Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Les systèmes agricoles des zones arides du Maghreb face aux changements : acteurs, territoires et nouvelles dynamiques / Farming systems in arid areas in the Maghreb facing changes: actors, territories and new dynamics. Coordonnateurs : Mohamed Taher Sraïri, Fatah Ameur, Insaf Mekki, Caroline Lejars
Article Number 33
Number of page(s) 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024030
Published online 19 November 2024

© L. Bossenbroek et al., Hosted by EDP Sciences 2024

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1 Introduction

L’appréhension des changements auxquels les oasis du Maroc font face et le devenir de leurs sociétés séculaires sont devenus des sujets préoccupants aussi bien pour les chercheurs que pour les décideurs politiques, notamment parce que ces espaces reposent sur un équilibre écologique et humain fragile autour de l’eau. Agriculture, perspective socio-économique, biodiversité, migration, tourisme, changements climatiques sont autant d’angles sous lesquels les oasis sont abordées (Bouaziz et al., 2018 ; Breviglieri et al., 2021 ; Kadiri et al., 2022). Cependant, les femmes oasiennes, la main-d’œuvre féminine, ou encore les activités et l’entreprenariat féminins, ne figurent que rarement dans ces études en tant que sujets d’analyse. Ceci s’explique par le fait que l’activité des femmes rurales est généralement invisible, peu reconnue et peu valorisée, d’où une sous-estimation de leur contribution à l’économie et à la société (Moisseron et al., 2019 ; Bossenbroek et Ftouhi, 2021). Des chercheurs ont tenté de combler ce manque en soulignant le rôle important des femmes dans l’agriculture oasienne (Battesti, 1997 ; De Haas, 2003 ; Guerradi et al., 2004), et en étudiant comment le travail féminin largement sous-évalué garantit la pérennité des systèmes oasiens (De Haas, 2003 ; Ftouhi et al., 2021). Nous nous inscrivons dans la continuité de ces travaux tout en cherchant à comprendre comment ces femmes vivent et contribuent aux transformations auxquelles les oasis font face.

Pour ce faire, nous nous appuyons sur des recherches soulignant l’importance des expériences et des pratiques des personnes vivant les changements pour comprendre les dynamiques rurales (Van der Ploeg et al., 2008 ; Bossenbroek et al., 2015). Certaines spécialistes féministes du monde rural permettent de mieux comprendre comment les aspirations, les différentes activités et les stratégies des femmes, ainsi que l’émergence de nouvelles identités féminines rurales, contribuent aux processus de changement que connaissent les sociétés rurales (O’Hara, 1998 ; Brandth, 2002). Leur intérêt est né d’un malaise croissant face aux représentations académiques conventionnelles des habitants de la campagne, où la diversité des expériences rurales est souvent réduite à une expérience singulière, celle de l’agriculteur, chef de foyer (masculin) alors même que le statut de « chef » n’a parfois qu’une présence symbolique et que les choix stratégiques reviennent aux femmes et aux jeunes. Ces représentations académiques figées sont appliquées à des contextes sociaux en mutation et ne permettent pas de comprendre la complexité des changements du monde rural. En outre, ces chercheuses ont exploré le fonctionnement de certaines structures sociales, telles que le patriarcat. Dans de nombreuses analyses, ces structures apparaissent comme plutôt monolithiques et statiques, rendant difficile la compréhension du changement et de l’action sociale (Brandth, 2002). Dans leurs travaux, ces chercheuses montrent les différentes manifestations du patriarcat, illustrent comment certaines femmes rurales sont aussi actrices des changements, et remettent en question les normes socioculturelles « genrées ». En dialoguant avec ces recherches, nous proposons de mettre en avant les activités et les nouvelles aspirations des femmes pour montrer comment elles vivent les transformations auxquelles les oasis font face et de quelle manière elles y contribuent. Nous définissons le monde rural comme un espace marqué par un processus continu de rencontres, d’interactions et de transformations mutuelles (co-production) de l’homme et de la nature vivante (Van der Ploeg et al., 2008). Ce processus est marqué par un éventail de pratiques différentes, qui sont inscrites dans un espace et une temporalité. Il s’agit par exemple de l’agriculture, de l’organisation de l’espace rural, du tourisme rural, du sport, et de la vie dans le monde rural (Ibidem). L’espace rural contient aussi des identités, des relations et des institutions sociales.

