Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable / Irrigated Land Tenure: Challenges and Opportunities for Sustainable Development. Coordonnateurs : Jean-Philippe Venot, Ali Daoudi, Sidy Seck, Amandine Hertzog Adamczewski
Article Number 35
Number of page(s) 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024032
Published online 11 December 2024

© J.-P. Venot et al., Hosted by EDP Sciences 2024

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Ce dossier thématique de la revue Cahiers Agricultures (Venot et al., 2024) aborde les enjeux et perspectives d’un développement durable de l’irrigation par le prisme particulier du foncier irrigué. Le principal postulat de départ est que le développement d’une agriculture irriguée durable passe nécessairement – cela n’en fait pas une condition suffisante pour autant – par une compréhension fine des enjeux spécifiques que soulève le foncier irrigué et ce dans leur diversité et complexité.

Avant d’aborder ces enjeux, attardons-nous un moment sur le terme de « foncier irrigué » et ce qu’il recouvre. Intuitivement, il est assez aisé de visualiser ce qu’il désigne : un espace dans lequel une production agricole dépend (au moins en partie) d’une (certaine) maîtrise de l’eau exercée par des individus et/ou groupes sociaux au moyen d’objets techniques. Bien que parlante, cette définition n’en est pas moins réductrice. Seule la dimension productive des ressources, en terre et en eau, y est considérée mais surtout elle n’explicite pas les processus sociaux et matériels par lesquels eaux, terres, cultures et infrastructures sont mises en relation – des processus consubstantiels de ce qu’est le foncier irrigué.

Quels sont alors les enjeux que cette mise en relation soulève ? Les interdépendances entre dynamiques foncières et développement de l’irrigation font l’objet d’une attention croissante dans les mondes de la recherche et du développement. Celles-ci sont très souvent abordées par un prisme particulier, à savoir que l’irrigation s’accompagne généralement d’un changement dans le potentiel et les modes de valorisation de ressources communes (l’eau et la terre) mises en relation par le biais d’infrastructures. La littérature s’est donc attachée à comprendre ces reconfigurations en portant notamment une attention particulière aux enjeux de différenciation sociale et économique qu’elles impliquaient : qui bénéficie de ces changements ? Qui en pâtit ? Quels discours et régimes de légitimité sont mobilisés et/ou ignorés pour justifier de tels changements, etc.

Les diverses contributions à ce dossier thématique des Cahiers Agricultures (Venot et al., 2024) s’inscrivent dans ce corpus de littérature. Elles constituent autant d’éclairages sur les enjeux sociaux, économiques et environnementaux du foncier irrigué tels qu’ils peuvent se poser en Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest et Afrique australe, ainsi qu’en Asie du Sud et Asie du Sud-Est. Ces travaux, et les discussions qui les ont accompagnés dans le cadre du COSTEA – Comité scientifique et technique de l’eau agricole – et du CTFD – Comité technique « Foncier et développement » – (COSTEA, 2023a, 2023b, 2023c ; CTFD et COSTEA, 2023), ont nourri notre réflexion pour une approche renouvelée du foncier irrigué – une approche que nous présentons dans la section qui suit.

1 Foncier irrigué : éléments d’une approche socio-matérielle

Les études en sciences sociales sur le foncier irrigué adoptent souvent une approche institutionnaliste, notamment inspirée des travaux d’Elinor Ostrom (1990) sur les communs. Elles visent notamment à décrypter les régimes de gouvernance du foncier irrigué à partir d’une analyse des faisceaux de droits en lien, tour à tour, à l’eau, à la terre, et aux infrastructures (voir, parmi bien d’autres, Cotula, 2006 ; Meinzen-Dick, 2014 ; Colin et Petit, 2022). Ce faisant, et alors même qu’elles soulignent l’interdépendance entre ces trois composantes socialement construites, ces études tendent à véhiculer l’idée que l’objet « foncier irrigué » peut être apprécié à partir du croisement de travaux portant sur chacune de ces composantes étudiées de façon indépendante.

