Open Access
Review
Issue
Cah. Agric.
Volume 31, 2022
Article Number 23
Number of page(s) 10
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022021
Published online 04 October 2022

© P.D. Malanski et al., Hosted by EDP Sciences 2022

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Presque la moitié de la population mondiale vit en milieu rural et le secteur agricole est responsable de 27 % des emplois dans le monde (World Bank, 2021). Le nombre de travailleurs agricoles est d’environ 1,1 milliards (ILO, 2022). L’importance de l’emploi agricole varie fortement selon les pays. Par exemple, il représente plus de la moitié de l’emploi total dans certains pays africains (Ouganda, Malawi…), alors que dans certains pays européens l’emploi agricole représente moins de 10 % – en France 3 % – (Forget et al., 2019 ; World Bank, 2021).

Au-delà de ces différences, le travail est une question centrale pour l’avenir du secteur agricole mondial. Par ailleurs, le travail et l’emploi agricoles se transforment. Face à la décroissance de la main-d’œuvre familiale, l’emploi de salariés progresse (Blanc et al., 2008), tout comme le recours à l’externalisation de tâches (Nye, 2018 ; Nguyen et al., 2021). De même, l’association d’une main-d’œuvre salariée et d’équipements modernes de plus en plus digitaux permet de poursuivre la recherche d’une haute productivité du travail (Woodhouse, 2010). Les dimensions sociales et territoriales du travail et de l’emploi sont également connectées, à l’exemple des réseaux (professionnels ou non) utilisés par les agriculteurs pour recruter des salariés ou partager du matériel agricole (Gezelius, 2014), ou les contrats de métayage afin d’échanger travail et ressources (Amichi et al., 2015). En retour, la dynamique et la régulation du marché du travail influencent l’attractivité et le développement des communautés rurales (Santhanam-Martin et Nettle, 2014), ce qui peut être accompagné par le développement des filières, qui à leur tour contribuent à la création d’emplois (Lie et al., 2012). Ainsi, les thématiques liées aux transformations du travail sont très diverses, avec des moteurs de changement de natures variées mettant en relation la main-d’œuvre familiale et salariée, les questions de genre et de santé, la gestion du travail centralisée ou décentralisée, l’équilibre entre travail et capital, la demande de force de travail dans les exploitations et les dynamiques du marché de l’emploi local.

Clarifier la diversité des thématiques et des relations entre elles est un enjeu majeur pour les chercheurs qui mènent des réflexions sur le futur du travail en agriculture, notamment à travers le développement d’approches pluridisciplinaires qui articulent différentes problématiques de terrain et les dynamiques entre l’exploitation, le territoire et les filières (Dedieu et Schiavi, 2019). Cependant, les approches disciplinaires sont celles qui prédominent parmi les recherches sur le travail en agriculture, e.g. économie, sociologie, mais aussi médecine et agronomie sensu lato. En vue de mieux caractériser la diversité des recherches qui se sont penchées sur les thématiques en lien au travail en agriculture, nous avons réalisé des études bibliométriques basées respectivement sur les articles de langue anglaise publiés dans le Web of Science (WoS) et dans Scopus (Malanski et al., 2019, 2021). Ces deux bases bibliographiques ont des caractéristiques différentes, et donc les thématiques de recherche (ainsi que les disciplines) mises en avant par les analyses bibliométriques ne sont pas les mêmes (Singh et al., 2021). Les sciences de la vie et de l’ingénieur sont mieux représentées par WoS, tandis que les sciences humaines et sociales sont mieux représentées par Scopus. Malgré les différences, ces bases bibliographiques partagent une partie de leurs indexations (Mongeon et Paul-Hus, 2016 ; Singh et al., 2021). Notre hypothèse est que l’analyse conjointe des bases WoS et Scopus pourrait mettre à jour un panorama complet et pluridisciplinaire des recherches sur le travail en agriculture et permettre de mieux identifier les thématiques similaires et complémentaires, ainsi que les thématiques émergentes qui ne sont pas identifiées lors des analyses séparées. Ainsi, notre objectif est de caractériser le panorama des thématiques de recherche sur le travail en agriculture dans la littérature académique internationale entre 2010 et 2019, en associant les sources biotechniques et de sciences sociales.

