Open Access
Numéro
Cah. Agric.
Volume 29, 2020
Numéro d'article 31
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2020029
Publié en ligne 4 novembre 2020

© E. Sabourin et al., Hosted by EDP Sciences 2020

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Le Brésil a été, à partir des années 2000, pionnier en matière d’expérimentation de politiques spécifiques pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle, l’appui aux agricultures familiales, aux communautés indigènes et quilombola (descendants d’esclaves), la gestion des ressources naturelles, la lutte contre la déforestation ou le développement territorial (Sabourin et Grisa, 2018). Cependant, depuis 2016, suite à la destitution de la présidente Dilma Rousseff, on assiste à une forte régression de ces politiques publiques. Comment interpréter cet abandon de politiques emblématiques ? Peut-on parler de retour en arrière, de démantèlement ?

Cet article tente de répondre avec un recul de quelques années à ces questions, en mobilisant l’examen de plusieurs volets des politiques rurales : le foncier, l’agriculture familiale, le développement territorial rural, l’agroécologie et l’environnement. L’analyse est construite à partir d’un référentiel théorique qui mobilise l’approche du démantèlement de politiques publiques (Bauer et al., 2013). La méthode associe l’analyse documentaire des textes officiels, les statistiques portant sur les budgets et des entretiens auprès de décideurs et gestionnaires de ces politiques conduits dans le cadre de recherches initiées depuis 2012 par l’Observatoire des politiques publiques agricoles (OPPA, http://oppa.net.br), le réseau Politiques publiques et développement rural en Amérique latine (PP-AL, www.pp-al.org) ou individuellement par les auteurs.

La période étudiée correspond à une partie du gouvernement Roussef (2011–2014 et 2015–2016), mais surtout à ceux de Temer (2016–2018) et Bolsonaro (depuis 2019), qui correspondent à une suite de moments de crise et de ruptures, tant sur le plan économique que politique et social. Certes, même si durant les deux gouvernements Lula da Silva (2003–2011) toutes les politiques évoquées ne donnaient pas toujours satisfaction à leurs bénéficiaires et ont reçu des évaluations critiques (Abessa et al., 2019 ; Sauer, 2019 ; Delgado et Bergamasco, 2017), il s’est agi d’une période de renforcement d’instruments antérieurs (foncier, réforme agraire, environnement), d’innovation et de création de nouveaux outils participatifs, en particulier en matière de développement rural et territorial, d’agriculture familiale, de communautés et peuples autochtones et de gestion des ressources naturelles (Grisa et Schneider, 2015).

Les principaux résultats montrent une fragilité institutionnelle, y compris dans le cas de politiques faisant l’objet de lois (environnement, agriculture familiale, sécurité alimentaire) ou inscrites dans la constitution fédérale brésilienne (réforme agraire). Les transformations observées suggèrent l’intégration de différentes stratégies de démantèlement des politiques publiques, surtout depuis 2019 (Bauer et al., 2013). Ces mécanismes sont particulièrement mis en œuvre dans le cadre conservateur et belligérant du gouvernement Bolsonaro), dont la base politique répond positivement à la destruction des dispositifs de régulation de l’État.

2 Quelles théories pour analyser la fin des politiques publiques ?

Le thème de la fin ou de la rupture des politiques publiques est relativement peu étudié. Certes, il existe des travaux sur le changement en politique d’un point de vue général (Gaudin, 1998 ; John, 2015) et les auteurs institutionnalistes associaient déjà la régression du welfare state et des politiques sociales à des changements de trajectoires sur le temps long (Pierson, 1994). Les notions de rupture et de moments critiques ont été mobilisées par la théorie institutionnelle, en particulier pour traiter du poids des décisions antérieures ou de la dépendance au sentier (Mahoney, 2001).

Plus récemment, l’analyse a porté sur l’orientation spécifique de ces changements (réduction ou suppression). Bauer et al. (2013) montrent comment des acteurs sociaux, en particulier des décideurs politiques, évaluent les coûts et bénéfices de décisions « radicales » en termes de modification des opportunités et résultats politiques dans l’opinion. Cette littérature sur le démantèlement des politiques examine pourquoi des responsables gouvernementaux optent délibérément pour la suppression d’une politique (Bauer et al., 2013). Leur réflexion porte sur la nature de la politique qui provoque la diminution du nombre de mesures dans un secteur donné et la réduction du nombre ou de l’intensité des instruments et des ressources. Il peut s’agir de transformations des éléments centraux d’une politique, de la manipulation ou de l’instrumentalisation des capacités de mise en œuvre et d’accompagnement (coupures ou réductions budgétaires, suppression d’instruments ou d’espaces de négociation), ou encore d’extinction de la politique.

