Open Access
Numéro
Cah. Agric.
Volume 30, 2021
Numéro d'article 33
Nombre de pages 9
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2021020
Publié en ligne 19 août 2021

© A. Cardona et al., Hosted by EDP Sciences 2021

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1 Introduction

La remise en question de l’usage des pesticides en agriculture a connu, en France, une forte montée en puissance au cours des deux dernières décennies. Les pesticides sont désormais constitués en tant que problème public (Aulagnier et Goulet, 2017). Ces dernières années, l’État français s’est doté de plusieurs plans d’action pour accompagner la réduction de leurs usages : le projet agroécologique pour la France qui vise à engager notre agriculture «sur la voie de la performance à la fois économique, environnementale et sociale» et surtout les plans Écophyto successifs I, II et II+, qui fixent des objectifs de réduction à atteindre et mettent en œuvre des moyens pour y parvenir. Entre 2009 et 2014, 361 millions d’euros ont ainsi été engagés par le gouvernement pour accompagner le changement (Guichard et al., 2017). Néanmoins, entre 2008 – date de mise en place du plan Écophyto 1 – et 2018, la consommation des pesticides a augmenté de 25 %. Doit-on pour autant considérer que rien ne bouge ?

Depuis une vingtaine d’années, nous travaillons sur les trajectoires de changement des agriculteurs (Chantre et Cardona, 2014 ; Levain et al., 2015) ou encore la transformation des métiers du conseil agricole (Guillot et al., 2013 ; Omon et al., 2019). Sur nos différents terrains d’étude, nous observons des acteurs d’organisations de recherche, de conseil ou de développement agricole et rural, public, consulaire ou privé, confrontés à cette exigence de réduction des pesticides. Nous avons déjà montré que le dispositif d’action publique Écophyto pose certaines difficultés du fait de la diversité des logiques d’action des acteurs touchés par la réduction des pesticides – potentiellement tous les acteurs des systèmes agri-alimentaires (Lamine, 2012) – et de la diversité des solutions envisagées pour y parvenir (Cerf et al., 2017a, b). Mais nous avons également constaté que nombre d’entre eux accompagnent le changement en s’engageant dans une activité qui va au-delà des missions conférées par leur position dans telle ou telle organisation. Cette activité, identifiée comme centrale dans les systèmes de connaissance et d’innovation (Klerkx et Leeuwis, 2009) et dans les processus de changement complexe de développement agricole (Blackmore et al., 2012), a reçu nombre de qualifications autour de l’idée du courtage et du brokering. Nous la qualifions d’intermédiation à la suite de Steyaert et al. (2016), qui mettent en avant qu’une telle activité repose sur l’articulation entre des processus d’objectivation et d’intersubjectivation pour accompagner des dynamiques collectives de changement dans le cadre de la mise en œuvre de l’action publique. Nous l’étudions selon une approche pragmatiste visant à comprendre les pratiques sociales et techniques des acteurs, mais aussi leur engagement dans l’accompagnement, reposant sur une certaine conception de leur mandat professionnel et de leur rôle par rapport à la diversité des stratégies déployées de façon individuelle ou collective au sein du monde agricole en réponse à l’injonction de réduction des pesticides. Nous montrons comment ces acteurs s’appuient sur différentes ressources cognitives, matérielles, relationnelles disponibles ou à créer pour conduire leurs propres activités, et investissent des arènes de plus en plus hétérogènes. Nous présentons ainsi un regard particulier, compréhensif et construit dans le cadre d’un observatoire visant à faire produire aux acteurs de changement un retour réfléchi sur leurs activités d’intermédiation.

Nous présenterons dans un premier temps ce dispositif, conçu pour permettre à certains de ces acteurs d’évoquer la façon dont ils construisent et exercent leurs activités d’intermédiation et pour parvenir à dégager, avec eux, d’une part le sens de leur action, et d’autre part une analyse des contextes socioprofessionnel et sociopolitique dans lesquels ils l’exercent. Nous donnerons ensuite à voir la manière dont ils se sont engagés dans ces activités à partir d’une analyse des différentes séquences de leurs trajectoires et à partir de laquelle nous avons produit une typologie. Puis, nous montrerons en quoi elles consistent, à partir d’une analyse des objets emblématiques que les acteurs mobilisent.