2 Zones d’étude et méthodologie de recherche

L’étude a été menée dans les oasis des vallées du Drâa et du Todgha au sud-est du Maroc (Fig. 1). La vallée du Drâa est constituée de six oasis ; la vallée de Todgha s’élargit progressivement en allant de l’amont vers l’aval et inclut la ville de Tinghir. La principale ressource en eau provient des eaux de crues régulées par des barrages. Cependant, l’eau des barrages ne permet pas de couvrir les besoins en irrigation des agriculteurs qui recourent aussi et principalement aux eaux souterraines, notamment depuis les sécheresses qui se succèdent depuis les années 1980.

Dans les deux vallées, les agriculteurs pratiquent le petit élevage et, selon la disponibilité de l’eau, un système de production à trois étages : palmier-dattier, arboriculture et cultures de saison. Une agriculture intensive irriguée à partir du pompage des eaux souterraines s’est développée à l’extérieur des oasis historiques, dans de nouvelles terres, les extensions des oasis, principalement autour du palmier et de cultures comme les fourrages et la pastèque (Er rayhany et al., 2022 ; Bossenbroek et al., 2023).

Les moyens de subsistance sont souvent diversifiés et complétés par des activités telles que le tourisme, l’artisanat et les activités liées aux migrations. Ces migrations ont commencé dès les années 1950 et se sont accentuées dans les années 1980 et pendant les périodes de sécheresse. Elles permettent à la fois le transfert d’argent et l’émancipation des groupes sociaux les plus défavorisés (De Haas, 2003). Ces régions sont en effet caractérisées par une stratification sociale importante et très hiérarchisée entre différents groupes socio-ethniques ; elle s’est faite dans le temps et connaît aujourd’hui un certain changement du fait de l’école, des migrations, du tourisme et de l’urbanisation, qui a triplé en 30 ans dans la ville de Zagora par exemple (Aït Hamza et El Faskaoui, 2010). Dans ce contexte, le travail des femmes à l’extérieur du foyer familial a été souvent marqué par la double contrainte de la stratification sociale et des rapports sociaux genrés.

Parallèlement, les politiques publiques, ainsi que les bailleurs de fonds internationaux, ont fortement influencé la mise en place de coopératives et d’associations de production et de valorisation, notamment féminines, dans les oasis. L’Initiative nationale de développement humain, un programme de lutte contre la pauvreté lancé en 2005, et le Plan Maroc Vert, une politique agricole structurant le secteur entre 2008 et 2020, ont subventionné les activités de ces coopératives et associations et ont mis en place des programmes de formation ; enfin la politique agricole Génération Green lancée en 2020 consacre un de ses volets à encourager l’entreprenariat agricole des jeunes et des femmes (Zein Taleb et al., 2024).

Cet article s’appuie sur un travail de terrain réalisé entre 2019 et 2023. Des séjours répétés de durées variées nous ont permis de développer une description dense des expériences des femmes et de mieux comprendre l’évolution des changements sociaux et environnementaux. Nous avons choisi une démarche ethnographique se basant sur des observations, des entretiens semi-directifs approfondis avec 72 femmes oasiennes, et la tenue de 5 focus groupes. Dix-sept entretiens téléphoniques ont été réalisés pendant le confinement imposé en 2020 suite à la pandémie de Covid 19. Des entretiens réguliers ont été menés auprès de 15 des femmes rencontrées au fil des années pour suivre leurs activités. Les entretiens avec les femmes portaient sur : l’accès à la terre et à l’eau et leur gestion, la responsabilité et la réalisation des différentes activités, le changement de l’organisation du travail et de la prise de décision au cours du temps, les aspirations et loisirs des femmes, et la description d’une journée type. Enfin, des entretiens ont été menés auprès d’une quinzaine d’hommes pour compléter les récits des femmes.

Nous avons accompagné les femmes dans les jnans (les jardins phoenicicoles) et avons observé les différentes activités qu’elles y réalisent, ainsi que celles qu’elles effectuent dans la maison, le reste de l’oasis et le ksar (village fortifié).

thumbnail Fig. 1

Situation des zones d’étude.

Location of study areas.

