Issue
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Les systèmes agricoles des zones arides du Maghreb face aux changements : acteurs, territoires et nouvelles dynamiques / Farming systems in arid areas in the Maghreb facing changes: actors, territories and new dynamics. Coordonnateurs : Mohamed Taher Sraïri, Fatah Ameur, Insaf Mekki, Caroline Lejars
Article Number 32
Number of page(s) 10
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024029
Published online 07 November 2024

© S. El Aayadi et al., Hosted by EDP Sciences 2024

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1 Introduction

Les terres de parcours, englobant les zones forestières et les terres incultes, couvrent plus de 85 % de la superficie totale du Maroc. Plus de 97 % sont situées dans les zones arides et semi-arides des régions orientales, des zones présahariennes et sahariennes. L’élevage sur parcours constitue une source de revenus primordiale pour les populations locales. Ce mode d’élevage est considéré comme l’un des moyens les plus efficaces pour valoriser ces zones pastorales (Qarro et al., 2014 ; Harbouze et al., 2019). Depuis plusieurs décennies, les changements climatiques, tels que la récurrence des sécheresses empêchant les parcours de reconstituer leurs ressources sous une pression animale continue, ainsi que des facteurs socio-économiques et politiques, ont déstabilisé les systèmes de production caractérisant les sociétés pastorales et mis en péril leur durabilité.

Le pré-Sahara marocain du sud-est et plus précisément le Drâa moyen a constitué depuis fort longtemps une aire de nomadisme fréquentée par des tribus arabes et berbères, éleveurs de camelins et de petits ruminants, avec toutefois des particularités qui distinguent les unes des autres (Zainabi, 1989). La région est traversée par l’Oued Drâa autour duquel s’est installée une population sédentaire « les Qsouriens », dont la maîtrise de l’espace se limite généralement aux palmeraies. En revanche, les vastes étendues environnantes sont partagées entre plusieurs tribus nomades : les Aït Atta au nord, et les Aarib et les Aït M’hammed au sud. Historiquement, plusieurs facteurs sont intervenus pour imposer à une grande partie des nomades, notamment les Aït Atta, de changer de mode de vie et d’opter pour la sédentarisation. La chute de Tombouctou en 1894 et la disparition du commerce transsaharien suivie de la pénétration coloniale ont mis fin à la grande mobilité des tribus nomades (Abitbol, 1980). Cette situation a conduit à une transition vers la sédentarisation dans les oasis et à une restructuration de leur système d’élevage, passant ainsi d’une mobilité permanente à une fixation sur un territoire limité et d’un mode d’élevage à l’agriculture. Selon Hart et al. (1989), la plupart de ces éleveurs restent des transhumants, s’engageant dans des déplacements annuels entre les pâturages d’altitude du Haut Atlas central au printemps et les vallées méridionales au début de l’automne, avant l’arrivée des pluies et de la neige. Cette pratique de transhumance implique dès lors l’établissement de résidences permanentes et une activité agricole irriguée saisonnière souvent médiocre, limitée au fond des vallées. Actuellement, l’effet combiné des sécheresses successives et du surpâturage, accentué par la sédentarisation des pasteurs et l’extension des terres cultivées, ont accéléré les processus de dégradation de la végétation. On estime que plus des trois quarts des parcours sont moyennement à fortement dégradés (Bechchari et al., 2014 ; El Aayadi, 2022). Dans ce contexte, la société pastorale des Aït Atta se retrouve de nouveau confrontée à un bouleversement auquel elle doit s’adapter.

Nous faisons l’hypothèse que la diminution des ressources fourragères et la tendance à la désertification favorisent la divergence du système d’élevage pastoral anciennement pratiqué vers différents nouveaux systèmes d’élevage plus sédentaires et tributaires de la supplémentation. Parallèlement, le changement des pratiques d’élevage est associé à l’évolution de l’occupation des terres de pâturage, soulevant ainsi des questions sur l’adéquation des stratégies des éleveurs par rapport à la dynamique de la végétation exploitée (El Aayadi et al., 2021). L’étude vise à analyser la diversité des pratiques d’élevage ovin et leur impact sur les ressources pastorales à travers : (i) l’analyse des changements spatio-temporels de la distribution et de l’utilisation des ressources pastorales au cours des quatre dernières décennies et (ii) la modélisation spatiale et la simulation de futurs scénarios d’occupation du sol pour refléter le manque ou la présence du critère de durabilité des ressources pastorales dans les stratégies d’adaptation employées.

