Numéro |
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
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Numéro d'article | 31 | |
Nombre de pages | 10 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2024026 | |
Publié en ligne | 7 novembre 2024 |
Article de recherche / Research Article
Agriculture industrielle, agriculture biologique et agroécologie : regards croisés Europe-Inde
Industrial agriculture, organic farming and agroecology: Europe-India cross-perspectives
1
CIRAD, UMR CIRED, Paris, France
2
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR LADYSS, Paris, France
3
Plan bleu (PNUE), Marseille, France
4
Université de Nanterre, UMR LAVUE, Institut Français de Pondichéry et CESAH, Paris, France
* Auteur correspondant : bruno.dorin@cirad.fr
L’Union européenne et l’Union indienne ont industrialisé leur agriculture et leur alimentation depuis les années 1960. Elles mesurent aujourd’hui l’insoutenabilité d’un tel régime sociotechnique pour la santé des hommes et des écosystèmes. Elles formulent des vœux de « transition agroécologique » qui, en Europe, passent d’abord par l’Agriculture biologique (AB). Mais force est de constater que celle-ci est à la peine du fait de moindres rendements et de prix plus élevés. En Inde, ce modèle et d’autres sont aussi expérimentés. Celui de l’Agriculture naturelle (NF, Natural Farming) en Andhra Pradesh s’avère particulièrement prometteur. Notre regard comparatif permet, entre autres, de présenter les conditions d’émergence des deux formes alternatives d’agriculture (AB et NF), puis de montrer pourquoi le caractère véritablement agroécologique de l’Agriculture naturelle la rend plus performante en Inde car complètement émancipée du régime industriel énergivore de spécialisation-standardisation fondé sur quelques productions à grande échelle.
Abstract
The European Union and the Indian Union have industrialised their agriculture and food since the 1960s. They are now realising that such a sociotechnical regime is unsustainable for the health of humans and ecosystems. They are calling for an "agroecological transition" which, in Europe, primarily means Organic Farming (OF). Yet organic farming is struggling due to lower yields and higher prices. In India, this model and others are also being tested. The Natural Farming (NF) programme in Andhra Pradesh is proving particularly promising. Our comparative approach presents the conditions for the emergence of the two alternative forms of agriculture (OF and NF), then shows why the true agroecological trait of Natural Farming makes it more performative in India due to its complete emancipation from the energy-intensive and jobless industrial regime of specialization in a few large-scale productions.
Mots clés : Europe / Inde / agriculture biologique / agriculture naturelle / agroécologie
Key words: Europe / India / organic farming / natural farming / agroecology
© B. Dorin et al., Hosted by EDP Sciences 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Au-delà de leur niveau différencié de développement, l’Union européenne (27 États membres) et l’Union indienne (28 États) partagent des traits politiques et historiques qui les rapprochent. Ces deux vastes espaces démocratiques peuvent être confrontés à une approche géographique différenciée du développement durable (Degron, 2023a). Ici, nous tentons d’apprécier les fondements et les réalités que recouvre le terme, désormais passe-partout et quelque peu galvaudé, de « transition agroécologique ». Il est invoqué pour répondre aux évidentes limites environnementales et socioéconomiques du modèle d’intensification productive de l’agriculture industrielle, en Europe (e.g. Bureau et al., 2015) et plus encore en Inde (e.g. Dorin, 2022 ; Patel et al., 2022). Cette transition nous conduirait vers de nouveaux modèles de production et d’alimentation qui réconcilieraient l’homme et son milieu (Degron, 2023b), mais elle n’a rien d’évident. En particulier, la place de l’agriculture biologique (AB ou « bio ») dans cette transition demeure discutée. Si les différences entre agroécologie et AB varient selon les chercheurs (Allaire, 2016), c’est encore plus le cas pour le grand public ; quant aux décideurs, ils tombent parfois dans la confusion, soit par ignorance, soit par instrumentalisation politique.
La définition la plus courante de l’agriculture biologique – une agriculture n’utilisant pas d’intrants chimiques – n’a pas d’équivalent dans sa simplicité pour définir l’agriculture agroécologique, beaucoup plus complexe. Parmi leurs différences, on peut noter avec Bellon (2016) leurs concepts clés (système de production pour le bio, agroécosystème pour l’agroécologie), la place de la biodiversité (un objectif de protection pour l’une, une ressource pour l’autre) ou encore les réglementations (assez claires voire strictes pour l’AB avec des certifications par tiers, tandis que l’agroécologie souffre de l’absence de normes internationalement reconnues, et utilise plutôt des systèmes de garantie participatifs). L’AB fut aussi précocement critiquée par des tenants de l’agroécologie (Rosset et Altieri, 1997) : en mettant l’accent sur la substitution des intrants agrochimiques par d’autres plus respectueux de l’environnement, elle ne remettrait finalement en cause ni la spécialisation en monocultures, ni la dépendance aux intrants extérieurs, ni encore l’intégration dans l’industrie agroalimentaire et ses circuits longs, eux aussi pourtant facteurs de crises agraires et écologiques. Ceci conduira à faire évoluer vers plus de social les ambitions et définitions de l’AB. Il reste qu’une certaine « conventionnalisation » de l’AB commença dès les années 1990 (Allaire, 2016) et engendra deux grands types d’exploitations agricoles en AB : des petites fermes familiales avec une valorisation fréquente en circuit court, et des grandes exploitations spécialisées et intégrées dans la mondialisation des échanges et des techniques (Benoit et al., 2017). Dans ce dernier cas, peut-on alors affirmer que l’AB est un mode – voire un modèle – de mise en œuvre des principes de l’agroécologie comme on le présente désormais souvent ?