2 Méthodologie

L’identification et la sélection des articles indexés dans les bases bibliographiques Scopus et WoS dans les collections Core Collection Citation Index, Social Science Citation Index et Emerging Sources Citation Index ont suivi le procédé PRISMA (Preferred Reporting Items for Systematic Reviews and Meta-Analyses), organisé en trois étapes (Moher et al., 2009).

La première étape a été consacrée à l’identification des articles à travers la recherche avancée de mots-clés. Nous avons utilisé le thésaurus Agrovoc pour identifier les mots du vocabulaire contrôlé liés à « work » et « agriculture », puis complété par des mots non contrôlés. Agrovoc est une collection multilingue de vocabulaire contrôlé sur les concepts et la terminologie des domaines d’intérêt de la Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO) sur l’agriculture, ce qui permet une indexation standardisée du vocabulaire (FAO, 2022).

Nous avons composé l’équation suivante : “TI = ((work* OR labor* OR task*) AND (agriculture* OR livestock OR crop* OR fish* OR horticultur* OR farm* OR rural*))”. Les articles sélectionnés affichent au moins deux de ces mots-clés dans le titre. Les autres critères de sélection des articles ont été : (1) la période d’analyse (entre 2010 et 2019) afin de nous limiter aux publications récentes ; (2) les publications en langue anglaise afin d’éviter un biais d’analyse des mots-clés des articles ; (3) les articles issus d’analyses empiriques ou de bases de données, les articles éditoriaux et la littérature grise n’étant pas pris en compte. Ainsi, 2754 articles ont été sélectionnés.

La deuxième étape a été celle du tri manuel des articles à travers la lecture du titre, résumé et des mots-clés afin de vérifier leur pertinence et d’exclure ceux qui ne correspondent pas au propos de cette étude. Cette étape est nécessaire car l’association de mots comme « labor », « work » et « agriculture » ou « rural » sont aussi repérés dans d’autres thématiques (e.g. conservation du sol, travail social dans les territoires ruraux). En outre, un seul article a été retenu lorsque un doublon WoS et Scopus a été repéré. Finalement, nous avons sélectionné 1084 articles sur le travail en agriculture, qui incluent la production d’aliments, de fibres et de combustibles, et aussi les activités agroforestières (voir Matériel supplémentaire). Les mots-clés fournis par les auteurs des articles sélectionnés ont été ensuite normalisés afin de ne retenir qu’une forme entre singulier ou pluriel (e.g. migrant/migrants), anglais américain ou britannique (e.g. labor/labour), acronymes ou nom complet (e.g. CAP/Common Agricultural Policy) et minuscule ou majuscule (e.g.employment/Employment). Au final, nous avons obtenu 2117 mots-clés.

La troisième étape a été l’analyse synchronique et diachronique des mots-clés. L’analyse synchronique des mots-clés nous a permis d’identifier les principales thématiques de recherche sur le travail en agriculture dans les 10 dernières années. L’analyse a été réalisée à travers l’outil « Network Analysis » sur la plateforme CorText Manager (IFRIS et INRAE, https://www.cortext.net/), qui est basé sur la fréquence de co-occurrence des mots-clés. L’algorithme Louvain a été utilisé pour calculer la distribution des mots-clés et identifier des groupes. Cet algorithme calcule via une démarche hiérarchique et itérative la densité des liens entre mots-clés dans un groupe et le compare entre groupes (Blondel et al., 2008). Le résultat est affiché dans un graphique de réseau composé par des nœuds représentés par des triangles (i.e. mots-clés) et ses connections (i.e. co-occurrence). La taille du triangle indique la fréquence du mot-clé : plus il est grand, plus élevée est la fréquence. La ligne grise représente les connections : plus elle est foncée et épaisse, plus élevée est la fréquence de co-occurrence. La distance entre mots-clés indique leur association ; plus ils sont proches, plus élevée est leur association. L’association entre plusieurs mots-clés avec une fréquente co-occurrence est affichée sous forme de groupe de mots-clés (i.e. cercle coloré). L’analyse diachronique nous a permis d’identifier l’évolution des principaux objets de recherche sur le travail en agriculture à travers la fréquence des mots-clés et leur distribution entre 2010 et 2019. Dans cette analyse, nous avons spécifiquement exclu les mots-clés indiquant les lieux d’étude (e.g. pays, région) et les types de production agricole (e.g. élevage, horticulture, riz, lait…) afin de nous concentrer sur ceux indiquant les objets de recherche. L’analyse a été réalisée à travers l’outil « Demographic Analysis » sur la plateforme CorText et le résultat est affiché sur un graphique qui montre la distribution temporelle année par année de la fréquence des mots-clés.