Dans cette introduction, nous mettons en débat l’idée alternative que le foncier irrigué est « plus » que la combinaison des entités qui le constituent. Il s’agit d’un objet conceptuellement « autre » devant être abordé sui generis et pas seulement par le prisme de ses composantes. Nous proposons ci-dessous les éléments d’une telle approche que nous qualifions de « socio-matérielle ».

Notre proposition se nourrit du concept d’assemblage élaboré notamment par Li (2007 ; 2014) dans ses travaux sur le foncier. L’auteure y définit cette notion comme consistant en l’ensemble des pratiques visant à assembler (au sens de combiner) et établir des relations entre des entités hétérogènes (matérielles, technologiques, discursives), et par lesquelles la terre (land en anglais) est érigée en « ressource exploitable » (voir aussi El Ouaamari et al., 2019). L’auteure souligne également le caractère continuellement changeant (dans le temps et l’espace) d’un tel processus.

Notre objectif dans cette introduction n’est pas de discuter en quoi et comment le foncier irrigué « fait » ressource. Mais penser ce dernier en tant qu’assemblage socio-matériel nous paraît particulièrement intéressant car ce concept met l’accent sur les relations et les pratiques, deux notions qui sont aussi au cœur de nombreux travaux en sciences sociales sur l’irrigation.

Relations : Dès le début des années 1990, divers courants tels que « l’école » de Gestion sociale de l’eau (GSE) à Montpellier et l’approche sociotechnique à Wageningen se sont penchés sur l’analyse des relations entre les dimensions sociales et matérielles de l’irrigation (Ruf et Sabatier, 1992 ; Vincent, 1997 ; Aubriot, 2013). Cette littérature met en évidence que toute infrastructure (d’irrigation) reflète et inscrit certaines normes sociales (qui peuvent être endogènes comme exogène au territoire dans lequel elles s’insèrent) « dans la matière » mais contribue aussi à en créer en rendant possible certaines pratiques et d’autres moins (parmi bien d’autres, Bolding et al., 1995 ; Ivars et Venot, 2018). Ces travaux, à la dimension empirique particulièrement marquée, ont nourri une réflexion sur les relations entre eau et société ayant une portée plus théorique, et dont l’une des déclinaisons a abouti à la notion de territoire hydrosocial (Boelens et al., 2016). Ce dernier corpus souligne le rôle que discours, imaginaires et processus mondialisés jouent sur les dynamiques d’accès et d’usage de l’eau. Les auteurs qui s’en revendiquent portent aussi une attention particulière aux enjeux d’équité et de justice qui y sont liés. Même si la littérature sur les territoires hydrosociaux fait en général peu référence au concept d’assemblage, les deux notions partagent un positionnement théorique similaire. Il s’agit en effet de deux approches que l’on peut qualifier de relationnelles. Elles s’insèrent dans un courant de political ecology et de géographie (environnementale) critique (p.e. Bakker et Bridge, 2006 ; Richardson et Weszkalnys, 2014) au sein duquel il n’y a rien de « naturel » dans ce qui est communément appelé « ressources (naturelles) » : terres et eaux, pour n’en citer que deux, « deviennent » ressources, socio-matériellement, via un jeu complexe de mises en relations entre entités hétérogènes, et relevant de pratiques ancrées et façonnant des territoires particuliers et sans cesse évolutifs.

Pratiques : La notion de pratiques est, elle aussi, sous-jacente à celle d’assemblage. C’est, en premier lieu, une reconnaissance de l’agencéité des acteurs « en général » mais nous la mobilisons ici dans une perspective particulière : pour mettre en exergue l’importance du « quotidien », à savoir de l’ensemble de ces activités et actions qui peuvent très facilement passer inaperçues et qui, pourtant, façonnent le monde dans lequel nous vivons. Le lecteur peut ici imaginer un agriculteur posant une motopompe sur le porte-bagage de son vélo, comme cela est commun en Afrique de l’Ouest : de cet acte banal émergera un foncier irrigué particulier. L’attention aux pratiques nous amène notamment à mobiliser la notion de « bricolage » que Li (2007 ; 2014) mentionne dans ses travaux mais qui a surtout été théorisée par d’autres auteurs en lien avec les institutions de gestion de l’eau (p.e. Cleaver, 2012) et ou les dimensions sociotechniques de l’irrigation (Kemerink-Seyoum et al., 2019 utilisent le terme anglais « tinkering »). Ce terme est utilisé pour décrire comment différents acteurs combinent (ou assemblent) divers éléments institutionnels et/ou infrastructurels, souvent de façon ad hoc et pragmatique, différemment des scripts et normes que leurs concepteurs avaient assignés à ces derniers, et en mobilisant différents registres de légitimité pour justifier et faire valoir leurs pratiques.

