Open Access
Review
Issue
Cah. Agric.
Volume 31, 2022
Article Number 27
Number of page(s) 9
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022024
Published online 03 November 2022

© B. Dedieu, Hosted by EDP Sciences 2022

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

Les statistiques mondiales s’accordent pour estimer à 1,3 milliard le nombre d’actifs agricoles (familiaux, salariés), soit 27 % de la population active (Banque mondiale, 2018). Le nombre de travailleurs agricoles devrait demeurer stable dans les années à venir, même si le pourcentage de la population active décroît : le développement d’autres secteurs, et notamment celui des services, n’absorbe pas la croissance démographique de la population en milieu rural. Le pourcentage d’actifs agricoles par rapport à la population active totale en France, et plus largement dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), est très en deçà de cette moyenne mondiale (de l’ordre de 3 %), alors qu’il peut atteindre des chiffres très élevés dans certains pays du Sud (par exemple 72 % en Ouganda [Banque mondiale, 2018]). Les situations sont donc très contrastées, mais, de fait, la littérature scientifique est d’abord produite par des chercheurs du Nord sur des questions posées au Nord (Malanski et al., 2019a, 2021a). Ces recherches sont également souvent le fait de déclinaisons disciplinaires, cloisonnées. Malanski et al. (2021a), sur la base d’une revue systématique de la bibliographie publiée dans Scopus, identifient cinq déclinaisons thématiques à partir des mots-clés « work », « labor » et « agriculture ». Si certaines déclinaisons apparaissent reliées entre elles, d’autres recouvrent des domaines peu connectés, notamment celles relatives aux approches de la santé des travailleurs ou des marchés du travail (encadré 1).

Les cinq déclinaisons thématiques de l’analyse bibliométrique « labor/work » et « agriculture » dans Scopus (Malanski et al., 2021a).

Les marchés du travail : les recherches portent principalement sur les dynamiques des marchés du travail agricole et sur la façon dont ils impactent l’emploi, les salaires et la pluriactivité des ménages. Les facteurs étudiés sont principalement la substitution travail–capital et les gains de productivité, ainsi que les opportunités de migration (entrante et sortante).

Les dimensions sociales du travail sont surtout étudiées dans les pays du Sud, au travers de recherches portant sur le travail des femmes, des enfants et la pauvreté et sur les opportunités d’emploi attractif pour les jeunes. Des liens sont faits avec le marché du travail et le niveau d’éducation. Le lien est également fait avec la sécurité alimentaire des ménages et avec le travail non agricole.

Les stratégies d’allocation du travail dans les ménages, entre activités agricoles et autres activités : cette thématique est abordée à l’échelle micro, en lien d’une part avec les implications de l’intensification technique et de ce qui l’accompagne (mécanisation, robotisation, délégation de certaines tâches), et d’autre part avec les phénomènes de migration d’une partie des membres du ménage vers la ville. À l’échelle macro, les recherches portent sur les conditions de la diversification des sources de revenu des ménages et sur les opportunités de substitution entre travail familial et travail salarié.

Les formes et les changements dans l’organisation du travail dans les exploitations (qui fait quoi, quand) sont une déclinaison thématique très marquée par la focalisation sur l’élevage, et la tradition française des approches «farming systems» (Dedieu et Servière, 2012). Les transformations en cours concernent la répartition du travail entre travailleurs familiaux et non familiaux (salariés, entreprises contractualisées), les modalités d’articulation entre tâches quotidiennes, hebdomadaires ou saisonnières liées aux systèmes techniques et aux modes de commercialisation (circuits courts), dans un contexte d’agrandissement, de transition agroécologique et d’agriculture de précision.

La santé au travail est un domaine très spécifique, car très peu connecté aux autres malgré une focalisation de la littérature sur les migrants, les enfants et les personnes âgées. Il couvre l’étude des facteurs de risques de dégradation de la santé mentale et physique des travailleurs agricoles et explore plus particulièrement les accidents du travail, les troubles musculo-squelettiques et, de plus en plus, les situations de stress et les maladies chroniques liées à l’usage des pesticides.