2 Matériel et méthodes : mettre les acteurs en travail pour qualifier leurs propres activités

Pour accéder à ces activités d’intermédiation, nous avons mené l’enquête auprès de treize personnes que nous connaissions déjà bien et par ailleurs travaillant dans différentes situations de développement agricole pour la réduction des pesticides, étudiées dans le cadre d’un projet de recherche (Cerf et al., 2017a, b). Bon nombre d’entre eux ont été nos partenaires, et ce depuis plusieurs années. Ils sont chercheurs, conseillers, animateurs de structure de développement agricole, agents d’établissement de gestion de l’eau, de chambres d’agriculture ou de coopératives agricoles, et parfois chargés de mission pour la mise en place du plan Écophyto. Au cours de nos différentes interactions avec eux, nous avions repéré des activités débordant de leurs missions prescrites, parfois peu reconnues et qui pourtant donnaient lieu à des productions concrètes et semblaient pouvoir contribuer à la généralisation de la réduction de l’usage des pesticides. Nous avons ainsi conçu un « observatoire » visant à explorer avec eux le sens qu’ils donnent eux-mêmes à leur action, dans les différents contextes où ils l’exercent.

Cet observatoire, nommé DYCOT (2017), s’est basé sur notre expérience de mise en place de dispositifs d’échanges entre pairs fondé sur l’analyse de l’activité dont l’enjeu était d’accompagner le développement professionnel de conseillers agricoles pris dans les injonctions de réduction de l’usage des pesticides (Cerf et al., 2011 ; Guillot et al., 2013 ; Guillot, 2015 ; Omon et al., 2019). Comme d’autres auteurs, nous considérons que le langage construit dans, sur, et à propos du travail par ceux qui le réalisent contribue à accéder à la part réelle du travail qu’effectuent ceux qui en parlent (Borzeix et Fraenkel, 2001). Ainsi, nous avons proposé un espace de discussion entre différents professionnels engagés dans l’accompagnement de la réduction de l’usage des pesticides, à travers l’organisation de quatre séminaires entre 2014 et 2016, rassemblant treize participants (six femmes et sept hommes, entre 25 et 64 ans). La création de cet espace répond moins à une exigence clinique (Clot et Lhuilier, 2010 ; de Gaulejac et al., 2007) qu’à l’ouverture d’un temps réflexif entre des professionnels dispersés dans des organisations variées, se questionnant sur l’effet de leurs pratiques et en quête d’une intelligibilité partagée des dynamiques à l’œuvre en prenant appui sur l’analyse des situations de travail (Mayen, 2002). Cet espace instaure la possibilité d’une exploration de ce qui les rassemble, au-delà de leurs appartenances institutionnelles variées. Suivant un programme de travail négocié et réalisé en plusieurs sessions durant deux ans, les professionnels ont été invités à produire des traces écrites (trajectoires professionnelles) ou orales (vidéos) et à partager les ressources qu’ils ont utilisées ou conçues. Ces ressources ont permis de constituer une parole collective disponible en ligne (DYCOT, 2017) et ont aussi servi de matériaux pour le travail scientifique que nous présentons ici.

Ces traces ont constitué autant d’occasions d’instaurer un débat de normes (Schwartz, 2009), c’est-à-dire un débat sur ce qui donne sens à l’activité réalisée ou, dit autrement, sur ce que chacun met en œuvre pour mener « l’action qui convient » (Thévenot, 1990) pour accompagner la réduction des pesticides. L’échange dans le collectif favorise alors un processus de désadhérence (Schwartz, 2009) des expériences singulières partagées, pour aller vers ce qui fait commun, tout en ayant le souci de permettre aux participants d’envisager leurs marges d’action, les possibles qui s’ouvrent à eux, soit collectivement, soit au sein de leur organisation, dans une perspective d’émancipation. De la sorte, ces expériences sont explicitées et portées dans l’écrit grâce à des comptes rendus, puisque tous les échanges et productions de traces ont été recueillis au moyen d’enregistrements audio, de notes extensives et de photos. Ces comptes rendus peuvent être l’objet de possibles reprises par les participants. Se constitue alors pour le chercheur tout un ensemble d’écrits d’action attachés à l’intervention, qui donc l’alimentent mais contribuent aussi à constituer des traces nombreuses pour articuler le terrain et le travail de recherche (Denis et Pontille, 2002).