L’approche que nous proposons s’appuie donc sur différents corpus de littérature ayant en commun de questionner certaines catégories usuelles (le naturel, le matériel, le social, l’infrastructurel). Le langage courant rend cependant difficile d’exprimer la pervasivité de ces catégories à moins de forger de nouveaux termes. Nous privilégions donc le terme de « socio-matériel » car le foncier irrigué est, en effet, un assemblage d’éléments communément catégorisés comme sociaux (des individus, des groupes sociaux, des discours, des institutions, etc.) et d’autres catégorisés comme « matériels » (terme qui nous permet de traiter l’eau, la terre et les infrastructures de façon symétrique alors que le terme « technique » nous semble fortement ancré dans une culture d’ingénierie).

D’un point de vue théorique, notre proposition ne diffère pas significativement des approches relationnelles brièvement décrites ci-dessus. Elle s’en inspire en proposant de penser le foncier irrigué comme une entité à la fois empirique et discursive, émergente et évolutive dans le temps et l’espace. Dans une telle perspective c’est bien le foncier irrigué, en tant qu’assemblage socio-matériel particulier et évolutif qui « fait » ressource sui generis et non au travers des eaux, terres, cultures, et infrastructures qui le composent. C’est sans doute en cela que notre proposition diffère de la littérature existante sur le foncier irrigué qui tend à prendre ces catégories comme points de départ et à reposer sur une distinction « essentialiste » entre eau et terre (voir Lahiri-Dutt, 2014 ; Ivars et al., 2021 sur les questions que cette vision binaire soulève dans le contexte d’îles alluviales).

Une telle approche permet de mettre en évidence que le foncier irrigué résulte, mais peut aussi servir de révélateur, de grandes tendances à l’œuvre dans le secteur de l’irrigation des pays du Sud : (1) des imaginaires, discours et modèles de développement en débat ; (2) des stratégies d’acteurs entraînant des reconfigurations territoriales majeures pouvant avoir des implications en termes de justice. Ainsi, plutôt que d’offrir une synthèse des contributions à ce dossier thématique (Venot et al., 2024), nous faisons une lecture complémentaire de ces dernières à l’aune des deux axes présentés ci-dessus et qui structurent la suite de cet article. Nous espérons que cette introduction amènera le lecteur à se plonger plus avant dans les contributions empiriquement riches et conceptuellement diverses de ce dossier.

2 Imaginaires, discours et modèles de développement en débat

L’approche socio-matérielle du foncier irrigué emprunte à la political ecology son attention et intérêt pour le caractère performatif des discours et des connaissances, et les modèles qu’ils véhiculent. Ainsi, penser le foncier irrigué implique-t-il de se pencher sur les « imaginaires » de l’irrigation et les modèles agricoles mondialisés qu’ils véhiculent et que l’irrigation contribue à façonner.

Les modalités de développement de l’irrigation ont toujours fait l’objet de nombreux débats autour d’une question centrale : quelle est la bonne approche (Lankford, 2009) ? En Afrique au Sud du Sahara, cette question s’accompagne notamment d’une attention particulière portée aux grands périmètres irrigués cogérés par des associations d’usagers de l’eau et des organismes publics ou parapublics. Ces grands périmètres résultent et continuent de représenter des investissements majeurs pour les États (souvent avec l’appui de prêts contractés auprès de partenaires techniques et financiers). Ils sont souvent présentés comme ayant une importance centrale en termes de contribution à la souveraineté alimentaire des pays mais ils sont aussi pointés du doigt pour une efficience et performance vues comme suboptimales par rapport à ce qui serait leur potentiel (Venot et al., 2020). Ces critiques sont accompagnées d’appels répétés à favoriser un entrepreneuriat agricole présenté comme pouvant apporter des réponses aux difficultés passées – ce que de nombreux auteurs questionnent (Harrison et Mdee, 2018 ; Garambois et al., 2018 ; voir également Cochet, 2015 sur les enjeux méthodologiques d’évaluation de l’efficacité économique des agricultures).