Nos regards croisés Europe-Inde permettront d’éclairer de façon originale de telles questions, notamment à travers le cas d’un État de l’Inde méridionale, l’Andhra Pradesh, où les pouvoirs publics encouragent le développement d’une forme selon nous très avancée d’agroécologie : l’agriculture dite « naturelle » (natural farming) et « gérée par les communautés » (Sect. 4). Auparavant, nous aurons exposé quelles furent les politiques agricoles dites « productivistes » poursuivies en Europe comme en Inde (Sect. 1), quelles diverses et fortes externalités négatives elles ont toutes deux engendrées (Sect. 2), sans pour autant provoquer un décollage de l’agriculture biologique (Sect. 3), au contraire de l’agriculture naturelle (Sect. 4).
2 Les agricultures européennes et indiennes dans le mouvement productiviste
2.1 La Politique agricole commune de l’Union Européenne
Entrée en vigueur en 1962 après le Traité de Rome de 1957 marqué par les traumatismes alimentaires de guerre et d’après-guerre, la Politique agricole commune (PAC) visait avant tout à nourrir les populations européennes à des prix abordables tout en assurant des revenus satisfaisants aux agriculteurs. Elle va ainsi être une politique de soutien des prix au moins jusqu’en 1992, ce qui conduira rapidement à des surproductions et exportations des produits concernés, avant tout céréales et lait. Très progressivement, au fur et à mesure de l’élargissement territorial de l’UE, elle a ensuite tenté de dépasser ses limites sociales et environnementales, tout en libéralisant son contenu. Au premier pilier historique des aides à la production s’est adjoint en 1999 un second pilier dédié à la politique de développement rural. Précédé par le programme LEADER de 1991 (Liaison entre actions de développement de l’économie rurale), le Fonds européen pour le développement rural (FEADER) de 1999 se soucie également des externalités environnementales de l’agriculture dite « moderne ». En 2003 est par ailleurs adopté un dispositif conditionnant les aides du premier pilier à des critères écologiques et de bien-être animal. Si la nouvelle PAC de 2023 poursuit de tels objectifs (renforcer le tissu socio-économique des zones rurales, favoriser une agriculture « intelligente » et « résiliente », renforcer les actions favorables au climat…), force est de constater qu’en termes d’éco-conditionnalité des aides, elle renvoie désormais aux États-Membres le soin de préciser leurs modalités de mise en œuvre via des Plans stratégiques nationaux (PSN).
2.2 La révolution verte de l’Union indienne
Ce qu’un haut fonctionnaire des États-Unis appellera « révolution verte » en 1968 est tout à fait contemporain de la PAC, avec des objectifs semblables (Dorin et Landy, 2002). Plus d’une décennie après l’Indépendance en 1947, l’Inde était devenue tributaire d’importations de blé provenant des États-Unis d’Amérique. Craignant l’extension communiste déjà triomphante en Chine, ce sont ces mêmes États-Unis qui vont encourager l’Inde à lancer une véritable politique d’autosuffisance pour le blé et le riz. Les outils sont proches de ceux de la PAC : protectionnisme limitant la concurrence du marché mondial, prix garantis de certaines productions et subventions au crédit. Mais trois intrants « modernes » sont beaucoup plus fortement subventionnés qu’en Europe : les semences à haut rendement, les engrais chimiques, et l’irrigation par forages individuels. Il s’agit ainsi de résoudre la quadrature du cercle : limiter les coûts de production et garantir les prix de vente à une pléthore d’agriculteurs, tout en contenant les prix à la consommation via la constitution de stocks (blé, riz, sucre) redistribués par le Système public de distribution alimentaire (Landy, 2006). La révolution verte indienne parvient ainsi à concilier des objectifs productivistes et sociaux, du moins jusqu’aux années 1990 (Dorin et al., 2001).
L’Inde est aujourd’hui la première exportatrice mondiale de riz et exporte souvent du blé. Mais son agriculture intensive souffre d’un niveau d’intrants (irrigation, engrais, pesticides) très élevé par unité de surface. Or, point d’équivalent ici au second pilier de la PAC. Quant aux achats publics, ils se limitent pour l’essentiel au blé et au riz et ne considèrent pas leur qualité nutritionnelle, encore moins le type plus ou moins polluant de leur mode de production. Il existe certes des programmes parallèles ciblant l’environnement, comme ceux relativement anciens de développement des bassins versants, mais ils relèvent de ministères spécifiques, et leurs objectifs sont principalement productifs : si l’on plante des arbres, c’est pour produire du bois de chauffage plus que pour maintenir la biodiversité. Et comme désormais les PSN de la PAC, l’agriculture indienne relève avant tout et constitutionnellement de la compétence des États. Chacun d’entre eux a donc sa machinerie et ses programmes de soutien, qui peuvent s’ajouter aux politiques fédérales, souvent pour intensifier le mode de production industriel plutôt que pour changer de paradigme productif : par exemple des subventions supplémentaires aux prix des céréales, et à l’électricité pour irriguer celles-ci.
3 Les nombreuses externalités négatives de l’agriculture industrielle
3.1 Un régime sociotechnique de spécialisation et d’artificialisation des terres
Depuis les années 1960, l’Europe comme l’Inde se sont toutes deux résolument engagées dans des politiques productivistes centrées sur les céréales plutôt que sur les protéagineux (riches en protéines végétales) ou encore les fruits et légumes (riches en fibres et micronutriments). Ce régime sociotechnique « industriel » peut être défini par deux critères (Dorin, 2022) : (i) une spécialisation sur quelques productions de masse afin d’uniformiser techniques et matières, et générer des économies d’échelle ; (ii) une productivité de la terre reposant sur l’utilisation d’intrants produits par la science et l’industrie : semences, irrigation, énergie fossile, engrais chimiques, produits phytosanitaires, hormones de croissance et antibiotiques, machinisme.
