Issue |
Cah. Agric.
Volume 34, 2025
Les systèmes agricoles des zones arides du Maghreb face aux changements : acteurs, territoires et nouvelles dynamiques / Farming systems in arid areas in the Maghreb facing changes: actors, territories and new dynamics. Coordonnateurs : Mohamed Taher Sraïri, Fatah Ameur, Insaf Mekki, Caroline Lejars
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Article Number | 13 | |
Number of page(s) | 11 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2025011 | |
Published online | 04 April 2025 |
Article de recherche / Research Article
Les jeunes, les vieux et la co-exploitation : l’imbrication des savoirs dans les extensions oasiennes au Maroc
Young, old and co-exploitation: the interweaving of knowledge in oasis extensions in Morocco
1
Université Moulay Ismail, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 11202 Meknès, Maroc
2
CIRAD, UMR G-EAU, F-34398 Montpellier, France
3
G-EAU, Univ Montpellier, Montpellier, France
* Auteur correspondant : mahmoud7.maamar@gmail.com
Au Maroc, la nouvelle agriculture pratiquée dans les extensions oasiennes se distingue de l’agriculture traditionnelle par son orientation entrepreneuriale, ses pratiques intensives et son accès individualisé à l’eau souterraine. Dans cet article, nous explorons les processus de construction et de circulation des savoirs qui sous-tendent cette nouvelle agriculture, en examinant les relations intergénérationnelles qui les façonnent. Nous retraçons pour ce faire les trajectoires de 30 jeunes et de 5 de leurs aînés de l’oasis de Ferkla. La production de savoirs y est le théâtre de négociations intergénérationnelles plus complexes, et plus disputées, que le schéma simpliste d’une transmission par les aînés, ou d’une innovation par les jeunes. Trois grandes modalités de construction et de circulation des savoirs coexistent ainsi, souvent sur une même exploitation : i) une transmission, classique, des aînés vers les jeunes ; ii) une diffusion horizontale entre jeunes oasiens de savoirs construits par des échanges directs ; iii) une diffusion inverse, des jeunes vers les aînés, de savoirs construits par des relations extraterritoriales. L’analyse des savoirs agricoles constitue ainsi une entrée féconde pour étudier l’évolution des rapports intergénérationnels dans des territoires marqués par un rétrécissement des opportunités économiques et une cohabitation nécessaire des générations.
Abstract
In Morocco, agriculture in oasis extensions differs from traditional oasis agriculture due to its entrepreneurial orientation, intensive practices and individualized access to groundwater. In this paper, we explore the processes of knowledge construction and circulation that make this new agriculture possible, examining in particular the intergenerational relationships that shape them. We do so by tracing the trajectories of 30 young people and 5 of their elders in the Ferkla oasis. We show that the production of knowledge is the site of more complex, and contested, intergenerational negotiations than the simplistic model of transmission by the elders, or innovation by the young. Instead, three main modes of knowledge construction and circulation coexist, often on the same farm: i) classic transmission from elders to young people; ii) horizontal dissemination between young people of knowledge built up through direct exchanges; iii) reverse dissemination, from young people to elders, of knowledge built up through extra-territorial relations. The analysis of agricultural knowledge thus provides a fertile entry point for studying the evolution of intergenerational relations in territories marked by a tightening of economic opportunities and a forced cohabitation of generations.
Mots clés : construction de savoir / circulation de savoir / oasis / pratiques agricoles / Maroc
Key words: construction of knowledge / circulation of knowledge / oases / agricultural practices / Morocco
© M. Maamar et al., Hosted by EDP Sciences 2025
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
L’oasis est couramment définie comme une zone cultivée et anthropisée située au milieu d’un espace désertique (Fassi, 2017). Pour cultiver, vivre et s’adapter dans ce « désert modifié » les populations oasiennes ont mis au point des techniques ingénieuses et développé continuellement des savoirs pratiques. Dans ces environnements difficiles, et sans doute plus nettement qu’ailleurs, « société et milieu évoluent de façon conjointe » (Battesti, 2005). Le caractère très évolutif des savoirs et des pratiques y apparaît indissociable d’« une attitude expérimentale » des oasiens, dont les résultats individuels peuvent ensuite être appropriés collectivement (ibid.). Cette construction des savoirs oasiens s’est appuyée, au fil du temps, sur une transmission intergénérationnelle, parfois dans un cadre familial, mais également dans un cadre plus large, par exemple au moment des travaux collectifs ou des nombreux échanges entre agriculteurs (Tirichine et al., 2011). Les gestes et les pratiques, l’observation directe et l’échange oral sont d’importants canaux de transmission des savoirs, aussi bien entre pairs qu’en direction des jeunes générations (Darré et al., 1989 ; Boucher, 2005).
Aujourd’hui, cependant, l’implication des jeunes dans l’agriculture oasienne apparaît problématique, eu égard à plusieurs évolutions dans ces zones. Tel est, en particulier, le cas des oasis marocaines, où l’on observe une déprise visible de l’agriculture, associée à des changements à la fois climatiques et sociétaux (Ait-El-Mokhtar et al., 2021 ; Mekki et al., 2022). À ces facteurs structurels s’ajoute un certain désintérêt des jeunes pour une agriculture jugée peu productive, et un mode de vie peu attractif car jugé incompatible avec les ‘temps modernes’ (Bisson, 2003). Beaucoup de jeunes oasiens s’orientent ainsi vers d’autres activités économiques, quand ils n’émigrent pas à la recherche de nouvelles opportunités (Jouve, 2012).