Ces débats sont au cœur de ce qui fait le foncier irrigué des grands périmètres. Dans la plupart des pays, le foncier irrigué ne constitue pas une catégorie juridique en tant que telle à l’inverse du foncier pastoral ou des terres de parcours dans des pays comme le Niger ou le Burkina Faso. Il est régi d’une manière ad hoc, faisant intervenir une pluralité de régimes de droits et de légitimité se recoupant et s’opposant partiellement (Daré et al., 2019 ; 2023), ainsi qu’un véritable arsenal d’instruments spécifiquement conçus pour sa gestion (immatriculations, titres, baux, contrats, chartes, etc. [COSTEA, 2023a]). Il est intéressant de noter que ces instruments ont une double logique. D’un côté, il s’agit de reconnaître les droits des différents usagers des territoires, dans leur pluralité. De l’autre, il s’agit de valoriser de façon « optimale » et « efficiente » les investissements que la puissance publique a réalisés, tout en assurant leur pérennité matérielle et, de façon sous-jacente, économique. Les droits (des allocataires du foncier irrigué) s’accompagnent donc d’obligations. Ces dernières prennent souvent la forme de modalités particulières de mise en valeur des terres (type et calendrier de culture), mais aussi de cadres de gestion de l’eau et des infrastructures. Ces obligations sont généralement spécifiées dans des cahiers des charges. Un tel dispositif caractérise aussi les « concessions » largement répandues en Afrique du Nord (COSTEA, 2023c). Le non-respect de ces clauses reste exclusivement envisagé en lien avec des manquements éventuels de la part des irrigants ; ces derniers pouvant alors faire l’objet de sanctions (rarement exercées cependant), allant jusqu’au retrait du foncier irrigué alloué. Pourtant, la qualité du service (d’approvisionnement en eau) dont dépend la mise en œuvre effective de ces cahiers des charges, et dont la responsabilité échoit en premier lieu au gestionnaire public, n’est pas toujours assurée. Cela reste, cependant, peu questionné.

Sur la base d’une analyse de trois grands périmètres irrigués en gestion (para)publique dans trois pays d’Afrique de l’Ouest, Daré et al. (2023) soulignent que les principes qui sous-tendent ces modèles et discours sont questionnés par les populations au nom desquelles les investissements sont réalisés. En effet, les logiques d’efficience et d’optimisation de l’irrigation qui les sous-tendent ne reflètent que partiellement les revendications et les attentes des usagers des territoires. En écho, Hertzog-Adamczewski et al. (2023) interrogent les dynamiques foncières liées à un discours et une politique nationale érigeant l’agro-entreprenariat agricole comme modèle de futur souhaitable pour transformer l’agriculture irriguée dans la vallée du fleuve Sénégal et au-delà. Ces deux contributions en appellent à renforcer le poids des acteurs les plus directement concernés (les usagers des territoires) dans l’élaboration et le suivi des instruments de gouvernance du foncier irrigué (voir aussi CTFD et COSTEA, 2023). Coulibaly (2023) apporte un regard complémentaire, au travers de la thématique du genre, à cette discussion générale sur le foncier irrigué en Afrique de l’Ouest. Sur la base d’un cas d’étude dans la vallée du fleuve Sénégal, l’auteure montre en quoi l’accès collectif des femmes au foncier irrigué pose question. Permettre et garantir un accès collectif n’apparaît en effet pas viable d’un point de vue économique pour les femmes qui en sont « bénéficiaires » alors même que ce modèle s’est imposé comme norme dans les projets de développement (du fait des formes de tenure coutumières dont sont exclues la plupart des femmes ; p.e. Diop Sall, 2011).