Dans cet article, nous mobiliserons plus particulièrement les trajectoires produites par les participants lors du deuxième séminaire, construites par chacun pour donner à voir aux autres participants le déroulé, au fil du temps, de la diversité de leurs actions pour accompagner la réduction des pesticides en lien avec l’évolution du contexte politique en la matière. Lors du dernier séminaire, après avoir produit une première analyse de ces trajectoires, nous leur en avons demandé une relecture, selon différentes périodes déterminées par eux, en indiquant : leurs activités sur le terrain en lien avec les agriculteurs ; leurs activités d’expérimentation et de production de connaissances ; leurs interactions avec les pouvoirs publics. Pour chacune de ces activités, il leur était demandé de qualifier les acteurs avec qui ils étaient en relation, le contenu de leurs activités et leurs objectifs (DYCOT, 2017). Nous avons ensuite procédé à une analyse des différentes séquences des trajectoires afin d’en produire une typologie. Par ailleurs, nous avons conduit un travail d’analyse des données fournies par les participants sur les objets emblématiques de leurs activités. La présentation de ces objets avait pour objectif premier d’incarner les activités d’intermédiation. Mais dans le courant de notre analyse, nous avons pris la mesure du rôle de ces objets comme ressource et avons voulu mieux comprendre leurs fonctions.

3 Devenir intermédiaire : modalités d’engagement dans l’accompagnement au changement et construction de légitimité

Les participants aux séminaires se nomment d’abord à partir du poste qu’ils occupent : « animateur », « chercheur », « ingénieur réseau », « chargé de mission », etc. Néanmoins, au-delà des structures auxquelles ils appartiennent et des postes qu’ils occupent, le travail de construction des trajectoires mené avec eux permet de construire une typologie qui met en évidence trois manières de devenir intermédiaire, en pointant : les modalités d’engagement dans l’accompagnement au changement ; le contexte dans lequel se situe leurs activités et en particulier la place que prend la mise en place du plan Écophyto suite au Grenelle de l’environnement, considéré ici comme un moment d’institutionnalisation de la réduction des pesticides ; la construction de la légitimité de leurs activités d’intermédiation et de ce qui la leur confère.

3.1 Des précurseurs engagés au niveau local

Un premier type agrège des chercheurs, des conseillers de chambre d’agriculture, des animateurs de structure de développement agricole (6/13 participants), tous depuis longtemps convaincus de la nécessité de réduire l’usage des pesticides. Lorsqu’ils s’engagent dans cette direction dès la fin des années 1990, ils contribuent à produire des connaissances sur des pratiques agricoles permettant de réduire l’usage des pesticides et sur des indicateurs tels que l’Indice de fréquence de traitement (IFT), permettant d’évaluer la moindre dépendance à l’égard des pesticides. Ils développent, ce faisant, des ressources (Tab. 1) pour accompagner des agriculteurs volontaires engagés dans une dynamique de réduction des intrants. Progressivement, leur activité, jusque-là très marquée par une mise en réseau d’acteurs partageant cette visée transformatrice, s’oriente vers l’opérationnalisation de l’action publique. Tout en poursuivant leur appui à des collectifs (agricoles, territoriaux, de conseillers…), ils investissent les arènes constituées pour la mise en œuvre opérationnelle, scientifique ou politique du plan Écophyto. Ils y sont généralement partie prenante comme « experts » : ils s’appuient sur leur expérience construite au contact de groupes d’agriculteurs et leur réflexivité quant à la façon de les accompagner, ou sur leur expertise agronomique, formulées moins sous forme de solutions toutes faites que de raisonnements agronomiques à construire dans l’interaction avec les agriculteurs. Ils mettent en avant les ressources pour soutenir une dynamique de changement permettant de développer des pratiques de réduction de l’usage des pesticides, que ce soit avec des agriculteurs, des conseillers, des collectifs dans des aires d’alimentation de captage d’eau ou avec les pouvoirs publics. Ils s’interrogent aujourd’hui sur la façon dont ce qu’ils ont déjà réalisé avec certains collectifs peut leur permettre de toucher des agriculteurs qui ne sont pas motivés a priori pour réduire l’usage des pesticides. Le déplacement qu’ils ont ainsi opéré dans leur trajectoire les conduit à exercer leur activité à la marge de leur propre organisation. Leur légitimité d’intermédiaire repose alors avant tout sur leur reconnaissance par les collectifs agricoles qu’ils accompagnent, les liens qu’ils maintiennent avec eux, leur façon d’embarquer l’enjeu de politique publique du plan Écophyto et sur leur appartenance à des réseaux engagés dans l’élaboration de solutions alternatives à l’usage des pesticides. Elle n’est acquise ni au sein de leur propre organisation, ni au sein des dispositifs d’action publique liés à la mise en œuvre du plan.