Comment, dans ces conditions, produire une vision consolidée du futur du travail en agriculture à l’échelle mondiale ? C’était l’objectif du 2e Symposium international sur le travail en agriculture, qui s’est tenu, en format virtuel, du 29 mars au 1er avril 2021. Ce symposium visait à :

  • d’une part, faire dialoguer les disciplines constitutives du domaine. Nous nous sommes appuyés sur les déclinaisons thématiques proposées par les analyses bibliométriques (Malanski et al., 2021a) pour organiser des ateliers. Mobilisant d’autres synthèses (Dedieu, 2019), nous avons cherché à organiser des échanges pluridisciplinaires via des questions relatives aux dynamiques des modèles d’agriculture et de travail et aux innovations impactant le travail (agriculture de précision, transition agroécologique) et enfin via une réflexion collective participative sur le futur du travail en agriculture ;

  • d’autre part, associer des regards sur le travail dans les pays du Nord et du Sud. Derrière des différences flagrantes, comme le pourcentage de travailleurs agricoles dans la population active ou la très faible mécanisation du travail agricole dans les pays du Sud (Baudron et al., 2019), les questions vives des uns décentrent et nourrissent celles des autres, comme l’attractivité des métiers ou ce qui fait la qualité du travail.

Nous proposons, dans cet article, de rendre compte sous une forme synthétique de la teneur des échanges qui dessinent ce que pourraient être les grands enjeux autour du futur du travail en agriculture. Il s’agit d’extraire les thématiques et les idées qui ont été débattues lors des différentes présentations, tout en conservant une égale attention aux différentes déclinaisons de ce que recouvre le terme « travail » : un facteur de production, une entité à organiser, un métier ou une interaction entre une personne et une tâche à effectuer.

2 Matériel et méthodes

Nous nous appuyons sur le corpus formé :

  • des conférences plénières qui ont accordé une large place aux points de vue des organisations internationales (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO], Fonds international de développement agricole [FIDA], Banque mondiale) ainsi que du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) sur les transformations structurelles en cours dans l’ensemble des pays ;

  • des ateliers scientifiques organisés autour de huit thématiques (encadré 2) sur la base de communications révisées et acceptées par le comité scientifique ;

  • de l’expression des grandes lignes d’un agenda de recherche pluridisciplinaire, construit à partir d’une séquence associant la réflexion propre du conseil scientifique et les idées des participants au symposium. L’ensemble de ces données sont consultables sur le site https://symposium.inrae.fr/workinagriculture-iswa/.

Titres des ateliers.

  • Employment

  • Health and work in agricultural activity

  • Rural development

  • Gender issues in work in agriculture

  • Wage-earners

  • Forms of work organization in farms

  • Farming models and professional identities

  • Innovation and work adaptation

Les 365 chercheurs qui ont participé au symposium provenaient pour l’essentiel d’Europe (48 %, dont France pour 28 % du total), puis d’Amérique du Sud (22 %, surtout du Brésil pour 18 % du total). L’Asie représentait 12 % des participants (surtout l’Inde, un seul représentant de Chine) et l’Afrique représentait 12 % également. Au final, 54 % des participants provenaient de pays de l’OCDE (Europe + USA, Canada et Australie).

3 Résultats

3.1 Des dynamiques contrastées de développement de l’agriculture qui singularisent les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques par rapport au reste du monde

La figure 1, issue des travaux de Dorin et al. (2021), illustre la diversité des trajectoires de transformation structurelle à l’œuvre dans les grands continents, à partir de l’évolution de la productivité du travail agricole (exprimée en kilocalories produites quotidiennement par travailleur). Les deux axes « accroissement des surfaces par travailleur » en abscisse et « accroissement des rendements par hectare » en ordonnée expriment comment ces trajectoires de développement se sont construites.

thumbnail Fig. 1

Sentiers mondiaux de productivités agricoles (1961–2013) (Dorin, 2021). Notes : (1) Source : Dorin (2021 : figure 5a) actualisé de 2007 à 2013, et utilisant les données de populations actives agricoles par pays d’ILOSTAT (2019) et non plus de FAOSTAT, si ce n’est pour déduire les valeurs avant 1991 (via les taux annuels de croissance FAOSTAT) ; (2) Pays du monde regroupés suivant les 6 régions du Millennium Ecosystem Assessment (MEA) (2005). AML : Amérique latine ; ANMO : Afrique du Nord et Moyen Orient ; ASIE : Asie hors Japon ; ASS : Afrique subsaharienne ; OCDE : pays OCDE en 1990 ; TRAN : Pays en transition (ex-URSS).