La décision du démantèlement est interprétée en fonction de la perception d’un bénéfice politique. Le coût politique serait moindre que dans le cas de la poursuite d’une politique donnée. Par ailleurs, divers facteurs peuvent provoquer un moment critique et conduire à la fin d’une politique publique, qu’ils soient externes (crise financière internationale) ou domestiques : des « temps politiques », comme ceux des élections, durant lesquels on évite de supprimer des politiques contre l’opinion des électeurs (Bauer et al., 2013).

Bauer et al. (2013) identifient quatre principales stratégies de démantèlement des politiques, qui diffèrent selon un gradient du processus, en particulier s’il est consciemment assumé ou bien si les décideurs politiques souhaitent cacher leurs actions et décisions. Premièrement, le « démantèlement par défaut » repose sur une réduction d’allocations budgétaires à faible visibilité et sur l’absence de toute décision pouvant alerter l’attention de l’opinion publique. Deuxièmement, le « démantèlement par changement d’arène » se réfère à la décision de déplacer une politique vers un autre cadre institutionnel, par exemple un autre niveau de gouvernement (décentralisation), des agences plus faibles ou un autre secteur où cette politique recevra une priorité moindre. Troisièmement, le « démantèlement par action symbolique » consiste à faire en sorte que toute intention de démantèlement soit clairement et directement attribuée aux décideurs politiques. Ainsi, les déclarations politiques ne conduisent pas nécessairement à des effets et résultats, mais restent symboliques. Ce type de stratégie peut être le résultat de fortes contraintes institutionnelles ou de l’hétérogénéité des préférences des acteurs politiques. Enfin, la stratégie la plus directe est le « démantèlement actif », qui affiche une grande visibilité avec une forte préférence pour la suppression d’une politique. Un tel démantèlement peut être gratifiant pour les décideurs politiques en raison de demandes fortes ou de positions idéologiques. Ce mouvement peut concerner un secteur précis, puis s’étendre à d’autres comme dans le cas des politiques sociales (Bauer et al., 2013).

3 La rupture politique et ses effets sur l’agriculture familiale

La réduction des ressources des politiques rurales et environnementales a été provoquée en partie par l’évolution du contexte économique régional et mondial, surtout en ce qui concerne la baisse du prix des commodities agricoles (Salama, 2014) ; par un éloignement partiel des gouvernements populaires du Parti des travailleurs (PT) de leurs bases sociales (Fuser, 2018) et par un affaiblissement progressif des mouvements sociaux (Fachin et Ricci, 2010). Par ailleurs, y compris durant la période administrée par le Parti des travailleurs et ses alliés, l’appui public à l’agriculture d’entreprise (agrobusiness) n’avait jamais été aussi important. Ainsi, même si les ressources pour l’agriculture familiale ont plus que décuplé entre 2003 et 2015 (de 2,3 à 28 milliards de reais), les ressources allouées à l’agro-industrie ont augmenté encore plus (de 27,1 à 187 milliards de réais) (Sauer et Mézsáros, 2017).

Durant les mandats de la Présidente Rousseff (2011–2016), les discours et les politiques fondés sur le príncipe de l’austérité fiscale avaient déjà réduit le champ d’action de divers instruments de politiques agraires et agricoles (Blyth, 2013). Cependant, à partir de sa destitution, en mai 2016, le gouvernement Temer a procédé à un mouvement articulé de toutes les stratégies possibles de démantèlement des politiques publiques liées à l’agriculture familiale. Le cas le plus emblématique de démantèlement par changement d’arène a été l’extinction du ministère du Développement agraire (MDA), dédié aux agriculteurs familiaux. Sur le plan symbolique et discursif, ce processus a cherché à homogénéiser le public cible, effaçant la diversité des zones rurales, et à traiter les différences entre catégories de producteurs uniquement du point de vue de la taille ou de l’échelle des exploitations. L’extinction du MDA devenait ainsi nécessaire, afin de procéder au rapprochement entre agriculture familiale et agrobusiness dans un modèle unique d’agriculture brésilienne (Niederle et al., 2019).