Ce régime sociotechnique, fortement subventionné directement et indirectement par les États, a permis aux deux sous-continents d’assurer par eux-mêmes la sécurité céréalière de leurs populations, mais aussi de construire et d’affirmer une « vocation exportatrice » et un « avantage comparatif » dans ces productions. Un effet pervers est cependant le creusement de déficits dans d’autres domaines (protéagineux), ou bien l’inflation des prix à la consommation quand le niveau d’importations s’avère insuffisant (ex. fruits et légumes, pois et lentilles). Un autre effet pervers est la génération d’externalités négatives. On peut les regrouper en trois volets interdépendants : socioéconomique, sanitaire et environnemental.
3.2 Une paysannerie en grande détresse
Pour le volet socioéconomique, figurent d’abord les suicides d’agriculteurs, plus élevés en fréquence ou en nombre que dans les autres professions, en Europe (Stark et al., 2006 ; Cohidon et al., 2010) comme en Inde (Mishra, 2015 ; Nagaraj et al., 2014). Ils sont expliqués par la perte de sens d’un métier où les savoirs paysans cèdent la place aux laboratoires et grands groupes agroindustriels, mais aussi par le surendettement. L’agriculture industrielle augmente en effet considérablement les coûts de production. Dans l’Union européenne, ces derniers sont avant tout amortis par économie d’échelle, grâce à des unités de production toujours plus grandes, dans une course à la moto-mécanisation et robotisation pour produire toujours plus par actif. Ces actifs agricoles européens représentent désormais moins de 3 % de l’emploi total (Timmer, 2009 ; Dorin et al., 2013). En Inde, la transformation structurelle est tout autre : le nombre d’actifs agricoles a augmenté et la taille des fermes n’a cessé de diminuer comme dans de très nombreuses autres régions du monde (Dorin, 2017). Point donc ici de course aux gros tracteurs (en 2015, la taille moyenne d’une ferme indienne est d’un hectare), mais une course aux rendements pour essayer d’augmenter une productivité du travail qui ne peut l’être par agrandissement et robotisation. Il faut alors emprunter, auprès de banques comme d’usuriers, pour acheter les intrants qui promettent de fabuleux rendements. Mais quand ravageurs, sécheresses ou inondations viennent anéantir tous les investissements sur la monoculture de blé, de riz, ou encore de coton, le désespoir peut conduire à avaler le coûteux et inefficace pesticide (Bonvoisin et al., 2020).
3.3 Une santé publique compromise
En termes sanitaires, les pesticides figurent comme l’externalité négative la plus dénoncée en Europe comme en Inde. L’Inserm (2021) conclut à l’existence de nombreuses pathologies des personnes exposées. Il en est de même en Inde (Pedroso et al., 2022) où les agriculteurs n’ont généralement pas les moyens d’acquérir des équipements protecteurs pour les épandages, ou manquent de formation. Les études sont cependant l’objet de vives controverses scientifiques et politiques, d’autant plus que dans un régime sociotechnique fondé sur la spécialisation, il est difficile de se passer des pesticides, tout comme des antibiotiques dans les élevages spécialisés en lait, viande ou œufs – des productions animales où l’Inde comme l’Europe figurent toutes deux en premières positions mondiales.
Ces pesticides se retrouvent sur-concentrés dans les aliments, dans l’eau, dans les sols et dans l’air. Quant aux émissions d’ammoniac (NH3), précurseur de l’eutrophisation des milieux mais aussi de particules fines à l’origine de nombreuses pathologies respiratoires ou cardiovasculaires, elles sont à 93 % liées à la fertilisation, organique ou non, des sols agricoles (Citepa, 2022), qui pollue également gravement les eaux en nitrates. En Inde, ces émissions sont aggravées, dans la plaine du Gange et à Delhi, la capitale à l’air le plus pollué du monde, par le brûlis des chaumes de riz qui permet de semer à temps la culture de blé qui suit (Shyamsundar et al., 2019).
La santé publique est aussi impactée par le déclin de la diversité des productions agricoles, par la standardisation et baisse de qualité nutritionnelle des variétés sélectionnées (Debnath et al., 2023), par leur sur-transformation enfin. Ces aliments industriels seraient significativement responsables des déséquilibres tant en sous-nutrition qu’en surnutrition (ex. surpoids et obésité, maladies cardiovasculaires, allergies, diabètes). En Inde, selon une enquête du National Family Health Survey (2019–2021), 24 % des femmes et 23 % des hommes de 15–49 ans sont désormais en surpoids ou obèses, tandis que 19 % des femmes et 16 % des hommes souffrent encore d’un indice de masse corporelle inférieur à la normale. Ces déficits sont trop rarement interprétés comme des problèmes de mauvaise qualité de l’eau (entraînant notamment des diarrhées) ou de déséquilibres en nutriments, mais plutôt comme la nécessité de produire encore plus de riz, de blé ou de sucre.
3.4 Un désastre écologique
Avec l’agriculture industrielle, tous les capitaux naturels sont dangereusement affectés, spécifiquement en Inde : la pression anthropique sur les terres y conduit à de hauts niveaux d’intensification en intrants industriels, pour augmenter les rendements et surtout multiplier le nombre de cultures par an. Ainsi en est-il d’abord des sols dont l’érosion de la fertilité s’avère particulièrement sévère dans les bassins surirrigués de la révolution verte qui souffrent désormais de salinisation, d’acidification, d’intoxication par des produits chimiques, ou encore d’épuisement en nutriments et matières organiques (NAAS, 2018).
