurs systèmes de production qui permettraient d’empêcher les pullulations et donc les dispersions de ravageurs. Le facteur limitant serait alors les coûts de la lutte et la confiance technique. Nos enquêtes suggèrent que ce facteur limitant peut être levé en développant des méthodes de lutte moins chronophages. Cependant, la littérature montre le caractère systémique des pullulations de campagnols à l’échelle du territoire, ce qui en fait un problème collectif par essence, dont un agent ne peut s’extraire seul. L’action de lutte relève alors davantage d’une transformation plus profonde des systèmes fourragers, qui peut comporter un coût d’opportunité pour les éleveurs. L’hétérogénéité des systèmes de production et des agents rend la coordination indispensable (Stallman et James, 2017 ; Michelin et al., 2014), et le facteur limitant relèverait de la confiance relationnelle et institutionnelle.

Nos résultats suggèrent que les confiances relationnelle et institutionnelle sont plus faibles que la confiance technique, et expliqueraient davantage la faible confiance générale des éleveurs dans leur capacité à maîtriser les pullulations : l’existence de moyens de lutte efficaces est nécessaire mais non suffisante, car leurs conditions de mise en œuvre sont déterminantes pour la maîtrise des pullulations. Si les travaux de Stallman et James (2017) ne concluent pas à un effet significatif de la confiance pour expliquer la volonté des agriculteurs de coopérer face à un risque de pullulation de ravageurs, il nous semble cependant, comme le mentionnent les auteurs, que la confiance peut intervenir de manière plus indirecte. En cela, il sera utile de poursuivre ces réflexions en identifiant et en analysant davantage les déterminants de la confiance, plutôt que de considérer cette dernière comme un élément concret et objectif pour les agriculteurs interrogés. Les travaux de Singerman et Useche (2019) sur la gestion de l’incertitude stratégique peuvent aider en ce sens.

5.2 De l’importance de la qualité des institutions

La confiance est un mécanisme complexe, fruit d’une habitude, et nécessite une mise en réseau préalable assurant la réciprocité des relations : les institutions formelles et leur qualité demeurent un élément majeur de la coordination. Elles sont indispensables pour corriger les défaillances naturelles de l’action collective. Il est notable, dans notre cas d’étude, que la confiance institutionnelle ne parvient pas à remplacer la confiance relationnelle. Le choix initial a été fait de mettre l’accent sur les institutions formelles (institutions-relais, contrats) plutôt que sur les institutions informelles (confiance, preuve par l’exemple) : cette stratégie rencontre d’importantes limites.

Contrairement à Williamson (1993), nous n’identifions pas que les contrats (ici, les contrats de lutte) soient suffisants pour augmenter la participation à l’action collective. Les éleveurs ont identifié les limites de ces contrats tant pour leur mise en place (accompagnement peu individualisé avec le contrat de base) que pour leur exécution (peu de contrôles réalisables). Les contrats sont trop incomplets pour constituer des mécanismes de coordination crédibles aux yeux des éleveurs. Enfin, ces contrats ne permettent pas d’augmenter la confiance relationnelle entre éleveurs : ils ne lient pas les éleveurs entre eux, mais le signataire aux institutions formelles, et n’ont donc aucun effet sur le renforcement de réseaux qui permettraient d’augmenter la diffusion de l’information.

6 Conclusion

Nos travaux suggèrent que la faiblesse des structures informelles (ici, la confiance) peut conduire à une action collective sous-optimale, malgré un intérêt commun à agir et l’existence d’institutions formelles (règlements, institutions-relais, contrats). La mise en place d’une lutte collective efficace semble particulièrement compromise par le manque de confiance institutionnelle et relationnelle. Les structures informelles sont nécessaires au bon fonctionnement des institutions formelles : la confiance est le chaînon indispensable entre la mise en réseaux et l’action collective. La confiance n’est donc pas un substitut à l’organisation ni à l’échange d’information ; au contraire, elle semble bien être une précondition, telle qu’envisagée par Akerlof (1970), qui assure la pérennité des organisations et augmente les échanges d’information.