3 Résultats

Plus de 700 institutions de plus de 70 pays ont développé des recherches sur le travail en agriculture. Deux groupes sont identifiés parmi ceux qui publient le plus : (1) pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : États-Unis, Angleterre, France, Australie, Canada, Allemagne, Italie, Espagne, Japon, Suisse, Suède ; (2) pays non membres de l’OCDE : Chine, Inde, Afrique du Sud, Brésil (Malanski et al., 2019, 2021). Nous présentons ci-après les thématiques de recherche (définies par les co-occurrences de mots-clés, approche synchronique) et les objets de recherche (définis comme les mots-clés les plus fréquents, approche diachronique).

3.1 Les thématiques de recherche sur le travail en agriculture

Six thématiques de recherche principales ont été identifiées, prenant en compte les liens entre les mots-clés : l’allocation de la main-d’œuvre, les dynamiques du marché du travail, le genre et les vulnérabilités, la santé au travail, l’organisation du travail dans les exploitations, la gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires ( Fig. 1). Nous illustrons chacune des thématiques par les termes anglophones qui les caractérisent.

thumbnail Fig. 1

Panorama des principales thématiques de recherche sur le travail en agriculture entre 2010 et 2019. Note : l’algorithme de Louvain a été utilisé pour les calculs métriques de détection des groupes des mots-clés.

Overview of the main research domains on work in agriculture between 2010 and 2019.

3.1.1 Allocation de la main-d’œuvre

La thématique « allocation de la main-d’œuvre » est caractérisée par des recherches portant sur l’analyse des stratégies d’allocation de la main-d’œuvre et les facteurs qui l’influencent. Deux stratégies sont identifiées. La première concerne l’allocation de main-d’œuvre au niveau de l’exploitation agricole à travers le travail familial et le travail des salariés (e.g. family labor/travail familial, hired labor/salarié, employee/employé, labor force/force de travail, labor supply/offre de main-d’œuvre). La deuxième stratégie concerne l’allocation de la main-d’œuvre hors l’exploitation à travers le travail des membres de la famille (e.g. family labor/travail familial, off-farm employment/emploi hors de l’exploitation agricole, off-farm labor/travail hors de l’exploitation agricole). Ces stratégies sont influencées par deux facteurs principaux : les politiques publiques et la productivité agricole. Le rôle de la politique agricole commune dans les pays européens est très mis en avant (e.g. Common Agriculture Policy/Politique agricole commune, farm labor/travail à l’exploitation agricole, hired labor/salarié) et d’une façon plus générale l’effet des subventions gouvernementales est débattu (e.g. Mishra et al., 2014). Le maintien de la productivité agricole des exploitations joue un rôle important sur la décision d’investissement entre travail et capital (e.g. agricultural productivity/productivité agricole, family labor/travail familial, hired labor/salarié) (e.g. Kwan et al., 2018). L’efficience technique des exploitations familiales est ainsi étudiée (e.g. family farm/exploitation familiale, household/foyer, technical efficiency/efficience technique, employee/employé). Les méthodes quantitatives sont principalement utilisées pour l’analyse de l’emploi agricole (e.g. panel data/données de panel, stochastic frontier analysis/analyse de frontières stochastique, off-farm/hors de l’exploitation agricole, on-farm/sur l’exploitation agricole), tandis que les méthodes qualitatives sont utilisées dans les études sur le travail à l’exploitation agricole (e.g. questionnaire/questionnaire, family labor/travail familial, hired labor/salarié, employee/employé). Les sciences sociales composent les disciplines de référence de cette thématique, notamment la micro-économie. L’allocation de la main-d’œuvre est la seule thématique qui est liée directement aux cinq autres thématiques que nous avons identifiées dans notre analyse, ce qui indique que le travail dans et hors les exploitations agricoles et ses dynamiques composent la base commune d’analyse de la communauté scientifique internationale qui s’intéresse au travail en agriculture.