Concernant les ressources en eau, la situation est au moins aussi inquiétante (Patel et al., 2022). En quantité tout d’abord, avec la concurrence des usages domestiques et industriels : dans des États comme le Punjab ou l’Haryana où les terres sont irriguées à plus de 90 %, on pompe chaque décennie toujours plus profondément. Selon le Centre for Science and Environment (2019), l’Inde comptait 22 millions de puits tubés/forés en 2014, ingrédient majeur de la révolution verte mais aussi de l’érosion des sols et des aquifères. La spécialisation dans des cultures industrielles particulièrement consommatrices d’eau (riz, canne à sucre et plus récemment maïs) ne fait qu’aggraver la situation. La pollution des eaux de surface et souterraines bouleverse la faune et la flore des écosystèmes, notamment la vie et la productivité des sols. Ceci alors qu’en France, entre 1996 et 2018, la pollution des nappes souterraines par les nitrates a augmenté de 37 %, dont 75 % d’origine agricole (CGDD, 2021), et provoque en particulier une prolification d’algues et de cyanobactéries (eutrophisation) difficile à contrôler, comme en Bretagne (Cour des comptes, 2021).
Enfin, les écosystèmes sont désormais aussi affectés par le changement climatique provoqué par l’émission de gaz à effet de serre (GES). En 2020 à l’échelle mondiale, les systèmes agri-alimentaires ont émis 16 milliards de tonnes d’équivalent CO2 (16 Gt CO2eq), soit 31 % des émissions tous secteurs confondus (FAO, 2022). L’Inde en était le second émetteur après la Chine, avec 1,4 Gt CO2eq (38 % de ses émissions totales). Elle était talonnée par l’Europe avec 1,2 Gt CO2eq (36 % des émissions totales de l’UE à 27). Ramenées au nombre d’habitants, ces émissions agri-alimentaires s’avèrent cependant très différentes : 1 t/an pour l’Inde contre 2,8 pour l’Europe où l’agriculture est plus motorisée et l’alimentation plus transformée et abondante en protéines animales. En Inde, en revanche, sont particulièrement problématiques : i) le méthane des rizières et les fermentations entériques du premier cheptel de bovidés du monde, ii) le protoxyde d’azote issu des épandages d’engrais, iii) le dioxyde de carbone émis par l’électricité et autres énergies utilisées pour l’irrigation et la fabrication d’engrais.
L’agriculture biologique serait-elle la réponse à tous ces maux et à d’autres, comme se le demandait déjà Jeanne-Marie Viel il y a 45 ans (Viel, 1979) ?
4 La difficile progression de l’agriculture biologique
4.1 Un label AB européen au développement contrarié
L’agriculture biologique a des racines européennes qui se sont développées dans les années 1960–1970 sur un fond de résistance au capitalisme, au productivisme et à la société de consommation. Elle aurait eu quatre pionniers selon Besson (2009), dont deux d’expériences asiatiques : Masanobu Fukuoka au Japon, et Sir Albert Howard, agronome et botaniste anglais qui s’était frotté à « trois mille ans d’écologie indienne » (Montaut, 2024) durant la période coloniale. En France, l’institutionnalisation de l’AB débute en 1980 dans la Loi d’orientation agricole, avec la reconnaissance d’une agriculture « n’utilisant pas de produits chimiques de synthèse ». Pour la PAC, il faudra attendre 2007 pour que le premier règlement relatif à l’agriculture biologique voit le jour, puis 2010 pour que soit créé le label européen AB. Le règlement de 2018 actuellement en vigueur définit un cahier des charges strict qui repose sur l’interdiction de principe des intrants de synthèse (engrais, pesticides) et des OGM dans la production végétale. Pour les productions animales, elles doivent intégrer une alimentation biologique du cheptel. L’ancrage de l’AB dans le droit de l’Union européenne offre à cette dernière la possibilité de contrôler strictement les pratiques. En contrepartie, il lui est compliqué de valider des approches plus complexes, difficiles à encadrer par des règles simples.
À l’AB se sont depuis ajoutées d’autres alternatives, telles l’« agriculture raisonnée », les « cultures bas-intrants », ou encore la certification « Haute Valeur Environnementale » (HVE). L’AB apparaît cependant comme la plus performante au plan environnemental. Dans le cas français (Sautereau et Benoît, 2016 ; Cour des comptes, 2022), on relève des systèmes racinaires plus denses et profonds qui améliorent la capacité de rétention en eau des sols cultivés. La qualité des eaux est améliorée, de même que l’abondance d’espèces (près de 30 % en plus). Cela alors que le bilan 1989–2019 de la Ligue de protection des oiseaux (Fontaine et al., 2020) montrait une baisse de 30 % de leurs effectifs en 30 ans, essentiellement due à l’agriculture intensive en intrants de synthèse.
Les rendements en AB demeurent cependant inférieurs, du moins si on compare des monocultures entre elles. À l’échelle mondiale le différentiel moyen serait de l’ordre de −20 % (De Ponti et al., 2012 ; Seufert et al., 2012). Le rendement apparaît ainsi sacrifié sur l’autel de la suppression des intrants de synthèse. Avec la nouvelle PAC (2023–2027) et des évènements comme la guerre en Ukraine, l’AB apparaît désormais en retrait politique au sein de l’UE. Le projet de Plan d’action pour la production biologique, présenté en 2021 par la Commission européenne dans son Pacte vert, souhaitait que 25 % de la surface agricole utile (SAU) soit en AB pour 2027. Mais le Parlement européen a supprimé cette référence quantitative. En France, l’objectif pour 2022 fixé par la loi EGAlim 1 (2018) demeure à 15 % de la SAU (y compris pâtures), mais en 2021, on n’en était qu’à 10,3 % (9,6 % dans l’UE).