Ces questionnements sur les modèles de développement de l’irrigation et la place respective des secteurs publics et privés se posent aussi en Asie, mais nous portons ici notre regard sur une autre dimension, celle du lien entre foncier irrigué et riziculture mondialisée. Les liens entre irrigation et riziculture sont certes très forts en Afrique au Sud du Sahara où de nombreux périmètres irrigués ont été conçus pour produire du riz dans l’espoir qu’une telle production puisse se substituer à, ou du moins réduire, des importations coûteuses. Mais en Asie, le rôle joué par le riz est d’une tout autre ampleur : s’accommodant d’une très grande variété de conditions agroécologiques, le riz structure l’ensemble des territoires, y compris non irrigués. Il a par ailleurs toujours joué un rôle central dans la construction de l’État, comme l’illustrent notamment les catégories vernaculaires et/ou administratives utilisées pour la classification des terres et sous-tendant notamment les régimes de taxation des périodes précoloniales et coloniales. Les rizières constituent aussi souvent une catégorie foncière à part, qu’elles soient irriguées ou non, comme le rappelle Aubriot (2023) pour l’Asie du Sud.

Cette importance nous amène à penser le foncier irrigué d’Asie du Sud et du Sud-Est par le prisme des dynamiques du secteur rizicole. Une telle perspective fait ressortir que les investissements dans l’irrigation renforcent deux tendances lourdes de ce secteur, à savoir concentration foncière et exclusion. Dans le contexte birman, Boutry (2022) montre comment, de tout temps, le foncier irrigué s’est caractérisé moins par les droits que par les obligations qui y étaient associées et souligne les enjeux de justice que cela soulève. Le non-respect de certains itinéraires techniques et/ou l’incapacité d’atteindre des objectifs de production irréalisables du fait de contraintes infrastructurelles fortes se traduisent notamment par des réallocations foncières au bénéfice d’acteurs proches du pouvoir, ces réallocations n’étant pas pour autant une garantie de mise en valeur des ressources (voir aussi Ivars et Venot, 2018). Au Cambodge, Diépart et Thuon (2022) montrent que concentration et exclusion foncières sont liées à l’économie politique d’une riziculture intensive insérée dans des marchés internationaux. Cette dernière repose entièrement sur une utilisation d’engrais chimiques toujours plus importante pour contrebalancer la baisse de la fertilité (et ainsi maintenir les rendements) des terres épuisées par des cycles de culture répétés. La riziculture irriguée repose sur un endettement généralisé car ces engrais sont généralement achetés à crédit auprès de banques, agences de microfinance, ou usuriers locaux. Les infrastructures hydro-agricoles sont pensées pour sécuriser l’approvisionnement en eau des cultures et ainsi assurer des rendements permettant aux agriculteurs d’en tirer des revenus décents après remboursement de leurs crédits. Cependant, défauts de construction et gestion collective fragile (voir aussi Ivars et Venot, 2018) font que, bien souvent, les rendements espérés ne sont pas atteints. Les agriculteurs les plus vulnérables (du fait d’un endettement important) sont alors amenés à vendre leurs terres à des entrepreneurs agricoles ou à des spéculateurs intéressés par un possible changement de vocation des terres lié à une urbanisation croissante et/ou à la construction de nouvelles zones industrielles et zones économiques spéciales.

En Afrique du Nord, comme dans de nombreuses zones arides et semi-arides, c’est un autre imaginaire sur les ressources et modèles de développement agricole qui rentre en jeu. Dans un contexte de libéralisation des politiques publiques et de privatisation de l’accès aux ressources (qui serait là aussi un gage d’usage efficient et optimal de ces dernières), les dynamiques du foncier irrigué sont étroitement liées à une image de ressources en terre et en eau souterraine inépuisables. Cette image sous-tend notamment des marchés dynamiques alliant le formel et l’informel comme peuvent le décrypter Gharbi et Elloumi (2023) et Derderi et al. (2022) en Tunisie et en Algérie. Rabattage des nappes, baisse de la fertilité des sols et inégalités liées aux modèles agricoles que l’on retrouve dans ces régions amènent cependant de plus en plus d’auteurs à questionner cette image de ressources illimitées (COSTEA, 2023c ; CTFD et COSTEA, 2023).