Un autre cas de démantèlement actif concerne le Conseil national de développement rural durable (CONDRAF). Cet espace de participation et de contrôle social, créé en 1999, réunissait des représentants du gouvernement et de la société civile pour débattre des politiques de développement rural du pays. Ce Conseil a joué un rôle central dans la construction des plans annuels de financement de l’agriculture familiale, dans la diversification et l’adaptation des politiques publiques et dans la promotion de la démocratie directe. Il a organisé les conférences nationales de développement rural durable et solidaire et les conférences nationales de l’assistance technique et vulgarisation agricole qui ont mobilisé des milliers de personnes pour discuter de ces instruments à différents niveaux de la fédération (Sabourin et Grisa, 2018). Dès le début du gouvernement Temer, un processus de démantèlement par défaut de cet espace de participation citoyenne, avec réduction forte du nombre de réunions, a précédé une décision de démantèlement actif : en juin 2019, le gouvernement Bolsonaro a finalement supprimé le CONDRAF et une centaine d’autres espaces de participation sociale (Lamine et al., 2019). Les arguments utilisés pour masquer ce processus de démantèlement actif de la démocratie brésilienne furent la nécessité de réduire les coûts financiers et l’influence idéologique sur la gestion publique (Avritzer, 2019).

Après la suppression du MDA en 2019, une partie de ses attributions et instruments a été transférée à d’autres ministères, alors que certaines politiques passaient par une période d’incertitude institutionnelle. Les institutions dédiées à l’agriculture familiale ont changé d’arène à plusieurs reprises : au départ, elles étaient liées au ministère du Développement social et agraire, plus tard à la Maison civile (équivalent de l’Intérieur). Elles sont réunies actuellement au Secrétariat de l’agriculture familiale et des coopératives, intégré au ministère de l’Agriculture (MAPA). À travers ces changements, on a procédé à la réaffectation, l’adaptation et la réduction de sa bureaucratie, ce qui implique des paralysies ou des retards pour nombre de programmes en cours et la perte de pouvoir politique et institutionnel de l’agriculture familiale.

4 La fin annoncée des politiques de développement territorial rural

Un des cas les plus représentatifs de démantèlement des politiques d’agriculture familiale est celui de la suppression du Secrétariat au développement territorial (SDT), créé en 2003, dans le cadre du MDA. Ce secrétariat avait pour objectif d’intégrer les actions publiques pour dynamiser les territoires économiquement fragiles. La priorité était de desservir les territoires qui avaient un faible accès aux services de base, de bas revenus et un manque de politiques intégrées et durables. Au départ, cela reposait essentiellement sur les actions du Programme national de développement durable des territoires ruraux (PRONAT), créé en 2005. Le potentiel de cette expérience a conduit le gouvernement à structurer, à partir de 2008, un programme plus complet, appelé Territoires de la citoyenneté (PTC), sous la coordination de la Maison civile et regroupant les actions de différents ministères y compris le MDA. En 2017, le PRONAT appuyait un total de 246 territoires, dont 120 du PTC, la plupart concentrés dans la région du Nord-Est (43 % du total).

L’un des aspects les plus innovants de cette politique a été la création des Conseils de développement territorial (CODETER), un espace supra-municipal et infra-étatique pour l’articulation et la négociation des acteurs sociaux et gouvernementaux (Delgado et Leite, 2011). Ces arènes étaient composées de représentants des trois niveaux de pouvoir public (fédéral, fédéré et municipal) et de la société civile de chaque territoire. Dans ce cadre, les instruments de design, de suivi et d’évaluation des projets fonctionnaient à partir de processus participatifs. Des indicateurs reflétant les aspirations et les attentes de la population servaient de base à la construction et à la mise en œuvre des Plans territoriaux de développement rural durable (PTDRS), étape qu’il pas toujours été possible de réaliser dans tous les territoires (Favareto, 2015 ; Cavalcanti et al., 2014).