Tableau 1

Caractérisation des objets présentés par les participants aux séminaires.

Characterization of objects presented by workshop participants.

3.2 Des acteurs concernés et mobilisés par la mise en œuvre du plan Écophyto

Un deuxième type agrège aussi différents métiers (chercheurs, conseillers, gestionnaires de l’eau), dont l’implication dans la réduction de l’usage ou de l’impact des pesticides s’initie en prenant appui sur leur propre contexte organisationnel et la façon dont celui-ci s’est saisi de la question de la réduction des pesticides (4/13 participants). Ils utilisent les marges d’action que la prise en compte du plan par leur organisation leur procure pour faire évoluer leur activité antérieure. Ils développent alors des activités d’animation et d’accompagnement des agriculteurs ou des collègues avec lesquels ils interagissent, pour réaliser leurs activités d’intermédiation dans le cadre de la réduction de l’usage ou de l’impact des pesticides. N’ayant pas jusqu’ici contribué à développer des solutions alternatives à l’usage des pesticides, ils cherchent à s’inscrire ou développer leurs réseaux pour acquérir tant les connaissances techniques que les compétences d’animation qu’ils jugent nécessaires à l’exercice de leur activité au sein de groupes d’agriculteurs ou de collectifs hétérogènes d’acteurs cherchant à trouver des solutions pour réduire l’usage ou l’impact des pesticides. S’ils restent en marge des différends sur l’ambition du plan Écophyto, ils prennent appui sur les espaces nouveaux créés pour la mise en œuvre de ce plan (groupes et réseau DEPHY par exemple, aires d’alimentation de captage), et les investissent pour devenir opérationnels et permettre la réussite de l’action publique. Ils sont avant tout préoccupés par la construction d’appuis techniques pour leur propre activité, afin de contribuer à une dynamique de changement de pratiques au niveau local et à la mise à disposition des connaissances disponibles pour aider des agriculteurs ou des conseillers à concevoir et mettre en œuvre de telles pratiques. Ils adossent leur légitimité au mandat donné par leur organisation pour réduire l’usage ou l’impact des pesticides et visent aussi à la construire auprès des acteurs qu’ils accompagnent dans le changement (agriculteurs ou conseillers et animateurs), sans toujours avoir la garantie qu’ils la leur reconnaissent.