2 Matériel et méthodes

2.1 Zone d’étude

L’étude a été menée dans la commune de M’Semrir, faisant partie de la province de Tinghir. Elle est située sur les versants sud-est des montagnes du Haut Atlas central. Les reliefs montagneux couvrent les deux tiers de sa superficie totale, qui s’élève à 416 km2, avec des altitudes qui dépassent 1950 m ; ce qui limite les superficies agricoles utilisables au bord des vallées (Fig. 1). Elle est caractérisée par un climat de type semi-aride, avec des températures très élevées en été (+ 40 °C) et basses en hiver (− 5 °C), une pluviométrie limitée et irrégulière dans le temps et dans l’espace : entre 90 mm au sud et 200 mm au nord et des chutes de neige localisées dans les hautes montagnes à partir de 1800 m (DRA Drâa-Tafilalet, 2016).

La commune de M’Semrir abrite 8600 habitants, principalement ruraux, répartis sur 16 villages regroupés en 3 chefferies : Oussikiss, Taâdadat et M’Semrir. Cette zone de montagne comporte de vastes superficies de parcours (plus de 50 % de la surface totale) et l’élevage extensif des petits ruminants fait donc partie des activités agricoles dominantes (DRA Drâa-Tafilalet, 2016).

thumbnail Fig. 1

Localisation et délimitation territoriale administrative de la commune de M’Semrir.

Location and administrative territorial delimitation of the commune of M’Semrir.

2.2 Collecte et traitement des données

2.2.1 Typologie des systèmes d’élevage ovin

L’objectif principal de cette étape était d’analyser la diversité des systèmes d’élevage ovin et des pratiques mises en œuvre, ainsi que leurs spécificités en lien avec l’accès aux ressources pastorales. Parallèlement, nous avons cherché à identifier les obstacles et les motivations propres à chaque éleveur.

La méthodologie adoptée repose sur des ateliers participatifs (2) ainsi que sur des entretiens semi-directifs menés avec 28 éleveurs, entre mars et avril 2022, sélectionnés à travers un échantillonnage en boule de neige. Ils ont été réalisés en arabe et ont duré chacun entre 2 h et 2 h 30.

Les données collectées ont également inclus les ressources alimentaires exploitées pendant la campagne agricole 2020–2021, l’évolution de la mobilité du troupeau et sa configuration, les changements observés dans les parcours et dans leur utilisation ainsi que la structure du ménage et les sources de revenus des éleveurs.

La base de données ainsi construite a permis de réaliser une typologie des systèmes d’élevage ovin en utilisant une analyse factorielle des données mixtes (AFDM), suivie d’une classification ascendante hiérarchique en composantes principales (CAHCP). Les variables sélectionnées pour les analyses multidimensionnelles sont : la localisation (chefferie et douar), les caractéristiques des ménages (présence de main-d’œuvre familiale, participation de la femme à la transhumance), l’accès au foncier (statut juridique, superficies), la composition du troupeau (effectifs et types génétiques) et les pratiques d’élevage (modalités de mobilité, recrutement ou non d’un berger salarié, etc.).

2.2.2 Analyse spatio-temporelle de l’évolution de la couverture du sol

Cette étape visait à générer des cartes d’occupation du sol pour analyser l’impact du changement climatique et des stratégies d’adaptation des éleveurs sur le couvert végétal au cours des quatre dernières décennies. Ces cartes ont ensuite servi de variables d’entrée pour la prochaine étape, qui consistait à simuler l’évolution prévue de ces impacts sur le couvert végétal.

Pour ce faire, des images satellitaires multi-temporelles couvrant la période de 1985 à 2020 avec des intervalles d’environ 15 ans ont été utilisées pour classifier la zone d’étude en différentes classes d’occupation du sol. Ces images, obtenues à partir de bases de données géographiques open source, ont d’abord subi un prétraitement basé sur l’analyse de la composante principale standardisée (ACP) afin d’améliorer la performance de l’algorithme de classification non supervisée ultérieurement appliqué (Liu et al., 2015).

En utilisant le plugin de classification semi-automatique (SCP) disponible sur QGIS, une classification spectrale a été réalisée en utilisant l’algorithme de partitionnement en K-moyennes (K-means) combiné avec la technique de mesure de similarité appelée Spectral Angle Mapper (SAM). Cette méthode a permis d’identifier sept classes spectrales d’occupation du sol qui ont ensuite été regroupées en quatre catégories physiques distinctes (Tab. 1). Ces catégories ont été visualisées sur le terrain et confirmées à l’aide d’images historiques de haute résolution provenant de Google Earth Pro (Ren et al., 2020).