Cette logique de développement territorial a pris un nouvel élan en 2010, lorsque le CONDRAF a approuvé la Politique de développement pour le Brésil rural (PDBR), qui proposait un projet de développement soutenu par l’inclusion sociale et productive « d’une zone rurale avec des gens ». L’idée d’une « plate-forme territoriale », servant de point d’ancrage et de stratégie de politique publique, a ainsi été reprise dans plusieurs politiques de lutte contre la pauvreté, comme le Plan Brésil sans misère (PBSM), coordonné par le ministère du Développement social. Le slogan du gouvernement Rousseff, lancé en 2011, «un pays riche est un pays sans pauvreté », orientait les efforts sur la lutte contre la pauvreté, non plus à travers le PTC, mais via le PBSM, devenu le vaisseau amiral du gouvernement. Cependant, paradoxalement, l’expansion de ce programme a fini par perturber celui du développement territorial, notamment le PTC, qui a souffert de l’interruption des transferts financiers et de la démobilisation des acteurs impliqués.

Fin 2012, le SDT a tenté de relancer ses propres programmes et son rôle antérieur de leader dans la gestion de ces politiques. Cela s’est traduit par le redimensionnement des actions, la recomposition des conseils et une ligne de financement des projets (Delgado et Leite, 2015). Au total, le SDT-MDA a financé 8134 projets entre 2003 et 2015, pour près de 2 milliards de reais courants (Brasil-MDA/SDT, 2016). Bien que cette ressource soit comparativement faible par rapport aux montants dédiés au crédit agricole pour l’agriculture familiale, elle a été pertinente dans la mesure où, contrairement au crédit, elle privilégiait les régions du Nord et du Nord-Est du pays, corroborant les objectifs de lutte contre la pauvreté rurale. Cependant, à partir de 2015, les politiques territoriales ont connu une forte baisse des ressources financières jusqu’à la fin du financement du PTC à partir de 2017 (Mattos, 2017). Cette rupture durant le gouvernement Temer (2016–2018) a coïncidé avec l’extinction déjà mentionnée du MDA et le transfert de ces activités à la Maison civile, au titre des politiques de développement « rural » et non plus « territorial ». Formellement, les programmes ont été maintenus, mais dans la pratique, ils ont été démantelés par défaut (manque absolu de ressources), ou par changement d’arène ou encore par la suite de façon active par la suppression des instances participatives.

5 Un coup aux politiques d’agroécologie, conseil agricole et sécurité alimentaire

Parmi l’ensemble des politiques pour l’agriculture familiale créées au cours des dernières décennies, la Politique nationale d’agroécologie et de production biologique (PNAPO) est l’une des plus récentes, instituée par le décret n° 7.794 de 2012. Ce retard est lié aux caractéristiques propres de la PNAPO qui, comme le PTC, proposait une stratégie d’action publique large afin de coordonner et d’adapter des actions qui existaient déjà de façon isolée dans plusieurs secrétariats ou ministères. La PNAPO entendait promouvoir une intégration intersectorielle des politiques publiques à travers la Commission nationale pour l’agroécologie et la production biologique (CNAPO), formée de représentants du gouvernement et de la société civile, et la Chambre interministérielle d’agroécologie et de production biologique (CIAPO), composée de représentants de dix ministères. Leurs propositions ont permis de construire le Plan national d’agroécologie et d’agriculture biologique (PLANAPO), qui constituait le principal instrument de mise en œuvre de la PNAPO.

La gamme d’instruments proposée par le Planapo I (2013–2015) comprenait 125 actions de 12 ministères. D’une part, cette ampleur a permis à pratiquement tous les groupes sociaux impliqués de participer d’une politique unique, des communautés autochtones avec leurs systèmes agricoles traditionnels aux entrepreneurs ruraux d’agriculture biologique technicisée. En revanche, cela a entraîné d’énormes difficultés d’intégration, gestion, coordination et suivi (Sambuichi et al., 2017). Pour autant, certains gestionnaires et mouvements sociaux ont commencé à exiger des programmes axés sur des aspects spécifiques et critiques de la transition agroécologique (Oderich et al., 2019). Ainsi, la seconde phase du plan (2016–2019) comprenait 194 actions, complexifiant encore les processus d’intégration et de suivi, y compris au sein d’un même ministère. Les ressources du programme de crédit, par exemple, ont toujours été fortement concentrées sur la production de commodities agricoles, stimulant l’expansion des monocultures sur des zones de production alimentaire diversifiées, par ailleurs soutenues par la politique de sécurité alimentaire comme le Programme d’acquisition d’aliments (PAA). La généralisation de ce type de contradiction a transféré aux acteurs locaux la responsabilité de construire des dispositifs politiques cohérents au regard des objectifs de développement fixés pour le territoire − en l’occurrence, la promotion de l’agroécologie. Compte tenu de ce défi, les actions d’appui à l’agroécologie ont toujours été fortement associées au conseil et à la vulgarisation agricole au long de l’institutionnalisation de la PNAPO.