3.3 Des chercheurs engagés dans des expérimentations collectives de terrain

Le troisième type regroupe uniquement des personnes travaillant dans un institut de recherche (2/13 participants) et s’avère moins sensible que les autres à l’événement instituant qu’est la mise en place du plan Écophyto. Ces personnes portent, au nom de leur institution, des dispositifs expérimentaux négociés ou support d’échange avec les agriculteurs et d’autres acteurs de la société civile au sein du territoire, pour produire des connaissances et participer au développement de nouvelles technologies permettant, entre autres, de faire face à des problèmes de santé des plantes. Les ruptures ou évolutions qu’ils évoquent dans la façon dont ils exercent leurs activités sont avant tout liées à des événements qui suscitent pour eux une prise de conscience des dynamiques sociales inhérentes à tout processus de développement technologique. Engagés, par leur discipline, dans la production de connaissances biologiques ou biotechniques, ils sont, par leur position institutionnelle, directement confrontés à l’échange, la négociation, voire le conflit, avec des acteurs agricoles ou de la société civile, mais aussi avec leurs collègues, à propos de ce qui est expérimenté et des orientations de recherche que ces expérimentations traduisent. Cela les pousse à modifier la façon dont ils conduisent leurs explorations expérimentales et à reconsidérer leurs interactions avec une diversité d’acteurs. Ils initient de nouvelles collaborations et inventent les formats qui leur permettront de construire le débat, tant sur les solutions à explorer que sur la façon de les explorer. Ils sont préoccupés par la façon de créer les espaces et les conditions d’un débat susceptible de produire de l’« intelligence collective » et d’aider les acteurs qui échangent à « penser en dehors du cadre » – pour reprendre des expressions utilisées en séminaire. La réduction des pesticides, et plus largement l’agroécologie, devient alors une occasion de constituer cette intermédiation renouvelée. Elle permet à ces intermédiaires, qui disposent de connaissances sur la santé des plantes, la génétique, de les mettre au service d’une dynamique d’échange entre acteurs plutôt que de les instituer comme des technologies à appliquer pour engager un changement de pratiques. Elle leur permet également d’initier de nouvelles façons de construire des modes d’expérimentation et d’échange autour de ces expérimentations. Ce faisant, leur légitimité s’avère fragilisée au sein de leur discipline, mais se trouve renouvelée auprès des acteurs avec lesquels ils interagissent. Néanmoins, il reste pour eux une forte incertitude sur la façon dont ces acteurs pourront contribuer à leur conférer une nouvelle légitimité scientifique dans leur institut, alors même que s’y tiennent des débats sur l’ouverture de la science à la société.

Ainsi, les trois types identifiés diffèrent selon le mouvement qu’opèrent les acteurs intermédiaires pour investir ou configurer certaines arènes, construire la focale de leur activité, concevoir ou mobiliser des ressources techniques ou normatives et dépasser les difficultés qu’ils rencontrent dans la réalisation de leur activité. Ils traduisent différentes façons d’envisager ce qui reste à réussir pour exercer ces activités d’intermédiation et différentes sources de légitimation de l’intermédiaire. Cette typologie éclaire également la diversité des façons dont les intermédiaires s’expriment sur la conduite de leurs activités dans un segment de leur trajectoire professionnelle (Tripier et al., 2011), et ce faisant donnent à voir leur façon d’explorer le potentiel de développement de leur situation de travail (Duhamel, 2019).

4 Pratiquer l’intermédiation : naviguer entre une diversité de solutions et de modalités d’accompagnement au changement

Au-delà de cette diversité d’implications dans la réduction des pesticides, nous observons une régularité dans les différentes activités des intermédiaires. Tous reconnaissent qu’il existe une diversité des solutions techniques et des modalités d’accompagnement pour réduire les pesticides qui sont parfois divergentes, mais leur objectif est de favoriser leur exploration et leur mise en débat. Pour cela, ils s’appuient sur des ressources, dont la description par les participants permet de mettre en lumière les situations problématiques qui les occupent et les formes de généralisation de la réduction des pesticides qu’ils visent. Nous avons également pu identifier la diversité d’acteurs entre lesquels ils exercent leurs activités d’intermédiation (Tab. 1).

L’explicitation par les participants des usages des ressources par tous les acteurs les mobilisant, ainsi que notre analyse, montrent qu’elles constituent bien plus que des outils pédagogiques ponctuels. Elles agissent davantage comme des « objets intermédiaires » cadrant les interactions entre acteurs (Latour, 1994) et comme des moyens de partager des intentions (Star et Griesemer, 1989), qui peuvent aider à la coopération (Jeantet, 1998 ; Vinck, 2009). En effet, la réduction des pesticides est sujette à débat. Il existe une diversité de solutions techniques et de modalités d’accompagnement vers la réduction.