3 Résultats

3.1 Profils pluriels des femmes oasiennes

Les femmes interrogées représentent un groupe hétérogène en termes d’âge et de statut matrimonial. Elles se répartissent dans les catégories d’âge suivantes : 20–24 (11) ; 25–34 (16) ; 35–44 (14) ; 45–54 (16) ; 55–64 (10) ; 65 et plus (5) ; et les statuts matrimoniaux suivants : célibataire (21) ; mariée (33) ; divorcée (6) et veuve (12). La majorité de ces femmes vivent dans des familles élargies. Parmi les 72 femmes interviewées, 5 n’ont pas accès à la terre. Sur les 67 femmes ayant accès à la terre, 5 ont indiqué que la terre leur appartient ou appartient à un membre féminin de la famille. Pour les 62 autres femmes, la terre appartient au beau-père, au père, au fils ou au mari. Les jnans sont dispersés et s’étendent sur de petites superficies que les femmes sont incapables d’indiquer avec précision. En outre, 16 femmes indiquent qu’elles n’ont pas d’eau, que le puits est tari ou que l’eau est saumâtre. Quatre femmes indiquent que leur terre est irriguée à partir de la seguia collective, 12 à partir d’un puits partagé avec des voisins ou des membres de la famille, 24 à partir d’un puits individuel et 11 d’une combinaison de différentes provenances. Enfin, toutes les femmes attestent de la migration de plusieurs membres de leur famille. Les hommes partent principalement pour le travail ou les études, alors que les femmes migrent en général suite à leur mariage.

3.2 Les activités des femmes, jongler entre corvées et épanouissement

Les femmes ne font pas de distinction entre le travail dit « agricole » et « domestique » qualifiant tout le travail qu’elles font de « nos activités ». Ceci s’explique par le fait que, pour elles, le travail agricole commence déjà à l’intérieur même du ménage, créant ainsi une continuité fonctionnelle entre les jnans et l’intérieur de la maison. Dans ce qui suit, nous utilisons cependant cette distinction pour décrire les différentes activités qu’elles pratiquent.

Les femmes travaillent du matin au soir. Elles se réveillent tôt et préparent de la soupe ou du pain pour le petit déjeuner. Ensuite, elles partent dans les jnans où elles assurent la récolte des fruits, fauchent le blé, l’orge et la luzerne pour le bétail, désherbent, ramassent le bois pour chauffer le four, trient les dattes. Ensuite, elles reviennent à la maison et servent le petit déjeuner à la famille. Elles s’occupent également du bétail établi à côté de la maison, composé généralement d’une ou deux vaches, de quelques moutons et/ou de chèvres, de poules et d’un âne.

Le reste de la journée est consacré à la préparation du déjeuner, aux travaux ménagers, au nettoyage de la maison, à la lessive (souvent à la main), à la vaisselle et aux soins des enfants, combiné parfois à un deuxième passage au jnan pour couper la luzerne. S’il leur reste du temps, les femmes s’adonnent à la broderie ou au tissage des tapis. Pour se divertir, elles regardent la télévision ou rendent visite à des amies avant de préparer le dîner. Dans les familles comptant plusieurs femmes adultes, ces activités sont effectuées à tour de rôle.

Malgré la pénibilité de certaines tâches, les femmes sont loin de les considérer comme de simples corvées ou tamara comme l’illustre Najima, 32 ans, mariée et mère de 5 filles. Quand l’eau était encore disponible, Najima aimait travailler sur les terres de son beau-père dans l’oasis de Ternata dans le Drâa. Cela lui permettait de rencontrer d’autres femmes et de changer sa routine quotidienne : « Nous avions l’habitude d’aller dans les jnans avec des membres de nos familles. En chemin, nous rencontrions d’autres femmes … on passait de bons moments. Cela nous permettait de changer d’air ». Dans le même sens, Ilham, âgée de 40 ans, mariée sans enfants habitant dans le Ksar de Tissergate dans le Drâa, explique : « Avant, avec les lâchers du barrage, l’eau s’écoulait dans les séguias où les femmes nettoyaient des tapis et des couvertures et on discutait entre nous. On ramenait des dattes, du petit lait, du pain … On se rassemblait et on s’amusait ». En parlant de leurs activités, les termes « joie », « s’amuser », « rigoler », « se tenir compagnie » sont récurrents et indiquent que les moments passés avec les autres femmes autour des séguias sont aussi des moments de retrouvailles, d’échange et de convivialité qui atténuent les corvées leur incombant.