3.1.2 Dynamiques du marché du travail

« Dynamiques du marché du travail » est une thématique centrée sur l’asymétrie entre l’offre et la demande d’emploi, son impact sur les salaires et la productivité du travail (e.g. labor market/marché du travail, labor mobility/mobilité de la main-d’œuvre, surplus labor/excès de main-d’œuvre, wages/salaires, labor productivity/productivité du travail). Le centre de l’analyse est l’excès de main-d’œuvre (e.g. surplus labor/excès de main-d’œuvre) et ses conséquences négatives pour les travailleurs, comme les bas salaires et le chômage, notamment dans le cas des migrants (e.g. wages/salaires, unemployment/chômage, migrant/migrant). Deux moteurs de changement du marché du travail sont identifiés. Le premier est la mobilité de la main-d’œuvre, qui est lié aux déplacements des travailleurs afin d’éviter les marchés avec excès de main-d’œuvre (e.g. labor mobility/mobilité de la main-d’œuvre, surplus labor/excès de main-d’œuvre, wages/salaires, unemployment/chômage). Le second facteur est l’investissement en capital qui vise à augmenter la productivité du travail (e.g. labor productivity/productivité du travail, mechanization/mécanisation, technology/technologie), laquelle a un impact sur le marché du travail à travers les opportunités d’emploi. Les théories économiques sont utilisées dans les analyses (e.g. Lewis turning point/tournant de Lewis), par exemple pour analyser les lacunes entre la productivité du travail dans le secteur agricole et dans d’autres secteurs (Gollin et al., 2014). Les études réalisées en Asie ont beaucoup de poids dans cette thématique, en référence aux changements structurels comme l’urbanisation, les migrations rural-urbain et la mécanisation de l’agriculture. L’économie est la discipline de référence de cette thématique, avec un fort intérêt pour les analyses macro-économiques (e.g. Alvarez-Cuadrado et Poschke, 2011 ; Christiaensen et al., 2020). Cette thématique de recherche est connectée à deux autres pour mieux comprendre : (1) comment les dynamiques du marché du travail impactent les stratégies d’allocation de main-d’œuvre dans et hors l’exploitation ; (2) comment les conditions inégales d’emploi impactent des problématiques sociales, à l’exemple de la pauvreté, des inégalités de genre et de la sécurité alimentaire.

3.1.3 Genre et vulnérabilités

« Genre et vulnérabilités » liés au travail est une thématique déclinée en deux sous-thématiques connectées (Quisumbing et Doss, 2021). La première concerne le travail et l’emploi à travers des analyses portant sur la division sociale du travail (e.g. Contzen et Forney, 2017), notamment dans les exploitations paysannes (e.g. women/femmes, labor/travail, peasant/paysant), et sur la place croissante des femmes dans le marché du travail. Des études portent également sur la segmentation du marché de l’emploi et des conditions d’emploi, notamment dans le cas des migrants dans les exploitations commerciales (e.g. women/femmes, feminization/féminisation, employment/emploi, income/revenu, immigration/immigration). L’inégalité des conditions de travail et d’emploi a des implications sur la vulnérabilité socio-économique des femmes et de leurs foyers. La seconde sous-thématique repose sur des analyses de vulnérabilité socio-économique (e.g. Owusu et al., 2011) (e.g. poverty/pauvreté, food security/securité alimentaire, livelihood/foyer), à partir des approches sur le genre et les inégalités (e.g. gender/genre, social changes/changements sociaux, empowerment/autonomisation). Les sciences sociales composent les disciplines de référence, surtout la sociologie et l’économie. Cette thématique est liée à deux autres thématiques. « Genre » est lié aux dynamiques du marché du travail et à leurs conséquences sur la mobilité de la main-d’œuvre, tandis que la division du travail rejoint la thématique « organisation du travail ».