Une approche socio-matérielle permet de mettre en évidence comment (1) une économie politique mondialisée de l’agriculture (et notamment de la riziculture) irriguée, et (2) des imaginaires, discours et modèles de développement, qui érigent l’agro-entrepreneuriat en réponse aux problèmes que le secteur de l’irrigation peut rencontrer, viennent à peser sur les dynamiques du foncier irrigué. Mais les irrigants ne sont pas de simples spectateurs. Bien au contraire, ils sont des acteurs centraux : en déployant diverses stratégies, ils contribuent à donner forme à ces assemblages multi-échelles qui s’insèrent et reconfigurent les territoires. La section qui suit se penche sur ces questions.

3 Stratégies d’acteurs, reconfigurations territoriales et justice

L’approche socio-matérielle est une approche relationnelle, basée sur l’idée que « ressources » (naturelles) et « pratiques » (sociales) n’existent pas indépendamment mais émergent conjointement les unes des autres. Dans une telle approche, pratiques et territoires sont en coévolution constante, et le foncier irrigué devient une entité evolutive, bien loin d’une vision qui serait figée par des infrastructures « liant » la terre et l’eau. Les diverses contributions à ce dossier thématique (Venot et al., 2024) sont autant d’éclairages d’un foncier irrigué en constante évolution.

Contribuant à une littérature de plus en plus vaste sur le recours au faire valoir indirect dans le secteur de l’irrigation des pays du Maghreb (Daoudi et al., 2017 ; Amichi, 2019), Assassi et al. (2022) décrivent un marché couplé de la terre et de l’eau qui façonne les paysages irrigués du périmètre de Guelma en Algérie. Ce qui rend ce marché remarquable est qu’il couple le formel et l’informel, une caractéristique des pratiques de « bricolage institutionnel » tel que conceptualisé par Frances Cleaver (2012). Des investisseurs locaux spécialisés dans la production de tomate industrielle y nouent des contrats de location informels avec les propriétaires de parcelles situées dans le périmètre et achètent, cette fois formellement, les droits d’eau correspondants à l’organisme étatique en charge de la gestion du périmètre. La flexibilité de ces arrangements, couplée aux conditions locales de fertilité des sols et de disponibilité limitée des ressources en eau, définissent un foncier irrigué changeant à l’échelle du périmètre car les investisseurs changent les parcelles qu’ils irriguent régulièrement. De façon similaire mais dans un tout autre contexte, Duker et al. (2022) décrivent des arrangements multi-acteurs, entre propriétaires fonciers pastoralistes, petits investisseurs et agriculteurs-locataires, qui façonnent un foncier irrigué là aussi évolutif au sens où les parcelles irriguées changent d’une année sur l’autre le long de la rivière de sable Olkierai au Kenya. Dans ces contextes, les exploitants-locataires bénéficient d’une malléabilité du foncier irrigué dont ils sont les principaux moteurs. Mais ce n’est pas toujours le cas comme nous le rappelle Aubriot (2023) dans le cas du Népal où des exploitants locataires n’ont aucune prise sur les décisions de gestion des infrastructures hydroagricoles, peu de marge d’adaptation, et peuvent donc s’en trouver fragilisés.

Hertzog-Adamczewski et al. (2023) se penchent de leur côté sur les pratiques d’acteurs institutionnels. Ils montrent comment le foncier irrigué de la vallée du fleuve Sénégal peut fluctuer au gré de négociations que des agro-entrepreneurs, associant recours à des cadres formels et informels de gouvernance, déploient à différentes échelles pour accéder à des ressources (eau, terre, infrastructures) qui sont détenues ou valorisées par d’autres acteurs. Ils proposent la notion de « chemin foncier » pour appréhender ces processus et font le diagnostic que ces derniers sont sujets à de nombreux rapports de force, contestations, et abus de la part de certains acteurs. Dans une veine similaire, et sur la base d’une lecture croisée de trois grands périmètres irrigués en gestion (para)publique dans trois pays d’Afrique de l’Ouest, Daré et al. (2023) illustrent en quoi les modes d’allocation et de gestion du foncier irrigué résultent d’un bricolage entre cadres juridiques nationaux et politiques de sauvegarde des bailleurs de fonds de la part d’acteurs institutionnels.