Global agricultural productivity pathways (1961–2013). Source: Dorin (2021: Figure 5a).

3.1.1 Les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques

Les pays de l’OCDE ont une trajectoire très singulière par rapport aux autres continents. Ils ont misé sur l’augmentation de la productivité du travail agricole en combinant, à parts à peu près égales, dynamique d’accroissement des rendements par hectare et dynamique d’accroissement des surfaces exploitées par travailleur.

L’industrialisation de l’agriculture, avec le recours à la mécanisation, aux engrais et aux pesticides, et avec le développement d’élevages hors sol de grande dimension, contribue conjointement aux dynamiques sur les deux axes de la figure 1. Il est moins coûteux en travail d’épandre des intrants sur un champ (et cela peut se déléguer facilement à une entreprise lorsque l’on s’agrandit) que de gérer les maladies du végétal et la fertilité des sols avec des rotations complexes, des cultures intermédiaires et un couplage agriculture et élevage. Il est également moins coûteux en travail d’acheter des aliments (par ailleurs très élaborés dans leur composition) que de les fabriquer soi-même.

Cette trajectoire de développement est concomitante d’une diminution régulière de la population active agricole et d’une substitution du travail par du capital. Historiquement, l’excédent de main-d’œuvre d’origine rurale a trouvé à s’employer dans l’industrie puis dans les services, et ce depuis la fin du XIXe siècle, dans les conditions spécifiques de la révolution industrielle et agricole, et de l’hégémonie des pays européens et anglo-saxons sur le monde.

Plusieurs séries de questions ont marqué les débats du symposium sur le futur du travail dans cet ensemble de pays.

Va-t-on, si l’on poursuit les tendances des cinquante dernières années, vers une agriculture sans agriculteurs (Timmer, 2009), associant des détenteurs du capital, des salariés et de l’hyper-mécanisation ? Des premières observations sur la montée en puissance de la contractualisation de tâches (Nye, 2018) jusqu’à des formes de délégation intégrale (Nguyen et al., 2021) vont dans le sens d’une part de plus en plus importante de travail agricole réalisé par des entreprises. L’idée générale prévaut que dans un système avec délégation partielle, les agriculteurs sont donneurs d’ordre. Leur stratégie technique et économique, et le lien qu’ils font avec leurs attentes vis-à-vis du travail (productivité, mais aussi temps libre, articulation avec un autre travail…) prévaut. Qu’en est-il lorsque cette organisation du travail est mise en œuvre par des entreprises en délégation intégrale ? Qui décide de la stratégie technique ? Quels sont les paramètres relatifs au travail (salarié) pris en compte (compétences, polyvalence et organisation) ?

Qu’apportent les modèles alternatifs de fermes à une réflexion sur le travail agricole, son organisation, sa productivité et sa qualité ? Certaines formes émergentes méritent discussion, comme les fermes «community supported», c’est-à-dire construites dans le cadre d’un partenariat entre agriculteurs et citoyens-consommateurs, parfois y compris dans l’accomplissement de tâches (Vaderna et al., 2021 ; Fomina et al., 2022), les installations pilotées par des associations qui achètent du foncier (Martin-Prevel et al., 2021), souvent selon un modèle agriculture biologique + vente directe, ou les fermes gérées par de grands collectifs, réhabilitant une forme de travail artisanal reliant production, transformation-vente et services locaux à petite échelle ?

Quelle sera l’attractivité des métiers de l’agriculture pour les chefs d’exploitation, pour les salariés permanents ou temporaires ? Il y a finalement assez peu d’études qui traitent de la qualité du travail telle que perçue par les agriculteurs, par exemple à partir du concept de work satisfaction (Besser et Mann, 2015), avec des points de vue sur le revenu, les temps de travaux et la pénibilité, l’habileté technique, le sens et enfin la reconnaissance du travail, à un moment où la société conteste de plus en plus les pratiques agricoles intensives et critique le métier d’agriculteur. Il y a encore moins d’études qui explorent ce que les salariés pensent de leur travail dans les différentes configurations de salariat permanent ou temporaire dans des groupements d’employeurs à deux ou trois agriculteurs, des services de remplacement, des entreprises de sous-traitance et d’intérim. Les questions d’autonomie et de spécialisation de leurs activités, les conditions de travail et de vie, l’évolution dans leur poste sur le moyen terme vont jouer un grand rôle dans l’attractivité et la rotation des salariés (Malanski et al., 2019b ; Santhanam-Martin et al., 2021).