En outre, les différentes activités décrites ci-dessus, en particulier dans les jnans, sont ancrées dans un contexte rural marqué par une division entre l’espace public souvent attribué aux hommes et l’espace privé attribué aux femmes, comme l’indique aussi ce témoignage d’une femme d’Ait Barra, vallée du Todgha : « Ici les femmes assurent surtout la coupe de la luzerne et l’entretien du cheptel. Ici, c’est mal vu, “ayb”, que la femme sorte... » ; son amie renchérit « Ici, les hommes n’aiment pas que leurs femmes sortent de l’oasis ou travaillent à l’extérieur ».

Cela dit, cette division de l’espace n’est pas figée ; elle est négociée au quotidien. Le travail des femmes dans les jnans brise cette ségrégation genrée de l’espace et des lieux de vie. Les différentes activités effectuées dans l’espace oasien et dans les jnans, donnent aux femmes une mobilité spatiale et sociale. Elles conquièrent un espace de relative liberté. L’espace oasien qui ressort de leur parole est un espace de production et de loisir. En même temps, à travers leurs activités elles donnent vie à cet espace et l’entretiennent. En outre, dans un contexte oasien marqué par une forte émigration masculine, le rôle des femmes apparait essentiel dans le maintien de l’agriculture oasienne et la survie de l’oasis qui en dépend.

3.3 Quand la rareté de l’eau met en péril les activités des femmes

La disponibilité et la qualité de l’eau étaient des sujets récurrents dans nos entretiens, surtout dans la vallée du Drâa et en aval de la vallée du Todgha. Ceci se manifeste principalement par la réduction des lâchers du barrage, le tarissement ou l’affaiblissement du débit des puits, et l’augmentation de la salinité de l’eau. Le manque d’eau se manifeste aussi par des récoltes plus faibles de blé, d’orge et de légumes, et par des dattes plus petites et sèches. Les femmes expliquent que le changement dans la disponibilité et la qualité de l’eau se fait de plus en plus remarquer depuis une dizaine d’années.

Nos entretiens illustrent un lien direct entre la diminution de l’eau et le changement des activités des femmes dans les jnans et l’oasis. Ilham de l’oasis de Ternata raconte : « Actuellement, tout a changé … on ne peut plus partir aux jnans parce qu’il ne reste plus rien à faire là-bas. On reste à la maison car on n’a pas où aller, même si on veut sortir… Il ne reste rien dans les jnans, il n’y a plus de luzerne, de dattes, d’herbe, il n’y a que la sécheresse... » (voir Fig. 2).

En traversant les terres en aval de la vallée de Todgha, l’aridité du paysage est visible. De nombreuses parcelles sont délaissées et des palmiers sont desséchés par manque d’eau et parce que la main-d’œuvre s’est orientée vers d’autres activités. L’expérience de Zahra, habitant en aval de la vallée, corrobore ce constat. Zahra, âgée de 55 ans, travaillait la terre avec son mari. En 2018, l’eau du puits a tari et son mari est parti travailler en ville, la laissant s’occuper du peu d’agriculture qui restait, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau. Dans les deux vallées, les propos de nos interviewées montrent comment la sécheresse peut non seulement affecter la ressource hydrique mais aussi impliquer des moments de remise en cause du sens de sa vie, de son but ou de sa valeur.

thumbnail Fig. 2

Effets de la sécheresse sur un jnan dans l’oasis de Ternata.

Effects of drought on a jnan in the Ternata oasis.

3.4 Horizons élargis et nouvelles aspirations

Le bouleversement des activités des femmes par le manque d’eau va de pair avec la naissance de nouvelles aspirations et de nouveaux besoins dans une société oasienne qui s’ouvre sur le monde extérieur à travers de nouvelles pratiques, virtuelles et en mobilité, et des opportunités de formation.

Ainsi, les femmes rencontrées, notamment les jeunes, utilisent Internet et sont connectées aux réseaux sociaux. Certaines suivent des chaînes YouTube « de recettes, de décorations, de problèmes sociaux » ou « des influenceuses ». Parmi ces influenceuses, « la paysanne star d’Instagram » (Benbrahim, 2021) a été mentionnée. C’est une jeune femme issue d’un village situé près de la ville de Khémisset, au centre du Maroc, qui partage son quotidien avec « ses followers ». Ce quotidien ne diffère guère de celui des femmes oasiennes rencontrées. Il est fait d’activités domestiques et agricoles qui font écho chez les jeunes filles qui la suivent. Les jeunes femmes observent comment l’influenceuse a pu, au fil des années, se faire une place dans la sphère des réseaux sociaux marocains et améliorer ses conditions de vie. Cette influenceuse permet aux jeunes femmes qui la suivent de donner du sens à leur mode de vie. À travers les réseaux sociaux, les oasis s’étendent dans l’espace, imposant un miroir de comparaison sociale ainsi que de nouvelles idées sur la façon d’améliorer son quotidien.