3.1.4 Santé au travail

« Santé au travail » dans l’exploitation est une thématique caractérisée par l’analyse de la santé des travailleurs selon trois perspectives (e.g. occupational health/santé occupationnelle, occupational safety/sécurité occupationnelle, occupational injury/blessure occupationnelle, non-fatal occupational injury/blessure occupationnelle non-mortelle). La première perspective, physique, est celle des troubles musculo-squelettiques et des effets de l’environnement du travail (e.g. Fathallah, 2010) (e.g. musculoskeletal disorder/trouble musculo-squelettique, workload/charge de travail, heat-related illness/maladie due à la chaleur). La deuxième perspective est celle de la charge mentale des travailleurs liée à l’activité agricole (e.g. mental health/santé mentale, occupational stress/stress occupationnel, job satisfaction/satisfaction au travail). Enfin, la perspective biochimique est centrée sur les risques de manipulation de substances chimiques et les conditions sanitaires de l’environnement de travail (e.g. epidemiology/épidémiologie, pesticide/pesticide). Les analyses développées dans cette dernière perspective prennent en compte différents types de travailleurs (e.g. farmworkers/travailleurs agricoles, child/enfant, youth/jeune, aged worker/travailleur âgé, migrant/migrant). Les études sur la santé au travail des migrants latino-américains travaillant en Californie sont fréquentes (e.g. migrant/migrant, immigrant/immigrant, Latino/Latino, Mexico/Mexique, California/Californie). L’ergonomie est la discipline de référence dans le développement de ces études (Jafry et O’Neill, 2000). Cette thématique de recherche est connectée avec celles qui traitent des stratégies d’allocation de main-d’œuvre et de l’organisation du travail, ce qui indique que les liens entre la division sociale et technique du travail et les facteurs de risque pour la santé sont une base commune pour analyser le travail en agriculture.

3.1.5 Organisation du travail dans les exploitations

« Organisation du travail dans les exploitations » est une thématique centrée sur la caractérisation et l’évaluation de l’organisation du travail au niveau de l’exploitation. Elle s’appuie sur les cadres d’analyse des systèmes de production (e.g. work organization/organisation du travail, division of labor/division du travail, farming systems/systèmes de production). L’analyse de la division du travail prend en compte les différents travailleurs (membres de la famille, salariés) et l’aspect technique de gestion du troupeau et des surfaces, qui est composé de tâches d’astreinte (ex. : traite, soin des animaux) et de tâches de saison (ex. : semis, traitements phytosanitaires, récoltes). Les analyses dans les exploitations d’élevage bovin laitier sont les plus fréquentes. Ce système de production est également très présent dans les études de « santé au travail ». Les sciences biotechniques produisent des connaissances sur le travail en s’appuyant sur les approches « farming systems » (Darnhofer et al., 2012) notamment la zootechnie des systèmes d’élevage (Dedieu et al., 2008).

3.1.6 Gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires

« Gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires » est une thématique caractérisée par l’analyse des mécanismes de gouvernance du travail (e.g. standard/standard, governance/gouvernance) selon l’approche des chaînes agroalimentaires (e.g. supply chains/chaîne d’approvisionnement). Les standards sont largement utilisés par les acteurs de l’aval afin de réguler les paramètres de durabilité, ce qui inclut les conditions de travail et d’emploi en amont de la chaîne agroalimentaire (e.g. standard/standard, sustainability/durabilité, smallholder/fermier). Les sciences sociales et de gestion composent les disciplines de référence, notamment l’économie et la gestion des organisations (Malanski et al., 2022). Cette thématique est liée à deux autres. Le lien avec la thématique « allocation de main-d’œuvre » indique que leur point commun est le développement des chaînes agroalimentaires comme un mécanisme de tension de l’emploi rural entre production, transformation, distribution et commerce. Le lien avec la thématique « organisation du travail » est centré sur l’influence de la gouvernance sur la division du travail dans les exploitations.

3.2 L’évolution des objets de recherche sur le travail en agriculture

Nous avons identifié sept objets de recherche sur le travail en agriculture entre 2010 et 2019 sur la base de leur fréquence : genre, migration, santé au travail, emploi, travail des enfants, organisation du travail et gouvernance du travail ( Fig. 2). Ces objets ont suivi différentes tendances d’évolution au cours du temps. Le genre, l’emploi, la santé au travail et le travail des enfants sont des objets de recherche consolidés sur toute la période d’étude, ce qui indique que les thématiques de recherche auxquels ils sont liés constituent le socle de la recherche internationale récente. Les migrations, l’organisation du travail et la gouvernance du travail sont des objets émergents, ce qui montre que les thématiques de recherche se renouvellent.