4.2 Une croissance limitée de l’agriculture biologique en Inde
L’Inde compterait le plus grand nombre d’agriculteurs bio de la planète : 1,6 million en 2021, soit 43 % du total mondial selon l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL) (Willer et al., 2023). Mais rapportés au nombre total d’exploitations du pays (146 millions selon l’Agricultural Census de 2015–2016) ou encore d’actifs agricoles (188 millions en 2019 selon le National Statistical Office), cela ne représente qu’1 % des agriculteurs indiens. Certes, ne sont ici comptabilisés que les producteurs certifiés bio par des tiers ou un système participatif de garantie, et non ces « bios par défaut » (Default Organic) si courants dans les campagnes pauvres des pays du Sud où les intrants chimiques sont inaccessibles. Les producteurs certifiés, avant tout de coton, occuperaient 1,5 % de la surface agricole : on reste donc loin de l’UE dans le domaine, même si les statistiques de cette dernière sont avantagées par les surfaces de prairies qui en Inde sont extrêmement réduites.
De plus, la croissance de l’AB indienne a longtemps reposé sur l’exportation de produits tropicaux (café, thé, condiments) qui représente encore le quart des tonnages. Il est assez symptomatique que ce soit l’APEDA (Agricultural and Processed Food Products Export Development Authority), dépendant du ministère du Commerce et de l’Industrie, qui chapeaute les systèmes de certification et leur accréditation internationale (National Programme for Organic Production lancé dès 2001). Cette dépendance envers les marchés extérieurs n’est pas sans risque : en 2021, le département de l’Agriculture des États-Unis (USDA) a révoqué sa reconnaissance de la certification AB indienne, tandis que l’Union européenne a imposé de strictes restrictions aux produits indiens du fait de leur teneur en oxyde d’éthylène (Willer et al., 2023).
Depuis les années 2000, la politique fédérale s’est faite plus volontariste (Khurana et Kumar, 2020), multipliant par six les surfaces en AB entre 2003–2004 et 2020–2021. De concert avec l’Organic Farming Policy de 2005, un Network Project on Organic Farming fut lancé en 2004 par l’Indian Council of Agricultural Research (ICAR), ce qui permit la création du National Centre for Organic Farming (NCOF). Le Paramparagat Krishi Vikas Yojana (PKVY, Programme de développement de l’agriculture traditionnelle) est lancé en 2015 ; il promeut notamment les systèmes participatifs de garantie (SPG). Ces SPG locaux sont mis en réseau au niveau national par le NCOF – mais ils ne concernent que 4 % des agriculteurs certifiés en 2019 (Khurana et Kumar, 2020). Enfin, en 2020, le PKVY a lancé le Bharatiya Prakritik Krishi Paddhati (Programme indien d’agriculture naturelle) afin de réduire le coût des intrants pour les agriculteurs et celui des importations pour le pays. Andhra Pradesh (cf. Sect. 4), Gujarat, Himachal Pradesh, Karnataka, Kerala, Uttar Pradesh et Uttarakhand ont été les premiers États à rejoindre ce programme (Willer et al., 2023).
Les politiques fédérales sont en effet suivies, voire précédées par les politiques des États provinciaux. Ceux se situant en Himalaya ont été pionniers, notamment parce que leur localisation montagnarde les avait éloignés des intrants et marchés de la révolution verte. L’Himachal Pradesh ou l’Uttarakhand ont ainsi d’ambitieux programmes de soutien aux producteurs biologiques (Galvin, 2021). Mais le cas le plus emblématique est celui du Sikkim (690 000 habitants en 2020) qui s’est proclamé « 100 % Organic » en 2015 après l’interdiction définitive des intrants chimiques en 2014. Au-delà du succès médiatique, des critiques s’inquiètent cependant de voir le Sikkim multiplier ses exportations d’épices (ex. curcuma, cardamome) tandis que son riz serait importé d’États indiens fortement chimisés, via le Système public de distribution alimentaire.
En Europe aussi, l’AB peut conserver un caractère industriel si elle se concentre sur quelques productions dans le cadre de filières agroalimentaires classiques. On comprend donc qu’un paradigme plus ambitieux, fondé sur une agroécologie systémique, puisse apparaître nécessaire.
4.3 Un renouveau de l’agriculture biologique via l’agroécologie ?
En Europe à compter des années 2010, l’intérêt à agir est amplifié par la prise de conscience du dérèglement climatique et de l’érosion de la biodiversité, par des engagements internationaux en la matière, et par des opinions publiques plus sensibles à la santé des hommes et des écosystèmes. Certains voient l’agriculture biologique comme « un bien commun à ressaisir » (Allaire, 2016) : ainsi, l’International Federation of Organic Agriculture Movements (IFOAM) réaffirme l’objectif du soin (care), et la réglementation européenne (CE n°834/2007) reconnaît que l’AB fournit des « biens publics ». L’action publique d’encouragement « se fonde sur une logique éthique » (ibid., p.15). Cependant, la mobilisation effective de l’AB par les institutions demeure limitée, en raison du lobbying des producteurs d’intrants mais aussi parce que ses rendements sont moindres, ou que ses fumures organiques émettent au moins autant de GES que les engrais chimiques. C’est plutôt le terme « agroécologie » qui va faire florès (Bellon, 2016). Il est mis à l’agenda européen via un partenariat dédié (EU, 2024), et IFOAM-Europe fait de même (www.organicseurope.bio).
À la fois « science, mouvement et pratique » (Wezel et al., 2009), les définitions de l’agroécologie sont néanmoins multiples tout comme ses mentors, plutôt outre-Atlantique (Altieri, 1995 ; Gliessman, 2015) même si ses racines seraient aussi profondément européennes (Bellon et Ollivier, 2021). À la fin des années 2010, les organisations internationales ont parachevé une définition qui demeure longue et complexe, avec 13 principes selon le HLPE (2019), et 10 éléments pour la FAO (2018) ; diversifier les productions et les systèmes pour dynamiser des synergies entre ressources (cultures, sol, eau, arbres, animaux…) et la production de services écosystémiques, améliorer l’efficacité des intrants externes et fortement limiter leur usage, accroitre le recyclage tout comme la résilience des communautés et de leur environnement, soutenir les traditions culturelles et alimentaires, respecter et améliorer les valeurs humaines et sociales, tout ceci grâce aussi aux partage et cocréation de savoirs, une gouvernance responsable et une économie circulaire et solidaire. Pour l’agroécologie tropicale, Cote et al. (2022) identifient quant à eux 3 piliers (principes) de développement et 11 leviers (outils) de nature biotechniques, cognitifs, socio-politiques et organisationnels.