Dans notre cas d’étude, les contrats de lutte échouent à intégrer la part de jugement relative à toute décision impliquant une forte incertitude sur le comportement d’autres agents dont dépend le résultat collectif. Au moment de s’engager dans la lutte, l’agent doit pouvoir faire le pari raisonnable que les autres agents s’engageront à un niveau satisfaisant ou bien que ses propres efforts ne seront pas vains (par exemple, grâce un mécanisme de compensation réservé aux agents produisant le bien collectif).

Les faits stylisés issus de nos enquêtes renforcent l’hypothèse que la confiance est un déterminant de la gestion collective des ravageurs. D’autres facteurs pourraient être invoqués, notamment l’hétérogénéité des exploitations d’élevage face au risque : toutes ne sont pas identiquement exposées ni vulnérables. Cette hétérogénéité est l’une des explications du besoin de coordination formelle car l’apport de la preuve de l’efficacité des méthodes de lutte est d’autant plus difficile que les systèmes de production sont différents. Nous pensons donc qu’un certain niveau de confiance initiale est indispensable à la structuration d’une action collective dès lors que l’information sur le comportement des voisins et l’efficacité des moyens de lutte est imparfaite.

La limite de notre propos réside dans la faiblesse du matériau empirique à disposition et dans la difficulté de l’acquérir compte-tenu des vives tensions que génèrent les épisodes de pullulation. Toutefois, de nouvelles enquêtes pourraient être conduites ; il serait pertinent d’effectuer une analyse croisée entre la vulnérabilité des systèmes, les indicateurs de la confiance et la perception du risque. Il est également possible de mobiliser une approche par modélisation en complétant les travaux existant (e.g., Dureau, 2020) par la prise en compte de l’hétérogénéité des systèmes fourragers et des facteurs traduisant la confiance. Cela permettra d’évaluer quantitativement l’importance des facteurs sociologiques dans la décision de lutte. Sur les bases de nos faits stylisés, nous suggérons que de tels travaux de modélisation intègrent particulièrement trois hypothèses :

  • l’efficacité de la lutte peut être optimisée si elle est menée au « bon moment » ;

  • la contractualisation nécessite de définir la taille de groupe optimale ;

  • la gestion du risque doit mettre l’accent sur la gestion du paysage et intégrer des dispositifs d’assurance individuelle (stock de fourrage) et collective (banque de fourrage).

Ces travaux sur la confiance dans un contexte agroécologique et social complexe peuvent certainement trouver un écho intéressant dans l’étude des dynamiques collectives de transition vers de nouvelles pratiques agricoles. La gestion de systèmes socio-écologiques, territorialisés, dynamiques et instables peut nécessiter la coopération entre producteurs d’un espace qui, malgré les structures de propriété, représente une unité de gestion agroécologique homogène. Le rôle de la confiance (et plus largement du capital social) dans la structuration de ces dynamiques constitue sans doute un axe de recherche pertinent.

Références

Citation de l’article : Dureau R, Jeanneaux P. 2023. Importance de la confiance dans la gestion collective des risques de pullulation de ravageurs. Cah. Agric. 32: 14. https://doi.org/10.1051/cagri/2023006

Liste des tableaux

Tableau 1

Les enjeux et les déterminants de la confiance (auteurs).

Stakes and determiners of trust (authors).

Tableau 2

Caractéristiques principales des exploitations étudiées (auteurs).

Main characteristics of studied cattle breeding farms (authors).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

La lutte contre les ravageurs comme la provision d’un bien collectif : une taille optimale de groupe à déterminer (auteurs).

Pest management as the provision of a collective good: finding an optimal group size (authors).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

La confiance comme précondition de l’action collective (auteurs).

Trust as a precondition for collective action (authors).

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Effets d’un déficit de confiance sur la lutte collective (auteurs).

Effects of a lack of trust on collective pest management (authors).

Dans le texte

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