La question du genre est un objet important et stable depuis 2010, ce qui indique que l’analyse de la division sexuée du travail est consolidée dans les recherches internationales sur le travail en agriculture. Cet objet devrait continuer à être central dans la prochaine décennie, car l’égalité de genre est consignée dans l’agenda 2030 de l’Organisation des Nations Unies à travers les objectifs de développement durable (United Nations, 2017).

Les migrations constituent un objet émergent au début des années 2010, qui s’est consolidé au cours de la décennie. Ces recherches devraient continuer. À court terme, elles sont impulsées notamment par la pandémie de la Covid-19 et les mesures sanitaires de restriction de mobilité et de fermeture de frontières entre pays (Bochtis et al., 2020). Sur les moyen et long termes, les dynamiques concernent les migrations rural/urbain, les migrations au sein d’un même pays et entre pays (Mercandalli et Losch, 2018 ; Milbourne et Coulson, 2021).

L’emploi est un objet permanent, mais à la contribution instable au cours des 10 dernières années. Jusqu’en 2014, l’intérêt pour cet objet a été croissant, puis entre 2015 et 2016, il y a eu une décroissance suivie par une relance en 2017. Considérant que l’emploi est un objet d’économistes et que le marché du travail demeurera un sujet majeur (Hoyweghen et al., 2020), la tendance est que les recherches continuent à l’avenir.

Santé au travail et travail des enfants ont été mis en avant jusqu’en 2016. Depuis 2017, il y a eu une baisse des publications sur ces objets, malgré leur importance. Mais ils continueront à être développés par des chercheurs car ce sont des problématiques à fort enjeu sociétal : l’agriculture est un secteur avec des conditions de travail à haut risque (e.g. Fathallah, 2010) et environ 75 % des enfants qui travaillent sont dans l’agriculture (ILO, 2007).

L’organisation du travail est un objet instable (en termes de nombre de publications) au cours des 10 dernières années. Cet objet a été mis en avant jusqu’en 2014, puis est revenu parmi les principaux depuis 2017. L’intérêt des chercheurs pour cet objet augmente à travers le développement et la consolidation d’approches de l’organisation du travail, principalement dans le domaine de l’élevage (e.g. Cournut et al., 2018), mais aussi du fait de sujets en émergence (délégation intégrale, etc.).

La gouvernance du travail est un objet qui a émergé seulement en 2014, elle fait partie des nouveaux objets de recherche. La gouvernance est un concept mobilisé dans les approches des chaînes de valeur, qui a d’abord été développé dans le secteur non agricole (Gereffi et al., 2005). Cet objet devrait continuer à se développer dans la décennie à venir, avec l’adaptation des cadres d’analyse et des concepts à l’agriculture (e.g. Barrientos et al., 2019 ; Dolan, 2004 ; Ponte, 2009).

thumbnail Fig. 2

Évolution de sept objets de recherche sur le travail en agriculture entre 2010 et 2019. Note : l’échelle de 0 à 1 est utilisée par CorText Manager pour représenter la partie correspondant à la fréquence de chaque mot-clé par an parmi le total de fréquence par an des sept mots-clés qui composent le graphique.

Evolution of seven research topics on work in agriculture between 2010 and 2019.

4 Discussion

Nous avons caractérisé le panorama des thématiques de recherche sur le travail en agriculture à partir d’une analyse bibliométrique des articles dans la littérature académique internationale de langue anglaise, publiés entre 2010 et 2019 dans les deux bases de données WoS et Scopus. Les approches disciplinaires sont les plus fréquentes pour analyser les différentes problématiques, mais elles peinent à les relier les unes aux autres.

Les travaux académiques rassemblés dans ces bases présentent un biais de sur-représentation des problématiques du Nord vis-à-vis des questions vives posées plus spécifiquement au Sud, par exemple autour de l’emploi décent (FAO, 2017), et ce notamment dans les pays pour lesquels les revues et les communautés scientifiques continuent de privilégier d’autres langues comme l’espagnol ou le portugais en Amérique latine. Néanmoins, les bases que nous avons utilisées ont une couverture très large des sciences sociales et des sciences biologiques intéressées par le secteur agricole, utiles pour notre objectif de caractériser un premier panorama ouvert du domaine « travail et agriculture », exercice qui n’avait pas été réalisé jusqu’à présent. L’exploration spécifique des bases hispanophones et lusophones est en cours (Leal et al., 2022).