L’espace oasien s’ouvre aussi à d’autres monde à travers différentes formes de mobilité. Pendant longtemps les tendances migratoires étaient principalement masculines (De Haas, 2003) et la mobilité féminine était l’objet d’arrangements. Actuellement, les femmes deviennent plus mobiles. Nadia par exemple, du Ksar de Timiderte (vallée du Drâa) a travaillé pendant plusieurs années à Casablanca comme aide-ménagère. Elle nous confie, loin des oreilles de ses parents et avec des yeux brillants, comment elle « aimait flâner » dans les rues Casablancaises. Après cette expérience, elle est revenue au ksar, pour le quitter deux ans plus tard et s’installer à Rabat suite à son mariage. Dans le sens inverse, Aziza, originaire de Taroudant dans le Souss, est venue s’installer à Ait Barrah, dans la vallée de Todgha, suite à son mariage. Elle affirmait avec fierté son intention de préparer et de commercialiser l’Amlou, produit à base d’huile d’argan, d’amande et de miel. Pourtant, l’arganier est une espèce endémique de la région du Souss et non des oasis. Aziza explique : « Puisque j’ai appris leurs traditions, il faut aussi que je transmette mes traditions du Souss ».

Le contexte changeant des oasis suscite ainsi de nouvelles aspirations. Les femmes veulent s’épanouir à leur manière : « Nous voulons faire comme les femmes de la ville. Parce que nous sommes ici connues juste par la coupe de la luzerne » ; ou encore « Nous voulons leur [les hommes du ksar] faire comprendre que nous pouvons aussi travailler dans le domaine de l’agriculture et produire quelque chose. Ils travaillent dans les igran (champs), nous voulons aussi travailler et développer un projet ».

3.5 Des activités émergentes dans le sillage des aspirations féminines

La pénurie d’eau change les activités « ordinaires » des femmes. En parallèle, l’émergence de nouvelles aspirations pousse celles-ci à développer de nombreuses activités et projets, individuels et collectifs. Pour y arriver, elles recourent à l’appui familial sous différentes formes ou à celui d’institutions, d’organisations non gouvernementales, voire d’associations étrangères.

3.5.1 Valoriser les tâches dites « féminines »

De nombreuses activités observées sur le terrain sont qualifiées par les femmes de « féminines – nissa’iya ou dial laâyalates ». Il s’agit en général d’activités non-agricoles réalisées dans l’espace confiné de la famille et du foyer. L’extension de ces activités à l’extérieur de la maison se fait par exemple à travers la création d’associations ou de coopératives. Un groupe de femmes du village d’Ait Barrah (vallée de Todgha), a rejoint en 2018 une association d’hommes afin de pouvoir bénéficier de leurs réseaux en France. Elles ont commencé par exporter les « chebakia » (gâteaux traditionnels au miel) et les « mhamsa » (une sorte de pâtes) ainsi que de la semoule, qu’elles fabriquaient chacune dans leurs maisons. Une fois leur activité lancée, les femmes ont créé leur propre « coopérative d’Ait Barrah pour le développement et l’entraide ».

À Ksar Tissergate dans le Drâa, les femmes ont créé une coopérative de préparation et de vente de pain en 2016 (pour plus de détails sur la trajectoire de la coopérative, voir Bossenbroek et Ftouhi, 2023a). Elles ont commencé le projet en « s’entraidant les unes les autres. Chacune de nous a donné une petite cotisation. Une ramène le four, d’autres les ustensiles, des choses simples ». Constatant que leur activité a bien démarré, elles ont déposé, avec l’appui d’un acteur associatif, un dossier pour créer la coopérative et financer l’achat du matériel nécessaire auprès d’un bailleur de fonds.

Ces différentes activités « féminines » se réalisaient d’habitude dans l’espace domestique et sans rémunération. Elles sont dorénavant revisitées et la commercialisation assure un revenu monétaire, même minime, à ces femmes.