Les auteurs s’accordent sur le fait que ces arrangements et leur flexibilité permettent une adaptation à de nombreux chocs, qu’ils soient sociaux ou naturels. Ils soulignent aussi que ces pratiques soulèvent des questions de durabilité environnementale, comme la baisse de la fertilité des sols et la surexploitation des ressources en eau, mais aussi des enjeux d’équité pour ceux n’ayant pas le capital (financier ou social) nécessaire pour y prendre part. Coulibaly (2023) montre par exemple que les dispositifs d’accès collectif à la terre bénéficient surtout à une élite de femmes leaders de groupes et Daré et al. (2023) soulignent que les pratiques de bricolage institutionnel ne reflètent que très partiellement les conceptions et attentes des populations locales en termes de justice.

Les tensions potentielles entre bricolage, durabilité et équité ressortent particulièrement clairement dans des territoires où l’agriculture irriguée repose sur la mobilisation d’eaux souterraines par le biais de technologies de pompage. Dans leurs travaux en Tunisie et sur les steppes algériennes, Gharbi et Elloumi (2023) et Derderi et al. (2022) soulignent que le développement agricole initié par des agriculteurs et des investisseurs allochtones porteurs d’innovations, et permis par l’existence de marchés couplés terre-eau dynamiques, n’est que transitoire. En l’absence de réel suivi, contrôle et limitation des usages en eaux souterraines, le rabattement des nappes qui s’ensuit change de façon significative les conditions de rentabilité de l’agriculture irriguée. Alors qu’elles constituaient une force motrice de développement agricole, les transactions marchandes sur les communs que sont l’eau et la terre deviennent le moteur d’inégalités croissantes comme cela est aussi observé en Asie du Sud-Est (voir ci-dessus). Les pratiques de faire valoir indirect contribuent notamment à un phénomène de concentration foncière de facto alors que les agriculteurs les plus vulnérables se tournent vers d’autres secteurs d’activité ou se déplacent vers d’autres territoires. Outre les inégalités qui s’accroissent, ce sont aussi des pans entiers de l’agriculture irriguée de ces pays, comme les systèmes oasiens, qui sont en passe de disparaître. Ces derniers se retrouvent en effet menacés par ces extensions d’un « nouveau » foncier irrigué mis en valeur grâce à des eaux souterraines dont ils dépendaient (voir aussi Hamamouche et al., 2018).

Dans ces zones arides comme dans d’autres territoires tels que les zones inondables ou montagneuses d’Asie du Sud-Est, le foncier irrigué relève d’une spécialisation de l’espace dans laquelle terre et eau sont pensés, exclusivement, dans une perspective de production agricole. Cela peut être problématique car ces territoires se caractérisent très généralement par des usages multiples et évolutifs dans le temps et l’espace. Boutry (2022) souligne comment, dans l’état Chin de Birmanie, et dans le cadre d’un projet politique de contrôle et de sédentarisation de populations, l’introduction de l’irrigation a conduit à la création d’un foncier irrigué sur les parcelles les plus fertiles. Ces dernières étant mises en culture chaque année, le foncier irrigué a contribué à déstabiliser un système d’abatis-brulis itinérant reposant sur une rotation des parcelles mises en culture. Dans le même temps un marché foncier (intra-villageois et informel) spécifique s’est structuré dans un contexte de tenure coutumière collective des terres. Plus généralement, la spécialisation et la stabilisation associées à la création d’un foncier irrigué tendent à remettre en cause d’autres modes de valorisation des ressources comme le pastoralisme (p.e. Ben Hounet, 2013) ou les pêches de capture (COSTEA, 2023b), activités qui reposent souvent sur la complémentarité et les dynamiques spatiales et temporelles des écosystèmes à l’échelle des territoires.