Concernant les solutions techniques, l’expertise Écophyto R&D (Butault et al., 2010) distinguait différents niveaux de réduction (« raisonné », « intégré », « agriculture biologique »). Par ailleurs, d’autres méthodes telles que le biocontrôle ou l’usage de produits naturels, dont la composition est détenue uniquement par les firmes qui les commercialisent (Goulet et Le Velly, 2013), sont également disponibles et considérées comme des alternatives aux produits phytosanitaires de synthèse. Pour chacune de ces solutions, des débats existent concernant les doses de traitement et l’optimisation de leurs conditions d’application, le manque de connaissances sur la combinaison des leviers agronomiques et les solutions de biocontrôle (Villemaine et al., 2021), ou encore sur le fait que ces solutions ne permettent pas toujours de maintenir les niveaux de rendement, même si elles ont un intérêt économique ou environnemental. Lors des séminaires, les participants soulignent les désaccords profonds qu’ils ont pu rencontrer en prenant position en faveur des approches systémiques de la réduction des pesticides, basées sur la combinaison de leviers agronomiques et des régulations naturelles. Ils s’interrogent sur le poids des modèles agricoles centrés sur la rentabilité technico-économique des exploitations et le développement de technologies agricoles. Ils rapportent également des tensions avec leur organisation de rattachement en raison de leurs choix techniques. Les objets intermédiaires interviennent alors comme une matérialité partagée autour de laquelle il devient possible d’échanger avec une diversité d’acteurs concernés par la réduction des pesticides sur le terrain, même si ceux-ci ne partagent pas la même vision des moyens pour y parvenir. C’est par exemple le cas des parcelles cultivées, qu’elles soient expérimentales ou celles des agriculteurs. Un des participants au séminaire rapporte ainsi comment il les mobilise dans son activité, en nous présentant deux photos de champs :

«Les champs cultivés, ça me semblait être un objet d’intermédiation important, qui est ce qui semble réunir les gens, où on sent qu’il faut creuser pour réduire les impacts sur la qualité de l’eau. La petite photo [de la parcelle] de loin c’est une observation qu’on fait collectivement avec l’agriculteur, une observation partagée et c’est dans un paysage, dans le bassin de captage, un territoire particulier. Les photos [de la parcelle] de près, c’est pour illustrer les questions qu’on se pose avec les agriculteurs, quand on voit une parcelle d’orge et de blé, qu’est-ce qu’en disent les agriculteurs, qu’est-ce qu’on en dit nous, c’est les résultats de quoi, qu’est-ce qu’il faut faire.» (Participant A, extrait du séminaire 2).

Au cours de nos séminaires de travail, les participants se sont facilement approprié l’idée que leurs activités étaient marquées par la différence entre une approche diffusionniste, attendue d’eux dans leur mandat et fortement installée dans les routines entre la recherche, la recherche-développement et le conseil en agriculture issues du processus de modernisation agricole, et une approche plus expérientielle que les enjeux de transformation des systèmes de pratiques convoquaient très directement en situation de travail. Cette dernière fait écho aux travaux développés en sciences sociales qui mettent l’accent sur le rôle des usagers dans les processus de développement des innovations (Akrich, 1998 ; von Hippel, 2005) et qui considèrent les processus d’innovation comme le résultat de processus d’apprentissage collectifs transformant les interactions entre les acteurs, les techniques et les ressources disponibles (Röling, 1992 ; Hall et al., 2003 ; Knickel et al., 2009).