3.5.2 Lancer des projets non agricoles innovants

Les femmes oasiennes se lancent dans des projets non agricoles innovants et offrent de nouveaux services. Ces activités ne s’accomplissent pas toujours sous la forme très répandue de la coopérative. Il s’agit par exemple de deux nouvelles boutiques dans le ksar de Timiderte, vallée du Drâa. La nouveauté de ces deux projets est qu’en plus d’être tenues par des femmes, les boutiques exposent, à côté des denrées alimentaires et des produits de nettoyage, des produits cosmétiques, des parfums et des produits de soin pour bébés. Les deux femmes qui tiennent ces commerces qualifient leurs projets de « boutiques de coquetterie pour les filles du village ». Les deux commerces permettent aux femmes du village d’avoir chez elles des produits pour lesquels elles devaient se déplacer à Agdez, le centre urbain le plus proche, ou demander à un membre de la famille de les apporter.

Un autre exemple est celui de Rachida, âgée de 33 ans, résidente à Hart El Morabitine dans le Todgha. Après avoir obtenu sa licence en géographie à Agadir, elle y a travaillé d’abord dans une librairie puis dans une pâtisserie. Mais n’arrivant pas à conserver ce travail pour une longue durée, elle est rentrée chez elle. Rachida a été initiée au rugby comme sport scolaire au collège. Elle a continué à pratiquer ce sport auquel elle s’est attachée au fil des années. D’abord au lycée puis au sein du club créé à l’époque par leur entraîneur. Grâce à son implication, Rachida a pu disputer plusieurs matchs avec l’équipe féminine dans différentes villes du Maroc avant de devenir entraineur de la jeune équipe féminine de rugby de Tinghir.

3.5.3 Valoriser les produits agricoles locaux

Malgré l’accès difficile au capital et à la terre, certaines femmes se lancent dans des activités agricoles innovantes ou autour de la valorisation de produits agricoles locaux. C’est ainsi qu’un groupe de femmes voisines de l’oasis de Fezouata (vallée du Drâa) se sont organisées, à partir de 2013, en une coopérative pour le stockage des dattes et la production de leurs dérivés : sirop, confiture, vinaigre et café de noyaux de dattes. La coopérative compte actuellement une vingtaine d’adhérentes de différents âges et statuts matrimoniaux. Les femmes préparent et vendent aussi d’autres produits tels que le couscous aromatisé, le couscous complet, etc. Pour s’approvisionner en dattes, les femmes traitent avec les agriculteurs de leur zone, dont leurs pères. Cette coopérative loue également son unité de refroidissement aux agriculteurs locaux.

Dans le même mouvement, Nawal, âgée de 39 ans, s’est lancée dans un projet d’élevage cunicole en mettant à profit la formation professionnelle agricole qu’elle a suivie à Ouarzazate (pour plus de détails sur la trajectoire de Nawal, voir Bossenbroek et Ftouhi, 2023b). Le choix de ce projet émane de sa volonté de mettre en pratique ses acquis et de s’inscrire dans un domaine où elle est maîtresse de ses décisions et de ses activités comme elle l’explique : « J’ai choisi le domaine où je me sens à l’aise… adapté à ma formation. Je ne veux pas être sous l’autorité de quelqu’un ... j’ai voulu faire mon propre projet ». L’institut pourvoyeur de la formation a assuré le financement de son projet. En s’y lançant, Nawal a pu atteindre un total de 400 lapins qu’elle cherche à commercialiser auprès des hôtels de la région. Toutefois, les amplitudes thermiques importantes caractérisant la région, font perdre à Nawal presque tous ses lapins. Malgré ces contraintes, Nawal continue de travailler, nourrissant l’espoir de pouvoir, un jour, ouvrir sa propre maison d’hôte avec un restaurant spécialisé en plats à base de lapin.

La contrainte majeure de ces projets réside dans une commercialisation insuffisante, ce qui affecte les revenus générés, en partie à cause de l’accès limité des femmes aux marchés nationaux et au manque de formation en techniques de vente. Toutefois, ces activités jouent un rôle non négligeable dans l’augmentation de la valeur des produits locaux et la mobilisation de la main-d’œuvre et des savoirs locaux.