Depuis 2003, le conseil agricole a connu un processus de renforcement institutionnel, financier et social, avec la mise en place de la Politique nationale et du Programme d’assistance technique et de vulgarisation dans l’agriculture familiale et la réforme agraire (PNATER). Ces politiques ont produit des orientations exclusives pour l’agriculture familiale et privilégié la promotion de l’agroécologie et de services différenciés à certains groupes sociaux : bénéficiaires de la réforme agraire, populations autochtones, femmes rurales et communautés extractivistes (Diesel et al., 2015). En outre, une des principales innovations du PNATER a été la création d’un système pluraliste associant les services publics à ceux fournis par la société civile, principalement des coopératives et Organisations non gouvernementales (ONG). La construction de ce système était essentielle pour garantir l’appui à différents groupements d’agriculteurs familiaux et, en particulier, pour soutenir l’agroécologie, dont la construction au Brésil depuis les années 1980 a été portée par les ONG (Lamine et al., 2019).

Cette relation entre l’État et la société civile a été fortement contestée par les organisations représentant l’agro-industrie, entraînant également un processus de démantèlement du système de conseil agricole à travers une série de mesures. Tout a commencé par une délégitimation des ONG (démantèlement par action symbolique) par le biais d’accusations d’utilisation irrégulière des ressources publiques. En effet, après une large couverture médiatique de cas de corruption impliquant des ministres, la présidente Rousseff a suspendu le transfert de ressources aux ONG en 2011. Bien qu’elle ait été partiellement réajustée les années suivantes, cette mesure a déclenché un processus de bureaucratisation et de contrôle juridique qui, dans la pratique, a commencé à bloquer l’accès de ces organisations aux ressources publiques, limitant, entre autres, l’ensemble de la stratégie conçue par la PNAPO, mais également par le Programme d’acquisition d’aliments aux agriculteurs familiaux − PAA (Porto, 2014).

En 2015, la loi de finances attribuait encore 735 millions de reais au conseil agricole ; en 2019, ce chiffre est tombé à 173 millions de reais (Brasil - Presidência da Republica, 2015 & 2019) et 63 millions de reais pour 2020, soit une réduction de 92 % des ressources par rapport à 2015 (Brasil - Ministério da Economia, 2019). Parallèlement, les ressources allouées au conseil agricole pour les bénéficiaires de la réforme agraire sont passées de 355 millions de reais en 2015 à 19,7 millions de reais en 2019, avec un budget prévisionnel pour 2020 de 7,3 millions de reais, soit 5,5 % du montant de 2015 (Brasil - Presidência da Republica, 2015 & 2019 ; Brésil et MdE (2019)Brasil - Ministério da Economia, 2019). En outre, en passant sous contrôle du MAPA, le conseil agricole n’est plus exclusivement réservé à l’agriculture familiale, mais élargi aux producteurs ruraux patronaux de taille moyenne. Il passe par un renforcement du modèle diffusionniste d’assistance technique et une réduction du traitement de la diversité de l’agriculture familiale (Neuman et al., 2015). L’agroécologie a été exclue du vocabulaire du gouvernement Bolsonaro et n’est plus associée aux nouvelles priorités de la vulgarisation agricole. Ainsi, le conseil a souffert d’un démantèlement par changement d’arène doublé d’un démantèlement par défaut.