Pour aider les participants à débattre sur la façon dont ils accompagnent le changement, nous avons repris une distinction entre différents rapports au réel et à l’action effectuée par Rorty (1994) et déjà utilisée dans Steyaert et al. (2016). Nous avons ainsi proposé de voir l’approche diffusionniste comme s’appuyant sur l’objectivation (apport de connaissances externes non liées à une communauté d’acteurs particulière pour aider à évaluer, analyser une situation) et d’aborder leur approche expérientielle pour soutenir le changement comme s’appuyant sur l’intersubjectivation (discussion, construction de solutions communes et de compromis sur la base de points de vue différents sur les situations). Cette distinction leur a permis de mettre en mots la manière dont ils tentaient d’articuler ces deux approches d’accompagnement au changement dans leurs activités. C’est par exemple le cas chez ce participant qui décrit la manière dont se déroule l’accompagnement dans son organisation, ce vers quoi il voudrait aller et le rôle que pourrait jouer l’objet intermédiaire « bilan annuel » :

«Le bilan annuel, c’est un document qu’on a, qui sert aux techniciens pour faire le point sur l’année passée avec l’agriculteur. On lui demande quel est son sentiment sur la partie socioéconomique, est-ce qu’on l’a bien conseillé, sur les résultats. Après on parle d’autres points, de l’organisation de la coopérative, est-ce qu’on fait suffisamment de réunions techniques, est-ce que le service de collecte lui a convenu, on essaie de voir par rapport à tous les services, est-ce que ça convient à l’agriculteur, on le formalise et on l’enregistre, pour essayer de voir les points qu’il faut qu’on améliore. Cet outil là, ça peut être un outil d’intersubjectivation. Dans le conseil, on est plutôt dans l’objectivation: ce qu’on veut, c’est avoir un service agro hyper compétent, on met en place énormément d’essais techniques, avec des personnes qui rédigent des synthèses, mais ils créent des recettes de cuisine entre agro, ils n’ont pas de relations avec des agriculteurs, et ces paquets sont diffusés aux techniciens, et le technicien applique la recette. […] On a des agriculteurs qui disent “mais tout compte fait on ne construit rien ensemble”.[…] Aujourd’hui, je pense qu’on fait 90% d’objectivation, et 10% d’intersubjectivation, et je voudrais qu’on augmente la partie intersubjectivation.» (Participant D, extrait du séminaire 3).

Un autre participant relate comment, pour argumenter le bien-fondé des mesures inscrites et les pratiques à mettre en place par les agriculteurs dans le cahier des charges d’une Mesure agri-environnementale (MAE), son organisation et lui-même se sont appuyés sur des enquêtes auprès des agriculteurs, la description des systèmes existants et des essais de mise en œuvre par des agriculteurs pour tester la faisabilité de ce cahier des charges et évaluer les résultats produits. L’organisation porteuse de la MAE s’appuie ainsi sur l’expérience d’un petit nombre de personnes en pensant que l’apprentissage et le partage de ces expériences peuvent favoriser le changement. Pour les pouvoirs publics en charge de financer et de donner leur aval pour la mise en place de la MAE, ce mode de justification s’est avéré non recevable : ils argumentent la nécessité de s’appuyer sur des statistiques (comme le dit notre participant : «dans les statistiques, t’as des gros chiffres») portant sur les pratiques actuelles des agriculteurs et censées être plus représentatives de la réalité « objective », puisque basées sur un plus grand échantillon et visant à déterminer une réalité existante en dehors de situations particulières pour garantir une diffusion au plus grand nombre.

5 Conclusion

La poursuite de l’augmentation de l’utilisation des pesticides jusqu’en 2018, malgré les moyens importants déployés pour engager un processus de réduction, questionne les conditions d’application des politiques publiques, mais aussi les processus de changement ou de non-changement propres aux actions pour accompagner la réduction des pesticides. Ceux-ci ont fait l’objet d’une analyse critique, en particulier en soulignant que les changements réglementaires sont éminemment gouvernés par la possibilité de substitutions (Levain et al., 2015) et par des processus d’invisibilisation des risques professionnels et environnementaux (Dedieu et Jouzel, 2015).