3.1.2 Les pays du Sud

Les pays du Sud n’ont pas connu un accroissement équivalent de la productivité du travail. La densité de la population s’est largement maintenue en zone rurale, malgré les migrations vers les villes, limitant les opportunités d’agrandissement des surfaces par travailleur, voire même, comme en Afrique sub-saharienne, réduisant cette surface du fait des héritages. La densité rurale demeure cependant assez variable selon les régions ; parfois des opportunités d’agrandissement sont avérées, dans certains pays comme la Zambie ou la République démocratique du Congo (Chamberlin et al., 2014). Le travail y est essentiellement manuel (Mazoyer et Roudart, 1997) : 2/3 des travailleurs du monde travaillent à la main, 30 % bénéficient de la traction animale et seulement 3 % de tracteurs (Losch, 2016). De plus, dans beaucoup de pays, exercer dans l’agriculture rime avec pauvreté, invisibilité de la contribution des femmes, et parfois travail des enfants. Selon les continents, le développement des secteurs industriels et de service est très inégal, et donc leur capacité à attirer ou absorber la main-d’œuvre agricole l’est aussi. La Chine est un exemple très documenté de migration massive des campagnes vers les villes (Qi, 2019). Mais dans le sous-continent de l’Afrique sub-saharienne, la croissance démographique est telle que l’on attend 250 millions de jeunes ruraux en plus sur le marché du travail d’ici à 2050 (Fig. 2). Cette dynamique interroge fortement les capacités d’emploi de l’agriculture, dans la mesure où les secteurs de l’industrie et des services n’apparaissent pas, loin de là, en mesure d’absorber le surplus de main-d’œuvre. La question des politiques et actions de développement ciblant spécifiquement la jeunesse est posée, au minimum comme une ligne spécifique des programmes de développement agricole et ruraux (Arslan et al., 2021 ; Girard, 2021). La régulation des filières et des marchés, ainsi que l’exploration de toutes les opportunités de démarcation des produits agricoles pour un meilleur partage de la valeur sont également en débat : ces filières certifiées sont aussi concernées par les conditions de travail, au minimum via le respect de normes sociales. Certaines filières (par exemple du commerce équitable ou du café certifié) mettent en avant leur soutien à la petite agriculture familiale. D’une façon plus générale, elles peuvent, par leur cahier des charges, peser sur les conditions de travail dans le secteur de la production.

Enfin, si l’agriculture familiale domine dans ces pays (Bosc et Sourisseau, 2019), cela n’exclut pas l’émergence de formes patronales, qui associent main-d’œuvre familiale et salariat comme l’ont montré Aubron et al. (2022) en Inde. La capacité à générer de l’emploi des méga-fermes, des grands projets d’investissement agricole (comme en Chine ou au Vietnam en élevage laitier ou porcin) est pour le moins controversé (Mercandalli et al., 2021). Ces projets sont souvent soutenus à la fois par les États et des investisseurs privés, sur la base d’un modèle d’agriculture industrielle très productif sur le plan du travail et donnant une large place au salariat. À l’échelle d’un pays, la diversification des modèles agricoles, qui coexistent ou se confrontent dans les territoires mais aussi comme cibles des politiques publiques (Gasselin et al., 2021), ont de gros impacts sur la demande en travail, notamment du salariat permanent et saisonnier, comme cela a été montré en Argentine (Neiman, 2017).

Le respect des normes sociales est une des composantes du concept de « travail décent », qui est un marqueur fort de la réflexion sur le futur du travail en agriculture (FAO, 2017). Le travail « décent » est défini comme productif, correctement rémunéré, offrant la sécurité sur les lieux de travail et la protection sociale pour les familles, ainsi que l’égalité entre hommes et femmes. Il offre également aux personnes la capacité à peser sur le devenir de leur travail. Si le concept s’applique assez facilement aux situations de travail des salariés – et à leur évolution –, il demeure plus difficile à manipuler dans le contexte de la main-d’œuvre familiale, associant plusieurs générations, et pour les jeunes. Dans les deux cas (familial et salarié), le travail décent constitue un point d’entrée pour analyser l’attractivité des métiers en agriculture.