D’autres actions structurantes de la PNAPO dépendaient des achats publics à l’agriculture familiale, en particulier du PAA. Créé en 2003, ce programme associait la promotion de la sécurité alimentaire et nutritionnelle et le renforcement de l’agriculture familiale. Depuis 2013, le PAA a connu un affaiblissement financier et politique. Un procès contre des bénéficiaires du PAA a dérivé vers un processus de démantèlement symbolique, puis par défaut (Porto, 2014). Par rapport à 2012, apogée du PAA, en 2017, le nombre de bénéficiaires a chuté radicalement à 22 % des agriculteurs familiaux fournisseurs, 16 % des entités d’assistance sociale et 11 % du montant d’aliments achetés (Brasil - site web PAA Data).

6 La manipulation des politiques foncières

Les politiques foncières ont toujours été l’objet de tensions politiques et critiques au niveau du gouvernement fédéral depuis la re-démocratisation politique des années 1980. Malgré les controverses entre l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA), les universitaires et les mouvements sociaux, les données officielles font état d’un nombre approximatif d’un million de familles bénéficiaires à travers le pays (Sauer et Mézsáros, 2017). Selon les données officielles, environ 615 000 familles ont été installées durant les gouvernements Lula da Silva (2003–2010) et 108 000 familles durant le premier mandat de Rousseff (Sauer et Mézsáros, 2017).

Comme pour d’autres politiques déjà mentionnées, des difficultés étaient déjà apparues durant le second gouvernement de Rousseff (2014–2016). Un démantèlement par défaut a été manifeste en termes de réduction des ressources pour l’obtention de terres et l’installation des familles. Il a été renforcé durant le gouvernement Temer avec le retour d’une gestion néolibérale de la politique foncière (Leite et al., 2019). La publication des nouvelles règles, en particulier la Mesure provisoire 759 de décembre 2016 (transformée en loi n° 13 465 en juillet 2017), a marqué une étape importante dans la paralysie de la politique de réforme agraire. L’émission d’obligations et de titres de propriété a supprimé la responsabilité de l’Incra dans les projets de réforme agraire et de colonisation, permis la vente des terres de réforme agraire et la privatisation des terres publiques (Sauer et Leite, 2017). En plus de la fin des ressources pour l’appui aux installations, ces mesures ont inversé les objectifs de la politique de réforme agraire en offrant plus de terres à la régulation du marché foncier. Le nom et les missions des politiques ont été maintenus, mais en les détournant de leur sens.

Le gouvernement Temer a procédé à l’assouplissement des règles de régularisation de l’occupation illégale de terres publiques (Sauer et Leite, 2017). Plusieurs mesures normatives facilitent l’occupation des terres par de grands producteurs. La loi n° 13 465/2017 a modifié le programme Terra Legal, créé en 2009 pour régulariser les terres publiques occupées irrégulièrement en Amazonie. La nouvelle loi a élargi la régularisation de 1500 à 2500 hectares pour tout le Brésil. Les terres régularisées ne devant être payées au plus qu’à 50 % de la valeur marchande établie par l’INCRA. Cette ouverture à l’accaparement des terres (occupation illégale des terres publiques) a été encore facilitée par le gouvernement Bolsonaro (Sauer et al., 2019).

Une promesse de campagne de Bolsonaro en 2018 était de ne procéder à aucune implantation de projet de réforme agraire et délimitation de terre indigène ou reconnaissance de territoire quilombola (Leite et al., 2019 ; Sauer et al., 2019). Le gouvernement Temer a adopté un démantèlement par défaut de la politique de régularisation foncière qui bénéficie à l’agrobusiness au détriment de l’agriculture familiale, complété par un démantèlement à la fois symbolique et actif sous Bolsonaro. Plusieurs autres projets de loi et décrets de Mesures provisoires intensifient le processus de démantèlement des politiques de réforme agraire et foncière et des droits à la terre des peuples traditionnels et communautés indigènes (Sauer et al., 2019).

7 Des politiques anti-environnement

Le démantèlement des politiques environnementales sous le gouvernement Bolsonaro a commencé à devenir explicite avec la nomination du ministre de l’Environnement, un militant hostile à la préservation des ressources naturelles et avocat du droit à l’usage d’armes (la loi des balles). Son discours prônait la défense sans restriction de la propriété privée rurale − ce qui, dans plusieurs régions du pays, en particulier en Amazonie, signifie la régularisation de l’occupation illégale de terres publiques ou indigènes. En effet, dès son premier mois au pouvoir, Bolsonaro a transféré le Service forestier brésilien au ministère de l’Agriculture − un espace institutionnel dominé par les intérêts des grands propriétaires fonciers et de l’agro-industrie – conduisant à un démantèlement par changement d’arène.