En écho au texte de cadrage de ce dossier thématique (Venot et al., 2024), la majeure partie des contributions participe à ériger le foncier irrigué en une entité qui serait fondamentalement différente d’autres catégories ou types de foncier. En s’intéressant à des territoires péri-urbains, Formoso (2022) et Aubriot (2023) remettent cependant ce parti pris en perspective. En Thaïlande et dans un contexte de dé-agrarianisation et de vieillissement de la population agricole couplé à une faible rentabilité de la riziculture (voir également Rigg et al., 2018), le foncier irrigué perd en grande partie ce qui pouvait faire sa spécificité dans le passé. Aubriot (2023) mentionne des processus similaires au Népal où, dans les zones péri-urbaines, certains habitants n’hésitent pas à convertir des terres irriguées en habitations et des canaux en égouts comme cela est par ailleurs observé dans bien d’autres pays d’Asie (CTFD et COSTEA, 2023). Ces auteurs illustrent à leur façon la nature relationnelle et évolutive du foncier irrigué dans l’espace et le temps long : quand certaines relations disparaissent et d’autres émergent, le foncier irrigué peut lui aussi « disparaître » ou tout au moins passer en arrière-plan comme dans le cas d’un développement urbain qui transcende tout.

4 Conclusion

Dans cette introduction du dossier thématique Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable (Venot et al., 2024) nous proposons d’adopter une approche socio-matérielle de l’objet foncier irrigué. Cette approche s’inscrit à l’intersection de la political ecology, de l’étude des sciences et techniques et de la géographie (environnementale) critique et mobilise la notion d’assemblage telle que proposée notamment par Li (2007).

Nous mettons l’accent sur les relations et les pratiques de bricolage « au quotidien » par lesquelles le foncier irrigué émerge comme une entité sui generis résultant de l’interaction entre (1) des imaginaires, discours et modèles de développement et (2) des stratégies d’acteurs entraînant des reconfigurations territoriales pouvant avoir des implications en termes de justice.

Cette approche permet d’appréhender, par exemple, que les dynamiques de concentration et d’exclusion qui caractérisent le foncier irrigué en Asie du Sud-Est sont étroitement liées à des processus mondialisés qui façonnent le secteur de la riziculture. Ou encore que les dynamiques du foncier irrigué des grands périmètres en gestion (para)publique sont indissociables d’une vision de l’irrigation, guidée par l’ingénierie et les notions d’efficience et d’optimisation de l’usage des ressources, et qui génère de nouvelles vulnérabilités et inégalités et un sentiment d’injustice de la part de certains acteurs. En outre, en mettant l’accent sur les relations et pratiques de bricolage « au quotidien », l’approche socio-matérielle permet de dépasser une vision du foncier irrigué centrée sur des infrastructures hydroagricoles « liant » terre et eau. Tout en reconnaissant le rôle de ces dernières, le foncier irrigué émerge comme une entité évolutive du fait de relations changeantes dans le temps et l’espace comme l’illustrent très intuitivement les exemples d’irrigation itinérante que plusieurs contributions au dossier thématique décrivent en Afrique australe et en Afrique du Nord.

D’un point de vue analytique, l’approche socio-matérielle est une approche relationnelle basée sur l’idée que les « ressources » (naturelles) n’existent pas en tant que telles mais qu’elles « deviennent » via un jeu complexe de mises en relation et de pratiques Dans une telle perspective, c’est bien le foncier irrigué, en tant qu’assemblage socio-matériel particulier et évolutif, qui érige eaux, terres, cultures, infrastructures en ressources et non l’inverse. C’est peut-être en cela que notre proposition diffère de la littérature existante sur le foncier irrigué qui tend à prendre ces catégories comme points de départ, tout en reconnaissant qu’elles sont socialement et politiquement construites.

Références

Citation de l’article : Venot J-P, Hertzog-Adamczewski A, Daoudi A, Seck SM. 2024. Pour une analyse socio-matérielle du foncier irrigué. Cah. Agric. 33: 35. https://doi.org/10.1051/cagri/2024032

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