Afin d’évaluer l’exactitude de la classification cartographique par rapport à la réalité du terrain, nous avons utilisé le test statistique du « Kappa de Cohen ». Ce test a été effectué sur 100 points de contrôle répartis de manière aléatoire et équitable à travers les quatre classes de la zone d’étude (Bergeri et al., 2002). L’objectif était de mesurer la concordance entre la classification obtenue et les observations sur le terrain, en particulier pour l’année 2020.

Enfin, pour mesurer l’ampleur des changements interannuels survenus à l’échelle spatiale, nous avons utilisé l’équation (1) pour calculer le taux de variation annuel par classe (TAC) :

TAC=SfSiSi*t*100(1)

Où Sf et Si sont respectivement, la superficie occupée par une classe donnée entre l’année cible et l’année de référence, et t l’intervalle temporel (en années) entre les deux dates choisies.

Tableau 1

Identification des quatre catégories de classes d’occupation du sol.

Identification of the four categories of land cover classes.

2.2.3 Simulation et prédiction de l’évolution des ressources végétales

Cette étape de l’étude a pour but de simuler les changements futurs dans l’occupation du sol jusqu’en 2030 et d’évaluer l’intensité de ces modifications dans la zone d’étude. Cette simulation prend en compte le fait que les changements dans la distribution spatiale des ressources naturelles sont étroitement liés à des variables géographiques, socio-économiques et politiques. Pour ce faire, nous avons utilisé un modèle d’apprentissage automatique basé sur des réseaux de neurones artificiels, suivant l’approche d’automate cellulaire (CA-ANN) (Sajan et al., 2022).

Le modèle repose sur des cartes d’occupation du sol issues de deux années distinctes (t1 et t2), qui servent de base pour modéliser les changements survenus durant l’intervalle entre ces deux dates (δ = t2 − t1). En intégrant également la carte la plus récente (t2) comme point de départ, le modèle permet de simuler le scénario d’occupation du sol à une date future (= t2 + δ).

En plus des paramètres d’entrée, quatre variables spatiales ont été intégrées pour calibrer le modèle et améliorer sa précision : l’élévation, l’inclinaison du terrain, ainsi que la proximité des routes et des sources d’eau. Les limites administratives et le réseau routier de la zone d’étude ont été obtenus à partir de la base de données OpenStreetMap (OSM), offrant des informations détaillées sur les infrastructures (OpenStreetMap Foundation, 2022). Le modèle numérique de terrain (MNT), crucial pour évaluer la topographie, a été fourni par la NASA et repose sur la version améliorée de la Mission Radar pour la Topographie de la Navette Spatiale « STRM plus » (NASA, 2022). De plus, le modèle numérique des pentes (MNP), qui représente l’inclinaison fonctionnelle du sol à chaque point de la zone d’étude, a été dérivé du MNT. Par ailleurs, les facteurs socio-économiques, tels que la distance aux cours d’eau et aux routes, ont été estimés à l’aide de la méthode de la distance euclidienne dans QGIS 3.4.14 (QGIS Development Team, 2019). Toutes ces données spatiales ont été projetées selon le système de référence de coordonnées WGS 84 / UTM zone 29N (EPSG : 32629).

La simulation a été réalisée à l’aide du plugin Molusce (Modules for Land Use Change Simulations) dans QGIS 2.8.4 (MOLUSCE Development Team, 2015). Tout d’abord, un modèle de simulation a été développé en se basant sur deux cartes d’occupation du sol générées pour les années 1985 et 2000. Ces cartes ont été utilisées comme paramètres d’entrée pour simuler une carte d’occupation du sol pour l’année 2015. Ensuite, la simulation a été validée en utilisant le test statistique « Kappa standard ». Une matrice de confusion a été créée pour confronter la carte de l’année 2015 résultant du modèle de simulation avec la carte de la même année générée par une classification non supervisée, qui sert de référence. Une fois le modèle validé, il a été utilisé pour simuler et prédire une carte d’occupation du sol pour l’année 2030 (Kamaraj et Rangarajan, 2022). La méthodologie complète utilisée dans cette étude est présentée dans la Figure 2.

thumbnail Fig. 2

Diagramme de flux de travail méthodologique.

Methodological workflow chart.