En France, la loi du 13 octobre 2014 « pour l’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt » définit à l’article L.1. du Code rural les « systèmes de production agroécologiques » comme : « l’autonomie des exploitations agricoles et l’amélioration de leur compétitivité, en maintenant ou en augmentant la rentabilité économique, en améliorant la valeur ajoutée des productions et en réduisant la consommation d’énergie, d’eau, d’engrais, de produits phytopharmaceutiques et de médicaments vétérinaires, en particulier les antibiotiques. Ils sont fondés sur les interactions biologiques et l’utilisation des services écosystémiques et des potentiels offerts par les ressources naturelles [...]. Ils contribuent à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique ».
Il ressort de toutes ces définitions un vaste champ des possibles, qui permet à certains acteurs de couvrir sous le sceau de l’agroécologie des monocultures industrielles gourmandes en eau comme en énergie, telles que les tomates hydroponiques sous serres, ou encore l’agriculture sans labour qui stocke du carbone dans les sols mais demeure grande consommatrice d’herbicides. Il en est de même en Inde où le mot « agroécologie » n’apparaît dans les rapports et discours qu’à la fin des années 2010 : on qualifie d’agroécologie soit l’AB (industrialisée ou non), soit des pratiques non biologiques mais avec un intérêt environnemental dans un certain domaine (ex. carbone du sol) quitte à avoir des effets néfastes dans d’autres (ex. biodiversité, santé).
Il nous semble dès lors opportun de nous appuyer sur une définition de l’agroécologie révélant plus simplement et clairement les fondements de sa productivité afin de facilement reconnaître ce qu’est ou non un paysage agroécologique : « une productivité de la terre et du travail agricole ne reposant plus sur quelques monoproductions à grande échelle et l’utilisation intensive d’eau, d’énergie fossiles, de molécules chimiques et de matériels génétiquement modifiés en laboratoire, mais sur une mosaïque d’agro[-sociaux-]écosystèmes localisés stimulant chacun à leur manière des synergies biologiques entre multiples espèces végétales et animales en-dessous et au-dessus de la surface terrestre, des champignons du sol aux céréales, légumineuses et arbres, des bactéries ou lombrics aux gros bovidés » (Dorin, 2022, p. 157). Cette définition d’apparence purement technique ne l’est pas véritablement, puisqu’elle sous-tend et nécessite, pour être opérationnelle, la mise en œuvre de principes ou d’éléments plus abstraits mentionnés dans la littérature internationale sur l’agroécologie (Koohafkan et al., 2012 ; FAO, 2018 ; HLPE, 2019…), tels que la cocréation de savoirs, la diversification de l’économie et des régimes alimentaires, l’efficacité et la résilience, la circularité et la solidarité, la mobilisation des cultures, valeurs et ressources locales, ou encore la santé des sols, des humains et des non-humains. Cette définition nous aide aussi à montrer pourquoi « l’agriculture naturelle » en Andhra Pradesh apparaît comme une forme particulièrement avancée d’agroécologie.
5 Les promesses de « l’agriculture naturelle » de l’Andhra Pradesh
5.1 L’institutionnalisation d’une ambition agroécologique radicale
L’Andhra Pradesh (AP) est un État du sud de l’Inde comptant 53 millions d’habitants et 9,3 millions d’actifs agricoles en 2020. En 2016 il a institutionalisé un mouvement d’abord appelé « Agriculture naturelle à zéro budget » (AP-ZBNF), puis « Gérée par les communautés » (APCNF). Ses concepts et pratiques ont été formalisés au fil des années par une « Société publique d’autonomisation des agriculteurs » (RySS : Rythu Sadhikara Samstha) avec l’objectif de rallier à terme tous les agriculteurs de l’État (https://apcnf.in).
La RySS rappelle cinq enjeux à relever avec et pour sa population (RySS, 2019a) : la profonde détresse paysanne ; la pauvreté de l’alimentation ; l’érosion des sols, des eaux et de la biodiversité ; le réchauffement climatique ; l’injustice climatique (les plus pauvres et moins responsables sont les plus affectés, notamment les enfants, les femmes et les paysans sans terre). Pour relever ces défis, elle précise ensuite : « L’agriculture naturelle, c’est travailler en harmonie avec la nature, dans la ferme conviction que notre mère nature a une solution aux divers problèmes agricoles et alimentaires induits par l’homme. C’est une alternative aux pratiques agricoles actuelles, une technologie transformationnelle qui sécurise notre avenir collectif : (1) en réduisant les coûts et risques de production tout en augmentant les rendements, afin de générer des revenus réguliers et bénéficier d’une agriculture plus résiliente au climat ; (2) en produisant plus d’aliments sains et nutritifs, sans produits chimiques ; (3) en réduisant l’émigration des jeunes ruraux, en inversant même les flux migratoires ; (4) en améliorant la santé des sols, la conservation de l’eau, la restauration des écosystèmes côtiers et la biodiversité. »
Cette « technologie transformationnelle » s’avère avant tout être celle de « l’agriculture régénérative, une pratique de gestion holistique des terres qui tire parti du pouvoir de la photosynthèse des plantes pour fermer le cycle du carbone, regénérer la santé des sols, la résilience des cultures, la densité des nutriments […] et augmenter les rendements […] en utilisant les ressources biologiques in situ […] et une diversité de cultures [mixtes, internes, à 5 strates, de bordure, de contrôle des ravageurs…] » (RySS, 2019b). Le réseau trophique du sol (soil food web) en est au cœur, et les populations microbiennes (ex. bactéries, champignons) sont entre autres développées avec des préparations à base d’urine et bouses de vaches locales, tel le jeevamrutham (« nectar de vie ») promu depuis des décennies par Subhash Palekar, guru du ZBNF dans d’autres États du sud de l’Inde (Münster, 2018 ; Dorin, 2022).