Les avis sont contrastés et les controverses vives sur les perspectives pour l’emploi agricole dans les pays du Sud. Une des perspectives serait de viser moins d’emploi mais mieux rémunérés, par un accroissement de la productivité du travail, par l’extension du paradigme de la modernisation en vigueur dans les pays de l’OCDE, avec la substitution travail-capital, mais également en promouvant des chaînes de valeur « inclusives » respectant la contribution du secteur de la production (Christiaensen et al., 2021). Plus spécifiquement, les opportunités d’emploi pour les jeunes ruraux reposeraient spécifiquement sur le tryptique : productivité (avec des enjeux de compétences, mais aussi des questions sur leur accès aux capitaux et aux ressources), connectivité (avec les marchés, les réseaux sociaux et les médias d’information) et agentivité (participation au monde associatif et politique, autonomisation [empowerment]) (Arslan et al., 2021). L’autre perspective serait de développer l’agroécologie, les circuits courts, la souveraineté alimentaire, autrement dit développer une réflexion centrée sur la capacité de systèmes alimentaires localisés à créer des emplois sans dégrader l’environnement. Cette piste prend le contre-pied de la modernisation et repositionne le travail décent et sa relative neutralité vis-à-vis des modèles de développement comme un des éléments de la controverse, voire même comme un mot d’ordre qui évite de questionner les transformations structurelles de l’agriculture (Losch, 2022). Elle donne toute sa perspective au niveau local et territorial pour penser conjointement l’agriculture, l’alimentation, l’environnement et l’emploi, et pour agir concrètement par exemple par l’aménagement de voies d’accès ou la création de marchés (Losch, 2016).

thumbnail Fig. 2

Prévision d’évolution du nombre de jeunes (15–24 ans) dans plusieurs continents du Sud entre 2020 et 2050 (Arslan et al., 2021). APR : Asie et Pacifique ; NEN : Proche Orient et Afrique du Nord ; SSA : Afrique subsaharienne ; LAC : Amérique latine et Caraïbes.

Forecast of the evolution of the number of young people (15–24 years old) in several southern continents between 2020 and 2050.

3.2 Des thématiques transversales aux pays du Nord et du Sud

La première thématique transversale est celle de la transition agroécologique, avec un double questionnement. D’une part, quel est l’impact de la transition agroécologique sur le travail (quantité, flexibilité, conditions de travail), et cet impact présumé pourrait-il être un frein à l’engagement des agriculteurs ? D’autre part, comment accompagner la transition vers des systèmes plus agroécologiques, alors qu’il s’agit d’un changement de métier, de normes et de valeurs professionnelles, dans les pratiques et dans le travail (Coquil et al., 2017) ? Cette question de l’impact sur le travail est formulée au Nord avec un fort accent mis sur les conditions de travail, avec des premiers résultats qui indiquent un gain de sens et de cohérence entre valeurs et actes (par exemple Duval et al., 2021). Par contre, il semble plus difficile de conclure sur les implications sur les temps de travaux, tant les facteurs de variation des temps de travaux sont nombreux (dimension, composition de la main-d’œuvre, évolution des formes d’organisation du travail, dont les simplifications de la conduite des troupeaux et des surfaces, recours au salariat). Néanmoins, certains auteurs pointent l’alourdissement des charges de travail, par exemple en maraîchage (Dumont et Barret, 2017). Dans les pays du Sud, des premières publications se font jour sur ces dimensions (Bottazzi et al., 2020), dans un contexte où l’absence générale de mécanisation fait reposer sur le choix des conduites (des troupeaux, des surfaces cultivées) l’essentiel des implications sur le travail à réaliser. À ces dimensions, il faut ajouter la nécessité impérative de coupler le regard sur le travail avec ceux sur le revenu et la sécurité alimentaire des ménages (Bezner-Kerr et al., 2021) pour une analyse plus complète.

L’accompagnement des transitions du travail, vues comme un changement de métier (Chizallet et al., 2021), fait l’objet de recherches qui portent à la fois sur la façon dont, et avec quelles ressources, les agriculteurs réduisent progressivement, par l’expérience et le dialogue, l’écart entre le souhaitable et le possible d’une redéfinition des valeurs, des normes et des pratiques (Slimi et al., 2021) (Fig. 3). Le rôle des pairs, mais aussi le métier de conseiller et les outils dont ils disposent pour aider à la reconception pas à pas des systèmes, ainsi que la formation, sont aussi en débat (Coquil et al., 2018).