3 Résultats

3.1 Typologie des systèmes d’élevage

Les éleveurs interrogés ont tous cité les sécheresses intenses répétitives comme la principale cause des changements observés dans les pâturages, se manifestant par : (i) une dégradation accentuée de la végétation, en particulier autour des lieux de sédentarisation, avec une augmentation du sol nu et des pierres ; (ii) la disparition progressive de certaines espèces appétentes et l’expansion d’espèces non appétentes ; et (iii) la détérioration des ressources en eau, se traduisant par une réduction du débit des rivières, imposant des restrictions à l’irrigation et des contraintes pour l’abreuvement des animaux. En réponse à ces défis, de nouvelles pratiques d’élevage se sont développées pour s’adapter aux conditions climatiques changeantes.

L’AFDM et la CAHCP ont permis de distinguer trois types d’élevage (Fig. 3). L’axe 1 du plan d’AFDM explique 30,3 % de la variabilité totale ; il oppose les élevages pratiquant une mobilité obligatoire hivernale et estivale aux élevages sédentaires pratiquant un pâturage journalier. L’axe 2 explique 25,1 % de la variabilité totale et oppose les éleveurs ayant de grandes SAU (supérieures à 1000 m2) et élevant des ovins de race D’man à ceux ayant de petites superficies et peu ou pas d’ovins de race D’man. Les éleveurs pratiquant une transhumance occasionnelle se situent au centre du plan. La CAHCP a permis de distinguer 3 grands types d’élevage, décrits ci-après (Tab. 2).

Le premier système d’élevage concerne les éleveurs sédentaires (4 éleveurs) répartis dans toutes les chefferies de la commune de M’Semrir. Caractérisés par des effectifs réduits de cheptel, estimés en moyenne à 11 brebis Tirehaline et 4 brebis D’man, ces éleveurs ne pratiquent pas la transhumance. Durant la période hivernale (de septembre à avril), la quasi-totalité des éleveurs garde leur cheptel confiné, sans accès aux pâturages. En été (de mai à septembre), ils optent pour un pâturage quotidien sur les parcours de proximité. Une complémentation alimentaire est assurée toute l’année (chez trois éleveurs), comprenant des concentrés tels que le maïs grain, l’orge grain, le son de blé et la pulpe sèche de betterave, couvrant entre 10 et 48 % des besoins du cheptel. Les fourrages, incluant la paille de blé, la luzerne et le ray-grass anglais sous forme verte et en foin, couvrent quant à eux entre 51 et 87 % des besoins du cheptel.

Le deuxième système d’élevage concerne les transhumants occasionnels (22 éleveurs) avec un effectif de cheptel modéré, estimé en moyenne à 90 brebis Tirehaline et 3 brebis D’man, et présents dans toutes les chefferies de la commune de M’Semrir. Pendant la période estivale, seuls 64 % des éleveurs de ce système pratiquent la transhumance, tandis que les autres préfèrent un pâturage quotidien à proximité de la commune. La transhumance estivale se déroule à pied vers des terres collectives non tribales de Zaouiat Ahensal à l’ouest, pour une durée de quatre mois. Environ 44 % des transhumants choisissent d’y rester également pendant une partie de la période hivernale en raison de la qualité et de la richesse de ses parcours (aux dires des éleveurs). Pour la transhumance hivernale, seuls 41 % des éleveurs la pratiquent encore (pour une durée inférieure à 7 mois), tandis que les autres optent pour un pâturage quotidien à proximité de la commune de M’Semrir. Chez 95 % des éleveurs pratiquant ce système d’élevage, les parcours représentent la principale ressource alimentaire des troupeaux, couvrant jusqu’à 72 % de leurs besoins. Le reste des besoins est couvert par une complémentation non systématique des animaux, composée de concentrés (l’orge grain et le son de blé), et parfois de fourrages (la luzerne et le ray-grass en vert ou en foin).

Le troisième système d’élevage est composé de transhumants permanents (2 éleveurs), tous originaires de la chefferie d’Oussikiss. Tous ces éleveurs pratiquent encore la transhumance hivernale et estivale, en valorisant fortement les parcours pour l’alimentation de leurs troupeaux de race Tirehaline (140 têtes en moyenne), couvrant ainsi jusqu’à 75 % de leurs besoins. Leur mobilité hivernale s’étend vers des terres collectives non tribales plus éloignées (région de Souss-Massa), nécessitant un déplacement en camion, pour une durée moyenne de sept mois. En ce qui concerne la transhumance estivale, la portée de la mobilité des éleveurs n’a pas changé. Ils continuent de transhumer vers des terres collectives non tribales de Zaouiat Ahensal pendant environ cinq mois, mais le déplacement se fait désormais en camion en raison de l’éloignement dû à l’extension de la mobilité hivernale.

thumbnail Fig. 3

Projection des éleveurs interrogés sur le plan factoriel (1 et 2) d’AFDM.