Notre analyse conjointe des bases Web of Science et Scopus a quatre avantages vis-à-vis des analyses séparées de l’une ou l’autre base, concernant la caractérisation du panorama international des thématiques sur le travail en agriculture (Malanski et al., 2019, 2021). Premièrement, certaines thématiques de recherche sont clairement confirmées parce qu’elles concentrent des mots-clés similaires dans les deux bases : santé au travail dans l’exploitation, dynamiques du marché du travail, organisation du travail dans les exploitations, genre et travail. Nous avons identifié une nouvelle thématique de recherche (gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires), dont l’émergence a été permise par l’association des deux bases bibliographiques. L’analyse base par base ne permettait pas d’accéder aux conditions quantitatives pour la détecter. Les thématiques portées par les économistes sont très présentes, néanmoins, les « plus traditionnelles » sont mieux représentées dans le WoS (e.g. dynamiques du marché du travail, salaire, emploi, chômage), tandis que les « moins traditionnelles » sont mieux représentées dans Scopus (e.g. allocation de la main-d’œuvre dans et hors de l’exploitation agricole). Les enjeux de société liés à la vulnérabilité socio-économique des populations rurales (e.g. pauvreté, sécurité alimentaire, inégalités de genre) sont mis en avant comme des sujets incontournables pour les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail et d’emploi et à leurs conséquences socio-économiques sur les territoires ruraux : ces sujets sont mieux représentés dans Scopus.

L’évolution des objets de recherche au cours de la dernière décennie s’appuie parfois sur un développement concomitant d’un socle théorique et méthodologique. C’est le cas pour les thématiques « organisation du travail dans les exploitations » et « gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires ». Les approches de l’organisation du travail ont été développées par des zootechniciens des systèmes d’élevage (Cournut et al., 2018). Deux originalités sont mises en avant. La première est la prise en compte de la dimension technique de la production animale (e.g. les pratiques de gestion du troupeau et des ressources et les caractéristiques temporelles des tâches associées (quotidienne et d’astreinte, saisonnière). La deuxième est la distribution de ces tâches entre les travailleurs organisateurs du travail collectif dans l’exploitation agricole et les autres (qui fait quoi et quand) (Cournut et al., 2018). Concernant la gouvernance du travail, les concepts et méthodes de l’approche des chaînes de valeur, qui ont été développés dans un contexte non agricole (Gereffi et al., 2005), ont été transposés au domaine agricole par les chercheurs, surtout de sciences sociales appliquées. Les études ciblent des situations empiriques très variées en termes de pays et de type de filière (Barrientos et al., 2019 ; Lie et al., 2012 ; Ponte, 2009). D’autres thématiques ont émergé à partir des études empiriques : c’est le cas des migrants. Les migrations sont un enjeu global majeur d’actualité, principalement dans la régulation entre le manque de main-d’œuvre locale et le besoin de travailleurs dans les modèles d’agriculture très demandeuses en main-d’œuvre. La vulnérabilité socio-économique de ces travailleurs basée sur des conditions précaires de travail et d’emploi est débattue (Dolan, 2004 ; Milbourne et Coulson, 2021 ; Perry, 2018). Les migrations sont également un enjeu sociétal majeur lié à l’avenir de l’agriculture : le développement de conditions de travail et d’emploi attractives pour les jeunes est en question, avec en ligne de mire les flux migratoires intra et inter-pays du fait des conditions précaires de vie (Losch, 2016 ; Mercandalli et Losch, 2018).