3.6 De nouvelles identités féminines entre négociation et résistance

Les femmes, à travers leurs différentes activités et aspirations, se forgent de nouvelles identités comme commerçante, présidente, membre d’organisation collective, agricultrice, ou encore créatrice, qu’elles cherchent à combiner avec leur identité de mère, d’épouse, de fille, de femme rurale. Toutefois, le lancement de ces activités n’est pas toujours aisé. Les femmes cherchent l’appui moral de leur entourage et doivent jongler entre leurs multiples responsabilités et faire leurs preuves. Le résultat est un espace rural en mutation où les femmes créent et renégocient leur place tout en cherchant à s’épanouir, selon leurs termes. Par exemple, les deux commerçantes des « boutiques de coquetterie » ont eu recours à l’aide des membres masculins de la famille pour financer leur projet et s’approvisionner en produits. Elles ont aussi installé leurs activités dans une pièce attachée à la maison et donnant sur l’extérieur sans avoir à utiliser l’espace public considéré comme « masculin ».

À travers leurs activités, les femmes remettent en cause les normes socio-culturelles de genre, les convictions traditionnelles, et reconfigurent la division entre l’espace public et l’espace privé. Ceci ne se fait pas toujours sans résistance. Elles doivent, selon leur âge et leur statut matrimonial, négocier soigneusement les nouveaux contours de leurs activités comme l’indique ce témoignage : « Nos maris sont compréhensifs. Je suis mariée… Mina et Asmae sont divorcées. Elles ont parlé à leurs familles avant de travailler. C’était un grand pas quand leurs familles ont accepté qu’elles travaillent ici [dans la coopérative]. »

Cela demande des efforts comme l’indique le propos de Rachida, la joueuse de rugby : « Mes frères m’aident. C’est eux qui ont convaincu ma mère. Surtout mon frère cadet. Il lui a dit que si le rugby n’était pas bien, il n’allait pas laisser sa sœur le pratiquer ». Toutefois, alors que Rachida poursuit ses réflexions, il s’avère que parfois elle ne peut pas bousculer brusquement l’ordre établi : « On trouve aussi des problèmes pour partir en déplacement aux tournois de rugby. Ils [les parents/famille] ne laissent pas leurs filles partir. Elles ne peuvent pas voyager sans accompagnateur de sexe masculin (père ou frère) et ils ne les laissent pas partir avec des étrangers… Avant les matchs, on discute avec leurs parents. On les supplie et les rassure sur le fait que nous les accompagnons. Ils acceptent dubitativement. D’autres refusent ». Toutefois, l’acceptation de la nouvelle activité est parfois motivée par le fait qu’elle contribue au revenu de la famille : « on apporte de l’argent et on les aide ». De ce fait, les femmes diminuent aussi leur dépendance financière.

En outre, les espaces féminins de socialisation, mis en place dans le sillage de ces multiples activités, ont un rôle multifonctionnel couvrant les dimensions sociale, pédagogique et psychosociale. Au-delà des revenus générés. Certaines femmes cherchent à se sentir intégrées à un groupe, à y puiser soutien et sécurité contre l’isolement, la servitude, la routine. C’est aussi un lieu où l’on apprend à communiquer, à échanger des informations et des expériences sur la gestion de la production, l’organisation et la valorisation. Les femmes de la coopérative de pain de Tissergate, par exemple, se retrouvent souvent dans la coopérative : « On remercie Dieu pour cette coopérative, même si elle n’apporte pas beaucoup d’argent, elle nous permet de sortir de la maison… ». Les « magasins de coquetterie » sont aussi devenus des lieux d’échange et d’interactions pour les femmes. Elles sont tout aussi importantes pour la renégociation de la place de ces femmes au sein de leur famille et de leur communauté et rehaussent leur estime de soi. C’est ainsi que Nawal explique comment, malgré le fait qu’elle soit la cadette du foyer, elle « garde la clé de la chambre où sont stockées les réserves de denrées de la famille ».

4 Discussion et conclusion

Cet article souligne le rôle primordial des femmes dans la survie d’un espace oasien confronté à la rareté de l’eau, à une importante migration et à un accès difficile des femmes aux ressources naturelles. Il explore leurs expériences personnelles et montre comment elles se lancent dans des activités économiques et sociales tout en cherchant à répondre à leurs aspirations, leurs désirs et leurs besoins. C’est ainsi que les femmes contribuent au renouvellement et à la survie de l’espace oasien à travers de nouveaux services liés aux secteurs agricoles et non agricoles, comme les « boutiques de coquetterie », les coopératives, ou les activités sportives. Notre analyse permet de décentrer le rôle de l’agriculture dans les dynamiques rurales et de dévoiler d’autres tendances et d’autres domaines qui jouent un rôle tout aussi important dans le développement rural.