Projection of herders on the factorial map (1.2).

Tableau 2

Caractéristiques des trois systèmes d’élevage identifiés.

Characteristics of the three identified livestock systems.

3.2 Contraintes des systèmes d’élevage identifiés

3.2.1 Contraintes socio-économiques

Les résultats des enquêtes ont permis de renseigner les facteurs socio-économiques renforcés par des politiques publiques locales qui expliquent la tendance vers laquelle se dirige l’activité de l’élevage dans son ensemble.

Dans le premier système d’élevage, où tous les éleveurs se sont sédentarisés, le chef de famille, avec l’aide de sa femme et parfois de ses filles, prend en charge tous les travaux de l’exploitation. Ainsi, les parents encouragent leurs fils à poursuivre leurs études plutôt que de se lancer dans des métiers difficiles tels que l’agriculture ou l’élevage.

Dans le deuxième système d’élevage, qui concerne les transhumants occasionnels, on observe une forte contribution de la main-d’œuvre familiale aux activités de l’exploitation. La relève assurée par les fils des éleveurs (âgés en moyenne de 65 ans) a permis de garantir la viabilité de ce système. On constate que 71 % des éleveurs transhumants ont au moins un fils impliqué dans la transhumance, tandis que 41 % des éleveurs ont au moins un fils s’occupant des parcelles en leur absence. Par ailleurs, 71 % des éleveurs ont au moins un fils qui émigre et 25 % d’entre eux ont au moins un fils diplômé ou poursuivant ses études. Malgré le désintérêt de certains fils pour les activités agricoles, ils contribuent à la création de sources de revenus (extra-agricoles) qui alimentent la trésorerie de ce système d’élevage. Enfin, seuls 25 % des éleveurs transhumants occasionnels sont accompagnés de leur femme, car la majorité des éleveurs sont âgés et délèguent ce travail à l’un de leurs fils.

Concernant le troisième système d’élevage, composé des éleveurs transhumants permanents avec de grands troupeaux nécessitant une main-d’œuvre importante, on observe une dynamique particulière. Dans la majorité des cas, l’éleveur transhume seul, confiant à sa femme la responsabilité de s’occuper du cheptel ovin sédentaire (quelques brebis D’man) et de prendre soin des enfants en assurant leur scolarisation. Les fils, quant à eux, se désintéressent des activités agricoles en raison de la perception sociale négative associée à ce type de métier. Tous les éleveurs de ce système ont au moins un fils émigrant qui s’engage dans une activité non agricole, poursuit ses études ou occupe un poste qualifié. Par conséquent, les éleveurs transhumants incapables de recruter un berger se soutiennent mutuellement en prenant temporairement en charge les troupeaux les uns des autres. Cela permet à chaque éleveur de se déplacer pour s’occuper de la culture et de la récolte de ses terres agricoles, voire de recruter et de gérer la main-d’œuvre pour ces tâches.

3.2.2 Contraintes climatiques et évolution des ressources naturelles

La classification non supervisée par la méthode de partitionnement « K-means » améliorée, pour les périodes 1985, 2000, 2015, 2020 a permis d’identifier quatre catégories de classes d’occupation du sol. Le pourcentage d’exactitude « Coefficient Kappa de Cohen » calculé est de 63 %, permettant de considérer que ces cartes représentent bien la réalité du terrain (Fig. 4).

L’approche CA-ANN utilisée pour la simulation du modèle de transition spatiale des quatre catégories de classes identifiées a permis de prédire la carte d’occupation du sol pour l’année 2030 avec des pourcentages d’exactitude et de précision respectifs de 56 et 80 %, jugés acceptables.

L’analyse des changements survenus au niveau de la zone à l’échelle du couvert végétal permet d’affirmer que les deux systèmes d’élevages sédentaires et semi-transhumants ont un grand impact sur la distribution des ressources pastorales (Fig. 5).

En analysant les changements observés durant la période de 1985 à 2020 (Fig. 4 et 5), on remarque une tendance au dessèchement graduel des cours d’eau secondaires localisés dans les hautes altitudes, avec une baisse de 0,8 % par an. L’effet de la sécheresse et la pénurie d’eau d’une part, combinées à la sédentarisation des éleveurs durant les périodes de soudure, d’autre part, ont favorisé l’exploitation des ressources pastorales de basse altitude, situées à proximité des rivières et des zones habitées. En contrepartie, la réduction progressive de la taille du cheptel et le désistement envers le déplacement vers les parcours de hautes altitudes (aux dires des éleveurs) a contribué à la régénération du couvert de ces zones, d’où l’augmentation de la part de la végétation clairsemée, inexploitée, avec un taux de variation annuel de 0,2 %.