Notre dispositif de recherche permet d’enrichir la vision des activités d’accompagnement au changement dans le secteur agricole, à travers une analyse plus compréhensive des retours que les acteurs font au sujet de leurs activités d’intermédiation. Il contribue à montrer ce qui se joue dans les interstices des organisations pour comprendre ce verrouillage de la transformation de l’agriculture, associée à l’enjeu de réduction de l’usage des pesticides. Nos résultats mettent en évidence l’existence d’une articulation qui s’avère nécessaire entre l’approche diffusionniste, toujours très présente dans le mandat professionnel de ceux qui accompagnent le changement, et une approche plus expérientielle liées aux problématiques et dynamiques de changement propres aux situations dans lesquelles ils exercent. En permettant aux acteurs de l’intermédiation d’éclairer leurs différents rapports au réel et à l’action, ils expriment alors que l’objectivité ne doit pas se confondre « avec le désir de se soustraire aux limitations de sa communauté ; il s’agit simplement du désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du "nous" aussi loin que nous pouvons » (Rorty, 1994). Ainsi, les « chiffres » et les « références » ne peuvent agir seuls ; ils doivent toujours être inscrits dans une dynamique collective de changement. Nos résultats montrent également que ces activités d’intermédiation ne sont pas, à proprement parler, identifiées par les acteurs les pratiquant comme une composante attendue de leur métier, sans doute parce qu’elles s’effectuent souvent « à la marge », « à la lisière » ou encore « entre » les organisations et les acteurs, jusqu’à en devenir parfois invisible (Ehrlich et Cash, 1999). De ce fait, leur légitimité est souvent difficile à construire. Néanmoins, les intermédiaires eux-mêmes se questionnent sur l’intérêt de la reconnaissance de ces activités : leur capacité d’exploration d’une diversité de solutions techniques ou des approches d’accompagnement au changement ne reposent-t-elles justement pas sur l’invisibilité de leurs activités menées dans le cadre de métiers reconnus de la recherche et du développement agricole ?

On peut néanmoins s’interroger sur les effets de l’intermédiation. Après des années de hausse de la consommation des pesticides, une baisse significative a été enregistrée en 2019. S’il ne nous est pas possible de mesurer les effets des activités d’intermédiation sur la réduction des pesticides, nous pointons comment elles peuvent contribuer au déverrouillage de la transformation de l’agriculture en faisant dialoguer une diversité d’approches de l’accompagnement au changement et de solutions techniques. Par ailleurs, la reconnaissance dont bénéficient certains des objets intermédiaires, cités par les participants à notre étude, peut être considérée comme un premier indicateur. À titre d’exemple, le « Fil rouge » est officiellement reconnu comme outil de planification et d’autoévaluation du travail des ingénieurs du réseau Écophyto et un outil d’animation pour les groupes FERME. Il en va de même pour le Guide pratique pour la conception de systèmes de culture plus économes en produits phytosanitaires, ou l’IFT, identifiés comme des outils des plans Écophyto. Enfin, le film « On est passé à l’herbe » comptabilise à ce jour un peu plus de 100 000 vues sur Youtube. Une poursuite de notre travail pourrait consister à analyser le devenir de ces objets intermédiaires, leur reprise dans le temps long par une diversité d’acteurs et leurs effets concrets sur les changements de pratiques agricoles. On peut aussi suggérer qu’il est pertinent, si ce n’est urgent, d’imaginer des formations aux activités d’intermédiation, en profitant notamment de la rénovation de la politique de l’enseignement agricole engagée avec le plan « Enseigner autrement » et des transitions à l’œuvre avec l’arrivée prochaine d’une écoconditionnalité fondée sur des obligations de résultats.

Remerciements

Nous remercions toutes les personnes qui pratiquent des activités d’intermédiation pour accompagner la réduction des pesticides, pour le temps qu’elles nous ont accordé à travers leur participation aux séminaires DYCOT. Nous remercions également Lorène Prost et Marianne Le Bail qui ont contribué à la conception et l’organisation des séminaires DYCOT. La recherche qui a donné lieu à cette publication a bénéficié du soutien financier du métaprogramme SMACH INRA et de l’ONEMA dans le cadre de l’APR « Pour et sur le plan Écophyto (PSPE) ».

Références

Citation de l’article : Cardona A, Cerf M, Barbier M. 2021. Mettre en œuvre l’action publique pour réduire l’usage des pesticides : reconnaître les activités d’intermédiation. Cah. Agric. 30: 33.

Liste des tableaux

Tableau 1

Caractérisation des objets présentés par les participants aux séminaires.

Characterization of objects presented by workshop participants.

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