Les activités entreprises par les femmes interrogent sur la valeur réelle de leur travail. Ce travail est souvent associé à l’activité productive, alors qu’il permet également aux femmes oasiennes, par-delà sa pénibilité, de s’occuper, se réaliser, de créer et d’entretenir le lien social. Cela fait écho à d’autres recherches sur les femmes rurales dans d’autres pays du Sud montrant que le travail agricole salarié est très important de par son apport financier au quotidien, mais qu’il n’est pas uniquement perçu comme une corvée (Deere, 2005 : Kabeer, 2008). Par exemple, pour les ouvrières, le travail agricole est aussi l’occasion de rencontrer d’autres femmes, d’échanger des expériences et des idées, de partager leurs problèmes et de se socialiser (Bossenbroek, 2019). Nous avons également montré que les femmes construisent leur identité dans les interstices sociaux et professionnels. D’autres recherches ont analysé l’identité socio-professionnelle des agricultrices (Barthez, 2005 ; Nicourt, 2014 ; Shortall, 2014) ; elles montrent aussi que leur travail est souvent invisible, même aux yeux de leurs proches ; leurs compétences ne sont pas reconnues comme professionnelles, d’autant plus qu’elles ne fonctionnent pas sur le modèle du travail salarié ou de celui des agriculteurs masculins. Cela dit, ces analyses, plutôt occidentales, traitent des cas de la construction de l’identité dans le contexte d’un métier d’agricultrice, souvent assimilé à un statut formalisé. Dans le cas des femmes oasiennes et plus largement rurales des pays du Sud, la réalisation d’une identité socio-professionnelle parait plus complexe au regard des structures et des rapports sociaux existants. Toutefois, dans le prolongement de notre recherche, l’analyse de l’identité socio-professionnelle des agricultrices pourrait être complétée par une documentation plus approfondie de profils de femmes cheffes d’exploitation tout en prenant en compte les conditions et contraintes dans lesquelles elles émergent.

En décrivant le quotidien des femmes oasiennes, nous avons montré comment elles jonglent entre des activités au sein du ménage, de l’exploitation agricole et des espaces de déploiement d’activités rémunératrices individuelles et collectives. Certaines femmes sont en négociation des rapports familiaux pour s’affranchir de la frontière du milieu domestique comme seul lieu de travail. Les femmes, à travers leurs différentes activités, rendent la frontière entre espaces privé et public plus floue et plus perméable.

Notre recherche témoigne aussi que ces femmes sont en quête d’amélioration de leur position sociale, qui reste toutefois vulnérable et tributaire des rapports sociaux qu’elles entretiennent avec leur entourage et avec les institutions. Les exemples que nous avons analysés montrent que d’une part des femmes saisissent certains programmes et certains aspects des politiques publiques en termes de formation professionnelle ou de facilitation à la création de coopératives, mais que d’autre part leurs projets restent très fragiles car elles manquent de capacité à commercialiser leurs produits. Cela interroge sur la durabilité de ces projets et l’insuffisance de l’appui des politiques publiques.

La prise en compte par les politiques publiques des multiples domaines d’action des femmes oasiennes, comme la production de produits locaux, le commerce, le petit élevage, ainsi que ceux abordés dans d’autres recherches, comme l’éducation (Zahi et Goeury, 2021) et les mouvements pour le droit à la terre (Ait Mous et Berriane, 2016), contribuerait à l’amélioration du statut des femmes rurales, de leurs revenus et de leur participation à la diversification de l’économie rurale. Ces exemples illustrent la nécessité pour les politiques publiques d’accompagner les femmes oasiennes, et rurales en général, afin de renforcer l’activité associative et la promotion de leurs droits ainsi que leur participation à la survie des oasis et au développement durable.

Remerciements

Cette étude a été appuyée scientifiquement et financièrement par le projet Massire financé par le FIDA et les institutions partenaires et par le projet Salidrajuj (no. 01UU1906) financé par le ministère fédéral allemand de l’Éducation et de la Recherche.

Références

Citation de l’article : Bossenbroek L, Ftouhi H, Berger E, Kadiri Z. 2024. Femmes oasiennes au Maroc : actrices de la survie des oasis. Cah. Agric. 33: 33. https://doi.org/10.1051/cagri/2024030

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Situation des zones d’étude.

Location of study areas.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Effets de la sécheresse sur un jnan dans l’oasis de Ternata.

Effects of drought on a jnan in the Ternata oasis.

Dans le texte

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