Outre l’agroécologie, trois autres thématiques sont apparues comme tout à fait transversales aux pays du Nord et du Sud : les migrations, le genre et l’impact de la révolution numérique.

La composante saisonnière forte de l’agriculture a toujours impliqué des migrations entre territoires pour faire face aux pointes de travail de récolte. Il s’agit cependant d’une main-d’œuvre qui reste vulnérable et qui a peu de possibilités de négocier de meilleures conditions de travail (Jungehülsing, 2018). Le développement de modèles plus industriels s’accompagne d’une part d’un salariat de haute technicité et d’autre part d’un recours à des migrants qui remplacent, sur des postes peu attractifs et souvent mal payés, une main-d’œuvre locale. La densité des études portant sur les troubles musculo-squelettiques chez les ouvriers mexicains des grandes exploitations laitières des États-Unis est une illustration de ce phénomène (Arcury et Mora, 2020). Mais la migration peut être également vue comme une stratégie de sécurisation des ménages par l’apport d’un revenu extérieur (Nguyen et al., 2017). Cette dimension (les transferts d’argent en provenance des migrants) est essentielle à considérer pour l’analyse des sources de revenu des ménages ruraux, que ce soit à partir d’une migration entre campagne et ville, ou de pays à pays. En Europe de l’Ouest, le confinement du printemps 2020 a révélé l’importance de cette main-d’œuvre invisible en provenance d’Europe de l’Est et du Maghreb, qui est venue à manquer dans les exploitations (OECD, 2021). Ce thème a été évoqué lors de la préparation de la séquence « agenda de recherche » du symposium : la thématique des travailleurs détachés commence de fait à être bien documentée (par exemple Hochedez et Lessault (2021), à propos de saisonniers bulgares dans le secteur des fruits et légumes). Enfin, les migrants peuvent également occuper des niches de production délaissées, comme les paysans d’origine bolivienne dans la ceinture maraîchère de Buenos Aires (Parodi, 2018).

Les questions de genre sont très présentes dans les pays du Nord comme ceux du Sud. Elles renvoient à la répartition du travail et des responsabilités au sein des exploitations, et à la reconnaissance du travail des femmes par des statuts qui leur assurent les mêmes protections sociales, mais aussi les mêmes salaires que les hommes (Narayanan et Srinivasan, 2021). L’autonomisation (empowerment) des femmes en milieu rural (Rao, 2011) se décline sur tous les continents dans des dimensions individuelles (comme entrepreneuses en capacité de prendre des responsabilités dans des organisations professionnelles [Ressia et al., 2022]) ou plus collectives (comme dans des groupes féminins de développement engagés dans des processus d’accompagnement de la transition agroécologique [Serpossain et al., 2022]).

La révolution numérique est dans tous les esprits. Certains y voient un levier favorisant la poursuite, en plus intelligent (smart), de l’accroissement de la productivité du travail dans les grandes fermes. D’autres considèrent le numérique comme une opportunité pour aider à la gestion de systèmes agroécologiques complexes, et pour faciliter les échanges entre pairs et avec les consommateurs. En tout cas, le numérique apparaît comme une source de transformation radicale du travail réel au quotidien (robots, Global Positioning Systems [GPS] et capteurs qui allègent le travail, « augmentent » l’homme au travail, décuplent ses capacités d’observation du milieu et des animaux) et de la dimension gestionnaire du métier de chef d’exploitation (nouvelles informations, nouveau régime d’aide à la décision) (Martin et al., 2022). Cette révolution suscite des questions sur l’éthique du «big data» (Carbonell, 2016), le sens du travail, les relations aux animaux, l’autonomie décisionnelle, les nouvelles formes d’organisation du travail et des relations avec les autres (Hostiou et al., 2017 ; Bretschneider, 2021).

thumbnail Fig. 3

Les chemins de la transition : un changement d’objets, de valeurs, de normes et de pratiques (Coquil et al., 2018).

The paths of transition: a change of objects, values, norms and practices.

3.3 Quel agenda de recherche sur le futur du travail en agriculture ?

Plusieurs pistes de travail ont été identifiées.