Notre panorama des thématiques montre les avancées de la recherche internationale sur le travail en agriculture, lesquelles demeurent très axées sur les contributions disciplinaires autour d’objets de recherche qui lui sont familiers, à l’exemple de l’économie et l’analyse de l’emploi (Hoyweghen et al., 2020) ou de l’ergonomie et l’analyse de troubles musculo-squelettiques (Fathallah, 2010). Notre panorama révèle que les contributions pluridisciplinaires sont moins représentées, considérant les liens entre les thématiques de recherche de notre analyse synchronique en réseaux. Cette observation peut expliquer l’absence de thématiques transversales comme l’innovation sociale et technique et le travail (Colnago et Dogliotti, 2020 ; Hostiou et al., 2017), ou le besoin de changement de compétences des diverses professions au contact de l’agriculture (conseillers, enseignants…) pour répondre aux besoins des agriculteurs face aux transformations de leur travail (Coquil et al., 2018 ; Santhanam-Martin et Nettle, 2014). Mais cette observation peut aussi s’expliquer par notre méthodologie d’identification des principales thématiques de recherche, qui est basée sur des métriques à partir des mots-clés des auteurs. Les thématiques non identifiées ne sont pas quantitativement présentes dans le corpus bibliographique analysé. Ainsi, notre panorama bibliométrique pourrait être complété par une revue systématique de littérature sur le travail en agriculture.

5 Conclusion

La plus-value d’une analyse conjointe des bases Web of Science et Scopus en agriculture apparaît au travers de la caractérisation du panorama international des thématiques de recherche sur le travail en agriculture, tant diachronique que synchronique. Au cours de la dernière décennie, sept objets de recherche, repérés par des mots-clés (i.e. genre, migration, santé au travail, emploi, travail des enfants, organisation du travail et gouvernance du travail) ont évolué différemment selon l’intérêt de la communauté scientifique (e.g. consolidation, instabilité et émergence). Six thématiques principales, construites à partir de la co-occurrence des termes, caractérisent les domaines « allocation de la main-d’œuvre », « dynamiques du marché du travail », « genre et vulnérabilités », « santé au travail », « organisation du travail dans les exploitations », « gouvernance du travail dans les chaînes agroalimentaires ». Ce panorama ne clôt pas le processus d’apprentissage de la diversité des thématiques et des communautés qui s’intéressent au travail en agriculture. Une nouvelle étape serait alors de comprendre les dynamiques des idées et des déclinaisons scientifiques propres à chaque thème en sollicitant des porteurs de ces communautés.

Malgré les avancées des approches disciplinaires, et au-delà des liens qui existent entre les différentes thématiques, l’exploration de thématiques transversales pluridisciplinaires est une voie à encourager pour les chercheurs, notamment sur des sujets qui sont au croisement des enjeux de société, à l’exemple la période Covid-19, postérieure à notre étude, qui a révélé la sensibilité du marché du travail aux migrations et le peu d’attractivité des métiers de l’agriculture, même lorsque les agriculteurs encourageaient leurs compatriotes à venir travailler aux champs. En même temps, les métiers de l’agriculture ont été reconnus comme prioritaires, ce qui est un marqueur d’une forme de considération par la société, nuançant les critiques fortes émises auparavant pour des considérations environnementales ou de bien-être.

Ainsi, la recherche pourrait mieux contribuer à l’attractivité du secteur agricole en considérant sous différents angles le travail et l’emploi. En effet, penser un travail agricole attractif ou satisfaisant nécessite de relier rémunération, conditions de travail et sens du travail pour les individus, ce qui relève aujourd’hui d’approches disciplinaires différentes.

Matériel supplémentaire

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Remerciements

Les auteurs remercient la CAPES (Brésil) pour avoir financé ce travail (88882.463223/2019-01).

Références

Citation de l’article : Malanski PD, Schiavi SMdA, Dedieu B. 2022. Le travail en agriculture dans la littérature académique internationale (2010–2019). Cah. Agric. 31: 23. https://doi.org/10.1051/cagri/2022021

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Panorama des principales thématiques de recherche sur le travail en agriculture entre 2010 et 2019. Note : l’algorithme de Louvain a été utilisé pour les calculs métriques de détection des groupes des mots-clés.

Overview of the main research domains on work in agriculture between 2010 and 2019.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Évolution de sept objets de recherche sur le travail en agriculture entre 2010 et 2019. Note : l’échelle de 0 à 1 est utilisée par CorText Manager pour représenter la partie correspondant à la fréquence de chaque mot-clé par an parmi le total de fréquence par an des sept mots-clés qui composent le graphique.

Evolution of seven research topics on work in agriculture between 2010 and 2019.

Dans le texte

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