Le démantèlement de la préservation de l’environnement s’est poursuivi avec la désarticulation générale du Système national de l’environnement (SISNAMA), évinçant les techniciens fonctionnaires des postes de direction du ministère de l’Environnement et de ses instituts − Institut Chico Mendes pour la conservation de la biodiversité (ICMBio) et Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (IBAMA). Ils ont été remplacés par des militaires ou des personnes sans compétence en matière d’environnement. À titre d’exemple, l’ICMBio a perdu six des 11 coordinations régionales et un arrêté ministériel ouvre la possibilité que les chefs des unités de conservation puissent être nommés directement par le gouvernement, même s’ils ne sont pas fonctionnaires de l’agence. Ce processus, associé à l’affaiblissement de l’inspection environnementale, a conduit à plus de déforestation et à l’expulsion violente de petits agriculteurs et des peuples autochtones.

Bolsonaro réaffirme son scepticisme face au changement climatique et laisse entendre que le Brésil pourrait se retirer de l’accord de Paris. Ce processus discursif et d’ordre symbolique s’accompagne d’un véritable démantèlement actif. On observe une réduction d’environ 95 % des ressources budgétaires précédemment disponibles (11,8 millions de reais) pour les politiques de lutte contre le changement climatique (Mariz, 2019). En même temps, le gouvernement ouvre les portes à l’industrie des pesticides. Le projet de loi qualifié de « Loi du Poison » (PL 6299/2002) modifie la réglementation des pesticides et a conduit, dès 2019, à l’autorisation de plus de 500 produits.

Comme pour les politiques territoriales et l’agroécologie, une autre face de ces processus concerne le démantèlement actif des espaces de participation de la société civile à la gestion de l’environnement. Une tension croissante entre le gouvernement Bolsonaro et les ONG de protection de l’environnement est publicisée à partir des arguments souverainistes, en particulier par de nombreux militaires occupant huit ministères et 1500 postes de direction. Le Président Bolsonaro les qualifie de « cancer » (Lindner, 2020), les accusant de communisme ou de « mettre le feu à l’Amazonie » pour « le compromettre au niveau international ».

Par ailleurs, dans six des principales institutions liées au politiques publiques environnementales, les conseils avec participation de la société civile ont été fermés. D’autres institutions ont disparu et ont été recréées sans la participation de la société civile. Le Conseil national de l’environnement a été réduit de 96 à 23 sièges. Après avoir vidé les espaces de participation sociale, le gouvernement a créé le Conseil de l’Amazonie, qui se signale par la fragilité de ses objectifs et propositions, et ne réserve aucun siège ni aux gouvernements fédérés ni à la société civile.

8 Du démantèlement des politiques à la politique du démantèlement

L’analyse des cas traités dans cet article rejoint les conclusions de Bauer et al. (2013) sur le poids des facteurs politiques et structurels dans le démantèlement des politiques. Cependant, alors que ce cadre théorique a été principalement appliqué en Europe et en Amérique du Nord, cette étude présente un exemple en Amérique latine. Le cas du Brésil met en évidence les fortes tensions autour des politiques rurales et socio-environnementales et un système politique marqué par des fragilités institutionnelles. Les résultats diffèrent de ceux indiqués par Bauer et al. (2013) dans la mesure où les perceptions concernant les coûts et les avantages politiques du démantèlement ne varient pas fondamentalement entre secteurs − ou « types » de politique – mais en fonction des idées des coalitions dominantes. Les changements de gouvernement et de projets politiques en 2016 et 2018, sous l’impulsion des coalitions financières et économiques et d’un certain appui populaire, ont ouvert la porte au processus de démantèlement actif selon des stratégies radicales similaires pour les politiques rurales et environnementales, mais également sociales, d’éducation, de recherche et de culture, le pouvoir ne craignant plus un coût social ou politique.