Après avoir analysé l’évolution du couvert végétal de 2020 à 2030, il est observé que l’effet cumulatif et récurrent de la sécheresse et de la sédentarisation contribue à une surexploitation des pâturages de proximité, ce qui entraîne finalement des dommages irréversibles à ces zones.

thumbnail Fig. 4

Carte d’occupation du sol pour les années 1985, 2000, 2015 et 2020.

Land cover maps for 1985, 2000, 2015 and 2020.

thumbnail Fig. 5

Transition des classes d’occupation du sol pour la période 1985–2030 avec le taux de variation annuel par classe (TAC).

Land cover classes transition for 1985–2030 and annual rate of change per class (ARC).

4 Discussion

4.1 Évolution des systèmes d’élevage

Les changements climatiques constituent une menace sérieuse pour les ressources pastorales, entraînant une diminution de la biomasse et la dégradation des terres de pâturage. À l’instar de ce qui a été rapporté par El Aayadi et al. (2021) dans le Haut Atlas central et Boughalmi et al. (2015) dans le Moyen Atlas oriental, les éleveurs interrogés ont tous observé les conséquences néfastes des changements climatiques, notamment une irrégularité des précipitations, une insuffisance des ressources en eau et une détérioration de la végétation et de la faune.

La récurrence de la sécheresse a conduit les éleveurs à diversifier leurs sources de revenus, entraînant une transformation du système d’élevage pastoral vers des formes de plus en plus sédentaires, comme l’ont déjà rapporté El Aayadi et al. (2020) dans le Haut Atlas central. En effet, nous avons identifié une diversité de systèmes d’élevage dans la commune de M’Semrir : la majorité des éleveurs ont choisi de pratiquer la transhumance de manière occasionnelle en fonction de la disponibilité de l’herbe dans les pâturages habituels, tandis que d’autres ont opté pour une transhumance permanente, explorant chaque année des parcours lointains pour trouver des ressources fourragères adéquates. D’autres encore ont fait le choix de se sédentariser en réduisant l’effectif de leurs troupeaux en raison de contraintes telles que le manque de main-d’œuvre familiale ou externe et la rentabilité limitée de l’élevage (charges élevées liées à l’alimentation, à l’abreuvement, au déplacement et aux soins vétérinaires). Afin de maintenir la viabilité de l’élevage, ces éleveurs s’orientent vers la pratique de cultures de rente comme le pommier, ainsi qu’à l’association polyculture-élevage dans le but de supporter les charges résultant de la sédentarisation de l’élevage (Bechchari et al., 2014).

4.2 Évaluation des contraintes de l’élevage et des stratégies d’adaptation

L’évaluation des contraintes de l’élevage et des stratégies d’adaptation identifiées met en évidence les défis auxquels sont confrontés les éleveurs face aux changements climatiques. Parmi ces défis, l’introduction officielle de la race ovine sédentaire D’man dans le cadre du projet de développement rural dans le Tafilalet et la vallée du Dadès en 2005 a joué un rôle majeur dans la réorganisation du travail au sein des ménages ruraux (DRA Drâa-Tafilalet, 2016). Cette introduction a encouragé l’insertion des femmes rurales dans le monde du travail, mais a également entraîné la réaffectation de la main-d’œuvre familiale. Ainsi, les femmes se sont retrouvées chargées de l’affouragement du cheptel sédentaire plutôt que d’accompagner les éleveurs pendant la transhumance. Cette fragmentation du ménage, où le mari est en déplacement dans les pâturages lointains tandis que la femme s’occupe des races non adaptées à la transhumance, a engendré des répercussions financières sur l’éleveur transhumant, en augmentant les dépenses de la vie courante. Cependant, cette fragmentation présente également des aspects positifs, notamment les revenus complémentaires issus de l’élevage sédentaire, avec les naissances multiples de la race D’man, ainsi que de l’élevage transhumant, grâce à la diversification des activités visant à minimiser les risques.

De plus, l’élevage des races sédentaires non adaptées aux contraintes du pâturage et de la montagne (altitudes élevées, terrains pentus et accidentés, etc.) a augmenté la dépendance des éleveurs aux aliments achetés dont les prix ne cessent d’augmenter (Jemaa et al., 2016 ; El Aayadi et al., 2020). De ce fait, certains éleveurs pratiquent « le zéro pâturage », consistant à faucher l’herbe des parcours et à la distribuer aux animaux en stabulation. Cette pratique a entraîné l’arrachage de certaines espèces végétales pérennes, provoquant ainsi une diminution irréversible de la biomasse de ces espèces.