Après six ans d’expérimentations, huit « principes universels » sont avancés pour cette « technologie naturelle » sans engrais ni pesticides (Kumar, 2022) : (1) une perturbation minimale des sols ; (2) des semences locales ; (3) des biostimulants comme catalyseurs ; (4) une grande diversité de cultures (15–20 au total sur une année avec plusieurs cycles) avec des arbres ; (5) une intégration de l’élevage aux cultures ; (6) des cultures et une vie racinaire toute l’année y compris en zone aride grâce au Pre-Monsoon Dry Sowing ; (7) des sols toujours couverts par les plantes ou résidus de culture ; (8) une lutte antiparasitaire par de meilleures pratiques agronomiques et des extraits botaniques.
« Toutes ces pratiques réunies augmentent la teneur en humus du sol et alimentent un grand nombre d’organismes au-dessus et en dessous de sa surface. L’ensemble de ce réseau trophique améliore la productivité agricole, la biodiversité, la séquestration du carbone et la disponibilité en eau » (RySS, 2019a). Sur ce dernier point, la moisson des vapeurs d’eau, véritables « rivières dans l’air », atteindrait des volumes stupéfiants. Selon Jehne (2019), elle pourrait atteindre jusqu’à plus de 90 % des consommations en eau des biomasses cultivées, ce qui invite à repenser de fond en comble l’irrigation conventionnelle par eaux de surface ou souterraines. Il en est de même pour la fertilisation qui deviendrait finalement endogène (comme pour la croissance des arbres en forêt), et non plus exogène sous forme synthétique ou organique (Dorin, 2022), ce que de nouvelles approches agronomiques tentent d’expliquer (Husson, 2023).
5.2 Une transformation organisationnelle
L’APCNF ne se limite pas à des innovations technologiques, comme ne cesse de le marteler T. Vijay Kumar, haut fonctionnaire qui porte le mouvement. En 2019, il évoque « trois théories du changement pour mettre en œuvre l’agriculture naturelle en Andhra Pradesh : (1) la transformation s’effectue démocratiquement, avec des groupes d’agricultrices et autres assemblées d’agriculteurs impliqués dans la planification, la mise en œuvre et le suivi du programme ; (2) la diffusion des connaissances et de leurs supports est assurée par les agriculteurs et une personne ressource dans leur communauté ; (3) la transformation totale du village, du groupe d’agriculteurs, du mandal [canton] et de l’État (dans cet ordre) implique de convertir tous les villages, tous les agriculteurs, toutes les fermes et toutes les pratiques » (RySS, 2019a).
La mise en œuvre de ces théories s’effectue suivant un schéma organisationnel complexe qui recherche un apprentissage collectif permanent entre les différents partenaires (agriculteurs, communautés villageoises, agents de l’État, fondations, ONG, scientifiques), sans réelles bases ou sommets si ce n’est les petits groupes d’entraide féminins (Self-Help Groups, une institution classique de micro-crédit en Inde) : au nombre de 160 000 en 2020 en Andhra Pradesh, ils sont considérés comme les propriétaires, la plateforme et le capital social du projet (Dorin, 2022).
L’objectif de transformation visant d’abord le village, c’est à cette échelle qu’est envisagée une certification collective « bio-village » (type SPG). Mais l’objectif du programme est d’abord que les populations locales s’assurent elles-mêmes une alimentation saine et diversifiée sans augmentation de prix.
5.3 Des performances incontestables mais qu’il reste à généraliser
Comme on le voit, cette APCNF est avant tout une affaire de synergies entre une grande diversité de plantes, d’animaux et d’humains, rejoignant ainsi notre cœur de définition de l’agroécologie. Les vastes étendues de monocultures désinfectées de la révolution verte sont invitées à céder la place à de multiples petits jardins hirsutes produisant toute l’année divers aliments pour l’homme comme pour l’animal : de quoi bouleverser la vision de l’agriculture « moderne » et « performante » au XXIe siècle.
À en croire les premières études d’impact, les résultats sont très satisfaisants, même si on les ramène encore à l’indicateur classique des rendements par culture (au lieu d’évaluer celui de polycultures avec plusieurs cycles par an). Comme cet indicateur est très souvent positif (Duddigan et al., 2023), et que les coûts de production ont fortement diminué, le revenu net de l’agriculteur est en hausse (ainsi que les temps de travaux, du moins les premières années, le temps de mettre en place le nouveau système de production). Cela sans compter la résistance accrue aux aléas climatiques (cyclones, sécheresses), des produits de meilleure qualité sur le plan nutritionnel et sanitaire, des dépenses de santé en baisse. Au final, l’APCNF contribuerait à 10 des 17 Objectifs de développement durable de l’ONU.