Il y a un consensus sur la nécessité de rapprocher le travail agricole et les objectifs de développement durable des Nations unies, notamment via la notion d’« emploi décent » pour tous les actifs familiaux (les plus nombreux) et salariés (permanents, temporaires). C’est d’ailleurs une condition pour que les métiers de l’agriculture demeurent attractifs auprès des jeunes, à côté d’autres considérations de sens, d’autonomie, de reconnaissance par la société et de formes de modernité (par exemple numérique) et de technicité (gestion d’un vivant complexe). Si l’attractivité des métiers concerne des personnes de tous âges dans tous les pays, une attention particulière doit être accordée aux jeunes actifs dans les pays du Sud. L’installation (et les nouvelles formes qui émergent), la pluriactivité, les carrières professionnelles sont autant de sujets connexes.

L’avenir du travail sera marqué par un double mouvement, d’une part un changement des pratiques agricoles et leur nécessaire évolution vers des formes plus agroécologiques, et d’autre part des changements sociologiques et structurels (substitution travail-capital, robotisation, agrandissement, diversification, développement du recours au salariat, reconnaissance de la place des femmes dans les exploitations, besoin de parité avec les conditions de travail du monde des salariés non agricoles, considération des métiers par la société). Penser les deux mouvements ensemble, y compris à l’échelle micro des trajectoires d’exploitation, est nécessaire (Dedieu et al., 2006). Cela implique des changements de conception des métiers de l’agriculture, du rapport à ce qui fait la « beauté » et l’utilité du travail bien fait. Cela implique également des changements de compétences, de savoir-faire, de rapports à la mécanisation, de formes d’organisation du travail de différentes personnes, d’appréciation de ce qui marque l’efficience du travail et enfin de changements du contenu du travail réel au plus près des cultures, des animaux et du pilotage. Ce double mouvement s’inscrit de plus dans un contexte de changement climatique (c’est-à-dire de plus d’incertitudes et sans doute de plus d’obstacles sanitaires à la mobilité des hommes) et d’une révolution numérique qui demeure largement à « apprivoiser » pour qu’elle ne dégrade pas l’autonomie de pensée et de décision des acteurs, mais favorise leur bien-être.

Les filières et chaînes de valeur jouent un rôle déterminant dans l’évolution du travail en agriculture. Les filières longues des «commodities» poussent à une productivité du travail agricole sans cesse croissante, pour minimiser les coûts. Les filières longues internationales qui se positionnent sur des créneaux de qualité élaborent des prescriptions vis-à-vis de pratiques agricoles spécifiques, du respect du droit au travail dans les pays producteurs ou de modèle d’agriculture cible (familial et agroécologique, agriculture biologique notamment) (Malanski et al., 2021b). Les filières courtes ont des exigences qui couvrent la diversité de ce qui est mis en marché, les temporalités techniques qui sont associées à des « lignes de production » diverses. Les rythmes de travail sont affectés par l’enchevêtrement des tâches de production, de transformation et de commercialisation. Outre le quotidien et le saisonnier, le rythme hebdomadaire qu’induisent ces activités de transformation et de commercialisation (par exemple vente sur les marchés) trouve une place spécifique dans la structuration des temps des agriculteurs. Les compétences changement également au final ce qui fait le métier, les normes et valeurs, les objets du travail qui ne sont plus les mêmes (la qualité, la régularité…).

Le territoire pourrait être une échelle d’analyse à privilégier dans une perspective interdisciplinaire d’étude du travail. Il permet en effet d’explorer et de combiner les multiples facettes des dynamiques du travail et de mettre en débat de façon participative les scénarios du futur du travail et de l’emploi. Le territoire associe, en effet, différents modèles agricoles et de travail. Il permet de dresser un diagnostic circonscrit des problèmes de santé de la population active agricole. Il cadre largement les opportunités de pluriactivité hors exploitation et les relations avec l’aval ou les consommateurs. Enfin, il rassemble différents porteurs d’enjeux (agriculteurs, filières, collectivités territoriales, monde associatif) qui pourraient adosser leur réflexion sur les « plans alimentaires territoriaux » avec « des plans emploi agricole » à la même échelle.