Parallèlement, les fils des éleveurs préfèrent poursuivre leurs études ou travailler dans des domaines éloignés de l’élevage et de l’agriculture, plutôt que de prendre la relève de leurs aînés pendant la transhumance. Ce désintérêt des jeunes générations, combiné à la rareté de la main-d’œuvre qualifiée et à la dégradation des parcours, semble avoir un impact significatif sur la perception des ménages envers l’activité de transhumance, compromettant ainsi sa continuité et les services écosystémiques qui lui sont liés, comme l’ont déjà rapporté Bourbouze (1999) et Srour (2006).

Face à ces réalités, de nouveaux systèmes d’élevage ont émergé, notamment le système sédentaire et celui de la transhumance occasionnelle. Toutefois, dans un contexte de changement climatique caractérisé par la sécheresse et par des hivers rigoureux, ces modes de sédentarisation permanente ou saisonnière ont contraint les éleveurs à se tourner vers les ressources fourragères des parcours de proximité. Cette évolution a eu un impact sur la répartition spatio-temporelle des ressources pastorales (entre 1985 et 2020), favorisant la régénération du couvert végétal dans les parcours éloignés, non exploités, au détriment de ceux situés à proximité, surexploités.

Bien que le système de transhumance permanente semble être le plus adéquat en matière de préservation des ressources pastorales locales, grâce à l’exploration de nouveaux parcours éloignés, la contrainte hydrique pose un problème majeur pour la continuité de ce système. En effet, les transhumants de la commune de M’Semrir peuvent bénéficier du droit de pâturage sur des terres non tribales, mais ils ne sont pas autorisés à creuser des puits ou à utiliser ceux qui sont déjà utilisés par la tribu locale. Cela entraîne des charges supplémentaires liées à l’abreuvement qui s’ajoutent à celles du transport du cheptel et de la complémentation alimentaire. Ces constatations mettent en évidence l’importance de penser à des stratégies d’adaptation à caractère durable pour préserver les ressources pastorales exploitées, tout en assurant la rentabilité de l’élevage pastoral, surtout dans un contexte de changements climatiques.

4.3 Avenir de l’activité pastorale

La modélisation de la distribution des ressources naturelles pour l’année 2030 et l’analyse de leur évolution révèlent que les stratégies d’adaptation actuelles ne tiennent pas suffisamment compte du critère de durabilité des ressources pastorales. Il est donc nécessaire de trouver des solutions qui permettent de rendre l’élevage rentable, afin que les éleveurs puissent supporter les charges supplémentaires liées à l’exploitation de parcours éloignés en bon état et éviter le surpâturage. De plus, il est important d’encourager la relève des fils d’éleveurs en améliorant le statut socio-économique de cette activité (Boughalmi et al., 2015).

Dans notre perspective, la création et l’intégration des éleveurs transhumants au sein de coopératives d’élevage semble être une approche prometteuse. En regroupant leur capital, les éleveurs peuvent mutualiser les risques et les charges. Les coopératives peuvent prendre en charge le recrutement de bergers salariés, la planification des itinéraires de transhumance, la commercialisation des produits de l’élevage, ainsi que la création et la gestion d’un fonds d’épargne pour assurer une autonomie financière. Cela permettrait de favoriser la transition des éleveurs vers un système de transhumance permanente, tout en assurant une gestion plus orientée vers la rentabilité et la réalisation de profits.

Cependant, les éleveurs se trouvent souvent confrontés à des difficultés pour prédire les tendances climatiques et prendre des décisions éclairées concernant les zones de pâturage. Par conséquent, cette approche nécessite l’inclusion et l’assistance technique des services agricoles (Office national du conseil agricole, Office régional de mise en valeur agricole, etc.). Grâce aux avancées technologiques, telles que la télédétection et le traitement des images satellitaires, il est désormais possible de détecter et de prédire les sites de pâturage offrant une importante ressource fourragère. Les techniciens des services agricoles peuvent collaborer avec les associations d’éleveurs pour définir des itinéraires de transhumance compatibles avec les moyens financiers de chaque association, les contraintes sociales, l’offre fourragère et la charge animale. Cette approche contribuerait à changer la perception traditionnelle des éleveurs en tant qu’utilisateurs des terres collectives ou « dégradeurs » des ressources naturelles, et à les considérer dorénavant comme des acteurs des politiques publiques en matière d’aménagement et de développement rural intégré. De plus, cela créerait des opportunités d’emploi dans le secteur de la logistique liée à l’activité d’élevage (transport d’eau, d’aliment ou du cheptel), ce qui contribuerait à l’insertion des jeunes et à la prévention de leur émigration.