En 2022, près d’un million d’agriculteurs (10 % environ des actifs agricoles de l’État) pratiqueraient déjà à des degrés divers cette agriculture naturelle. Cela stimule son développement dans d’autres États indiens, la formation d’une coalition d’agriculture naturelle à l’échelle nationale (https://nfcoalition.in), ainsi que l’attention du gouvernement fédéral, surtout après le retrait en 2021 de ses lois de libéralisation agricoles (Landy et Dorin, 2022). Ainsi, le National Centre for Organic Farming a été renommé National Centre for Organic and Natural Farming (NCONF). Mais autant l’objectif de sécurité et de souveraineté alimentaire est désormais utilisé en Europe pour défendre l’agriculture industrielle conventionnelle (au nom de l’exigence de rendements suffisants pour nourrir le continent voire la planète), autant ce même objectif est utilisé en Inde pour défendre les agricultures alternatives. C’était le sens du discours du Premier ministre Narendra Modi lors de la Fête nationale du 15 août 2022 : « Les agricultures biologiques et naturelles représentent une voie majeure pour rendre l’Inde atma nirbhar [autonome], en raison de leur potentiel pour réduire les couteuses importations d’engrais ». À cet aspect économique s’ajoute une raison politico-religieuse : le « nectar de vie » cher à Subash Palekar est fondé sur l’urine et la bouse de vache, animal sacré pour les hindous, et qui plus est, sur des races locales de vaches. Un « bio-nationalisme » (Fitzpatrick et al., 2022) qui ne peut que plaire au gouvernement nationaliste-hindou.
Ces succès ne doivent néanmoins pas masquer la très longue route qu’il reste à parcourir. Le premier obstacle est le maintien des subventions aux prix et aux intrants pour quelques productions industrielles, alors que l’APCNF est extrêmement diversifié et beaucoup plus intensif en travail (physique et intellectuel) qu’en intrants. Le second obstacle est celui de la petite taille des exploitations, pourtant gage de plus haute productivité de la terre comme le démontre mais aussi l’oublie la science économique depuis des décennies. En effet, même en produisant plus et en valorisant mieux la production par hectare avec l’APCNF, l’agriculteur et son revenu resteront limités par la petitesse des surfaces. Faut-il dès lors envisager de convertir les actuelles subventions de la révolution verte en paiements pour services environnementaux (PSE), non plus à l’hectare mais à la pratique et à la personne, en reconnaissance des très divers et importants bénéfices que fournit l’agroécologie aux sociétés ? Le troisième obstacle est la dispersion des productions dans le temps et dans l’espace : comment réformer des filières de stockage, de transport et de transformation actuellement organisées pour seulement quelques denrées produites en masse ?
6 Conclusion
Si l’Union européenne a fait le choix de promouvoir l’exigeant cahier des charges de l’agriculture biologique, ce modèle butte sur un différentiel négatif de rendement que le moteur industriel de productivité (spécialisation-agrandissement-robotisation) pourra difficilement combler un jour. L’agroécologie d’Andhra Pradesh nous suggère une tout autre manière de concevoir la productivité de la terre et du travail agricole : les performances ne sont plus liées à de lourds équipements et de coûteux intrants à rentabiliser avec les cultures auxquelles ils sont dédiés, mais à un jardinage complexe à micro-échelle de multiples espèces, abondamment alimenté par du travail et du capital social pour bonne partie féminin. Reste dans le cas des deux Unions la dépendance au sentier d’agriculture et d’alimentation industrielles.
Hill (1998) écrivait qu’un jour dans le futur, beaucoup se demanderont comment les scientifiques et les décideurs politiques ont pu continuer à défendre sciemment l’expansion de systèmes de production spécialisés avec des monocultures en rang gérées chimiquement, qui entraînent l’érosion et la dégradation des sols, l’épuisement et la contamination des eaux, la perte de biodiversité, l’exode et l’effondrement des communautés rurales, une dépendance accrue aux ressources non renouvelables et aux subventions, etc. Il distinguait ensuite la « durabilité superficielle » (à court terme, symbolique) et « la durabilité profonde » (à long terme, fondamentale). Et rangeait dans la première l’AB car la percevant comme concentrée sur des stratégies d’efficacité et de substitution en ce qui concerne l’utilisation des ressources, mais ne remettant finalement pas en question les objectifs prédominants au sein de la société.
L’histoire nous semble tout autre avec l’agriculture naturelle d’Andhra Pradesh, qui tend plus sûrement vers « le maintien de la planète et de ses écosystèmes, ainsi que de la société et de ses communautés, pour une santé et un bien-être environnemental et humain optimaux et équitables » (la définition du développement durable selon Hill). C’est en tout cas vers l’accomplissement de tels objectifs qu’elle œuvre en contexte indien, et nous montrons ailleurs (Dorin et al., 2024) combien cela serait possible et bénéfique si elle était complètement mise à l’échelle en 2050, avec 10 millions d’agriculteurs plutôt que 5 comme dans le scénario d’intensification industrielle. Les sociétés européennes pourraient-t-elle imaginer et accepter une telle évolution sur le marché du travail et des valeurs, totalement contraire aux évolutions passées avec aujourd’hui moins de 3 % de l’emploi en agriculture, et des exploitations toujours plus grandes, concentrées et robotisées à grand renfort d’énergie fossile ?
Cette dépendance européenne au sentier industriel de « croissance économique moderne » (Dorin, 2022) n’existe pas en Inde puisque depuis les années 1960, le nombre d’actifs agricoles a augmenté plutôt que fortement régressé, réduisant d’autant les surfaces cultivées par agriculteur. Et c’est peut-être et finalement la chance de l’Inde, son avantage comparatif pour un développement durable au XXIe siècle. L’agroécologie telle que pratiquée en Andhra Pradesh n’est en effet efficace dans la production de divers biens et services qu’à micro-échelle, celle du jardin paysan. Ce jardin, on ne le cultive ni le récolte avec des gros tracteurs et des moissonneuses batteuses, mais manuellement, avec savoir, attention et grand soin, avec probablement aussi en sourdine cet « hymne à la terre » des temps védiques (Montaut, 2024) auquel les sociétés européennes semblent aujourd’hui préférer le « silence dans les champs » (Legendre, 2023) d’un monde de hightech « sans agriculteurs » (Timmer, 2009).
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Citation de l’article : Dorin B, Degron R, Landy F. 2024. Agriculture industrielle, agriculture biologique et agroécologie : regards croisés Europe-Inde. Cah. Agric. 33: 31. https://doi.org/10.1051/cagri/2024026
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