4 Discussion et conclusion

Cette synthèse ne prétend pas couvrir avec exhaustivité toutes les thématiques abordées dans le détail des contributions plénières et des ateliers scientifiques du 2e Symposium international sur le travail en agriculture. Dans ce type de synthèse, les sources de biais sont nombreuses, dès la conception des ateliers thématiques par le conseil scientifique, et du fait des textes soumis. Le conseil scientifique était composé d’économistes, de sociologues, d’ergonomes et de porteurs d’approches farming systems (Darnhofer et al., 2012). Les questions de santé des travailleurs agricoles ou la place des femmes en agriculture y sont par exemple faiblement représentées, alors que ce sont des domaines importants. L’analyse bibliométrique de Malanski et al. (2021a) montre qu’ils donnent lieu à un volume régulier et significatif de publications qui ne faiblit pas au cours du temps. La contribution de la «political economy» a aussi été réduite, pour l’essentiel, aux présentations plénières de la Banque mondiale, du FIDA et du CIRAD. Le rôle des politiques publiques et les sujets à l’agenda de cette communauté sont ainsi très sous-représentés.

Le futur du travail sera influencé par de nombreux facteurs : tendances démographiques, attractivité des métiers d’agriculteur comme de salarié, innovations technologiques, rapport au travail de production dans les filières, organisation du marché de l’emploi et place des migrants, modalités de l’écologisation des pratiques et des systèmes, perception sociétale de l’agriculture, évolutions sociétales des rapports de genre, changement climatique, politiques publiques. L’ensemble forme un tout complexe ayant des impacts sur de nombreuses dimensions de ce qui fait travail : marché de l’emploi, santé des travailleurs, modèles d’organisation du travail, place des femmes et des jeunes, compétences et monde professionnels. Un futur qui nécessite, pour être scénarisé et accompagné, de décloisonner les approches disciplinaires et les entrées thématiques. C’est le rôle d’initiatives comme ce symposium, mais cela pourrait être aussi le rôle d’explorations territoriales pour tenter de relier le niveau national ou global des politiques (agricoles, économiques et sociales) et des marchés de l’emploi (Oya et Pontara, 2015) avec celui des ménages et des actifs dans la diversité des modèles d’agriculture et de travail agricole que l’on peut décrire finement à cette échelle. De nouvelles approches d’anticipation participative (Bourgeois et al., 2017), associant différents types de travailleurs et de porteurs d’enjeux à une réflexion sur le futur du travail dans les territoires, pourraient à ce titre être utiles aux débats.

Remerciements

Les auteurs remercient les membres du conseil scientifique du 2e Symposium international sur le travail en agriculture (https://symposium.inrae.fr/workinagriculture-iswa/Scientific-committee2), ainsi que l’Institut de l’élevage (IDELE), France, qui a coordonné la séquence participative « The future of work in agriculture ».

Références

Citation de l’article : Dedieu B. 2022. Le futur du travail en agriculture. Cah. Agric. 31: 27. https://doi.org/10.1051/cagri/2022024

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Sentiers mondiaux de productivités agricoles (1961–2013) (Dorin, 2021). Notes : (1) Source : Dorin (2021 : figure 5a) actualisé de 2007 à 2013, et utilisant les données de populations actives agricoles par pays d’ILOSTAT (2019) et non plus de FAOSTAT, si ce n’est pour déduire les valeurs avant 1991 (via les taux annuels de croissance FAOSTAT) ; (2) Pays du monde regroupés suivant les 6 régions du Millennium Ecosystem Assessment (MEA) (2005). AML : Amérique latine ; ANMO : Afrique du Nord et Moyen Orient ; ASIE : Asie hors Japon ; ASS : Afrique subsaharienne ; OCDE : pays OCDE en 1990 ; TRAN : Pays en transition (ex-URSS).

Global agricultural productivity pathways (1961–2013). Source: Dorin (2021: Figure 5a).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Prévision d’évolution du nombre de jeunes (15–24 ans) dans plusieurs continents du Sud entre 2020 et 2050 (Arslan et al., 2021). APR : Asie et Pacifique ; NEN : Proche Orient et Afrique du Nord ; SSA : Afrique subsaharienne ; LAC : Amérique latine et Caraïbes.

Forecast of the evolution of the number of young people (15–24 years old) in several southern continents between 2020 and 2050.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Les chemins de la transition : un changement d’objets, de valeurs, de normes et de pratiques (Coquil et al., 2018).

The paths of transition: a change of objects, values, norms and practices.

Dans le texte

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