Des politiques publiques ont été mises en place pour atténuer les effets des changements climatiques sur l’activité d’élevage, notamment à travers un programme national de réduction de l’impact du déficit pluviométrique et des effets de conjoncture (PRIDPEC). Ce programme comprend plusieurs composantes, telles que le soutien à la filière animale et la préservation du cheptel. Plusieurs actions ont été entreprises dans le cadre de ce programme, à savoir : la distribution d’orge subventionnée, l’aménagement des parcours, la création de points d’eau, la distribution de citernes d’eau souples et tractées, etc. (MAPMDREF, 2023). Néanmoins, des politiques et des mesures de soutien supplémentaires doivent être considérées, cette fois-ci pour aider les éleveurs à adopter des pratiques durables et résilientes, favorisant ainsi la pérennité de l’élevage pastoral dans les régions montagneuses.

5 Conclusion

Dans la commune de M’Semrir, comme dans la majorité des zones de haute montagne du Maroc, les parcours jouent un rôle crucial dans l’alimentation des petits ruminants, et leur exploitation dépend de la mobilité des troupeaux et des éleveurs. Cependant, en raison de la détérioration des pâturages, de la rareté de la main-d’œuvre et du désintérêt des jeunes générations, les éleveurs ont été contraints de diversifier leurs sources de revenus. Cette situation a progressivement transformé le système d’élevage pastoral traditionnel, qui était autrefois prédominant dans la région, en des pratiques plus sédentaires axées sur les cultures de rente. En examinant l’évolution des systèmes d’élevage ovin, nous avons constaté une grande diversité de stratégies d’adaptation face aux changements climatiques, socio-économiques et politiques. Cela va de la transhumance occasionnelle et de la complémentation en période de soudure à la transhumance permanente vers des parcours éloignés, ainsi qu’à la sédentarisation accompagnée d’une réduction des troupeaux.

L’analyse du changement spatio-temporel des ressources hydriques et végétales dans la zone d’étude a permis d’étudier l’impact des stratégies d’adaptation des éleveurs aux changements climatiques sur la composante pastorale. L’effet combiné de la sécheresse et de la sédentarisation exacerbe les difficultés associées au maintien de l’activité d’élevage pastorale et menace la préservation de l’environnement.

La simulation et la prédiction des scénarios de changement dans la distribution des ressources naturelles sont des outils puissants pour évaluer et prévoir le succès ou l’échec des politiques de développement durable à l’échelle communale. Dans cette étude, le modèle de simulation a été développé en se basant sur des cartes historiques d’occupation du sol et a été calibré en utilisant des variables spatiales. Mais il serait souhaitable d’intégrer également des variables socio-économiques comme le taux d’accroissement démographique et l’évolution de l’effectif du cheptel détenu, afin d’améliorer la pertinence du modèle et son adéquation à la réalité du terrain.

Remerciements

L’étude a été menée dans le cadre du projet Massire, portant sur les innovations et les dynamiques rurales dans les zones sud du Maghreb, et financé par le FIDA et les institutions partenaires.

Références

Citation de l’article : El Aayadi S, El Hafid B, Maatala N, Bekkar Y, Bounadi I, Julien L. 2024. Adaptation des systèmes d’élevage ovin aux changements climatiques : impacts sur la composante pastorale dans le Haut Atlas central du Maroc. Cah. Agric. 33: 32. https://doi.org/10.1051/cagri/2024029

Liste des tableaux

Tableau 1

Identification des quatre catégories de classes d’occupation du sol.

Identification of the four categories of land cover classes.

Tableau 2

Caractéristiques des trois systèmes d’élevage identifiés.

Characteristics of the three identified livestock systems.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Localisation et délimitation territoriale administrative de la commune de M’Semrir.

Location and administrative territorial delimitation of the commune of M’Semrir.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Diagramme de flux de travail méthodologique.

Methodological workflow chart.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Projection des éleveurs interrogés sur le plan factoriel (1 et 2) d’AFDM.

Projection of herders on the factorial map (1.2).

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Carte d’occupation du sol pour les années 1985, 2000, 2015 et 2020.

Land cover maps for 1985, 2000, 2015 and 2020.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Transition des classes d’occupation du sol pour la période 1985–2030 avec le taux de variation annuel par classe (TAC).

Land cover classes transition for 1985–2030 and annual rate of change per class (ARC).

Dans le texte

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