À partir du cadre théorique de Bauer et al. (2013), l’article montre la coexistence de différentes stratégies de démantèlement. Certains processus mettent en évidence le « démantèlement actif » par la suppression des ministères (MDA), des secrétariats (SDT), des programmes (PRONAT, PTC) et des espaces de gestion et de participation sociale (CONDRAF, CODETER, CNAPO, SINAMA). Cependant, à coté de cette stratégie plus visible, d’autres modalités de démantèlement passent par des logiques plus diffuses, quand elles ne sont pas cachées dans l’action politique. Le « démantèlement par action symbolique », est ainsi devenu une partie intégrante du démantèlement actif. Mais il fonctionne également de manière autonome lorsque, par exemple, le président Bolsonaro encourage la désobéissance aux normes environnementales et critique l’idée de changement climatique, même en l’absence de décision de démantèlement. Les critiques récurrentes du secteur de l’agro-industrie envers de prétendues irrégularités dans la gestion des achats publics à l’agriculture familiale ont conduit à un processus de judiciarisation du PAA et, par conséquent, à dissuader des agriculteurs d’accéder à ce programme. Pour divers leaders syndicaux ou des organisations indigènes et de sans terre, la judiciarisation s’est prolongée par la criminalisation, voire sous Bolsonaro par l’élimination physique (CPT, 2020).

En termes de démantèlement « par défaut », il est important de souligner que plusieurs politiques rurales souffraient déjà de réduction budgétaire durant le gouvernement de D. Rousseff. En général, les gouvernements du Parti des travailleurs ont évité les formes de démantèlement actif, soit à cause des positions politiques qui avaient guidé leurs actions, soit à cause des coûts politiques élevés de ce type d’option. Ils ont préféré des stratégies de réduction des ressources ou des personnels, donc des capacités techniques pour la mise en œuvre de ces politiques. Le gouvernement Temer a également utilisé cet artifice pour diverses politiques (conseil agricole, PAA, PLANAPO, règlements de réforme agraire, régularisation foncière), mais il s’est déjà montré beaucoup plus actif en matière de suppression des agences et des programmes. Cela a été possible en raison du changement de rôle de l’État, légitimé par le départ de la Présidente Rousseff et la montée d’une nouvelle coalition conservatrice. Pour la même raison, le gouvernement Temer a pu passer plus rapidement au stade du « démantèlement par changement d’arène », dont l’expérience la plus évidente a été le transfert des politiques d’agriculture familiale à la Maison civile et ensuite au MAPA en 2019.

Enfin, à partir de 2019, le gouvernement Bolsonaro a intégré et accéléré toutes les formes de démantèlement. La fragilité des mécanismes institutionnels et politiques pour contenir ce processus est, au moins en partie, le résultat du faible niveau d’institutionnalisation des politiques publiques et des espaces de gouvernance. Il convient de rappeler que la loi sur l’agriculture familiale de 2006 n’a jamais été réglementée, le MDA n’a jamais disposé d’un corps stable de fonctionnaires recrutés sur concours et la plupart de ses programmes disposaient de budgets volatiles, toujours soumis à des coupes et imprévus. Cela signifie que, d’un point de vue institutionnel, il n’était pas difficile pour le gouvernement actuel de supprimer ou de transférer les services ou les politiques d’agriculture familiale. En 2019, l’agriculture familiale a été reléguée à un petit secrétariat au sein du ministère de l’Agriculture, retournant ainsi à l’endroit qu’elle avait quitté en 1999 pour créer le MDA. La même chose s’est produite avec l’INCRA, dont les politiques de réforme agraire sont désormais dirigées par des acteurs politiques qui, historiquement, en ont été les principaux opposants.

Il existe des mouvements de critique, contestation et résistance à ces processus de démantèlement qui n’ont pas encore fait l’objet d’analyse dans le cadre de nos travaux, s’agissant d’initiatives très récentes. De nouvelles recherches pourraient examiner plus particulièrement ces réactions et leurs effets sur les politiques publiques.

Références

Citation de l’article : Sabourin E, Grisa C, Niederle P, Pereira Leite S, Milhorance C, Damasceno Ferreira A, Sauer S, Andriguetto-Filho JM. 2020. Le démantèlement des politiques publiques rurales et environnementales au Brésil. Cah. Agric. 29: 31.

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.