Parallèlement à ce recul de l’agriculture oasienne, une petite agriculture entrepreneuriale s’est développée à partir du début des années 1980, en dehors des oasis historiquement constituées, dans des zones qualifiées d’« extensions agricoles ». Ces fronts pionniers se sont établis grâce au pompage individuel des eaux souterraines, qui a permis de s’affranchir d’une eau partagée régie par un ensemble de règles contraignantes (Bouaziz et al., 2018 ; Mekki et al., 2021). Ce phénomène s’observe dans de nombreuses zones oasiennes au Maghreb. Il témoigne, d’abord, de l’ambition des jeunes oasiens de s’émanciper socialement en s’engageant dans de nouvelles formes d’agriculture, considérées comme plus modernes (Hamamouche et al., 2015). Il est également le produit d’une forte volonté politique. Au Maroc, le déploiement du Plan Maroc Vert (PMV) sur la période 2008–2020 a massivement encouragé, à travers un large éventail de subventions et d’incitations, l’investissement des acteurs privés (Elder, 2022). Le PMV a également orienté l’agriculture des extensions vers des cultures marchandes et des pratiques plus intensives, qui risquent de mettre en péril sa durabilité (Akesbi, 2012). Mais les extensions agricoles, quand elles sont prises en charge par des populations oasiennes, peuvent aussi être qualifiées d’espaces hybrides, les pratiques agricoles y étant inspirées à la fois par des savoirs oasiens séculaires et un répertoire de logiques et de pratiques intensives promues par l’État (Hamamouche et al., 2015).
Les extensions se sont ainsi révélées, depuis quarante ans, le point focal du développement agricole dans les zones oasiennes du Maroc, où initiatives privées et étatiques ont convergé pour stimuler une agriculture marchande, désireuse de se libérer aussi bien des contraintes du milieu que de celles de la société. Ces dynamiques se sont longtemps appuyées sur une certaine abondance de l’eau souterraine et des terres agricoles. Mais ces ressources se sont progressivement raréfiées au fil des années. Aujourd’hui, l’installation des jeunes dans les extensions se heurte au manque d’accès à l’eau, à la terre et au capital. Elle reçoit, peut-être aussi, moins d’appui financier avec la fin du PMV (Khardi et al., 2023). En bref, la colonisation effectuée par leurs aînés s’est appropriée l’essentiel des ressources du territoire. Les jeunes agriculteurs, ou qui aspirent à l’agriculture, se voient ainsi contraints à la « co-exploitation intergénérationnelle », cohabitant avec leurs parents au sein de l’exploitation familiale (Cantin, 2010).
Comment cette génération de l’« après », celle qui succède au front pionnier défriché par ses parents, fait-elle donc face à ces nouvelles contraintes ? Comment, ce faisant, hérite-t-elle, ajuste-t-elle ou transforme-t-elle les savoirs « pionniers » construits par la génération précédente ? Nous faisons l’hypothèse que des formes variées d’interaction intergénérationnelle sont à l’œuvre, qui nourrissent une construction et une circulation dynamique des savoirs qui transcendent la simple transmission linéaire intergénérationnelle.
Le présent article explore cette construction intergénérationnelle des savoirs, et par là même la capacité des jeunes à négocier leurs rapports familiaux pour s’installer. Il importe de relever, cependant, que ces négociations ne garantissent pas, comme nous le verrons, une durabilité de l’agriculture dans ces extensions.
2 Cadre conceptuel, description de la zone d’étude et méthodologie
2.1 Cadre conceptuel
La notion de génération, bien qu’historiquement centrale en sociologie, n’est pas si aisée à circonscrire. Elle a reçu diverses acceptions en fonction des perspectives disciplinaires (Scabini et Marta, 2006 ; Hart-Brinson, 2018). Nous avons retenu, ici, quelques grands traits susceptibles de différencier les jeunes de leurs aînés dans notre contexte d’étude. Le premier est l’âge, qui constitue, naturellement, le premier critère de formation d’une génération (Aboim et Vasconcelos, 2014). Au Maroc, la jeunesse est statistiquement établie à moins de 35 ans (HCP, 2023). À partir de cette base élémentaire, nous avons retenu deux autres critères liés au contexte historique qui permettent de différencier les jeunes de leurs aînés de manière socialement significative (Molina Camacho, 2016 ; Hart-Brinson, 2018). Le mode d’établissement des jeunes dans l’agriculture est le premier critère. Contrairement à leurs parents, en effet, les jeunes ne s’installent pas à leur propre compte, mais en co-exploitation avec leurs parents, à défaut de bénéficier d’un accès direct aux ressources productives (eau, terre) et au capital (Cantin, 2010). Deuxièmement, l’irruption des nouvelles technologies de l’information et de la communication a transformé, à partir des années 2000 et surtout 2010, les modes de production et de circulation des savoirs (Burgorgue-Larsen, 2009) et tend également à différencier les jeunes générations de leurs aînés (Widen et al., 2020). Enfin, en plus de ces deux différenciations contextuelles, nous avons tenu compte de l’auto-identification pour circonscrire les générations (Aboim et Vasconcelos, 2014).
Le savoir, quant à lui, est une notion également complexe qui se prête tout aussi mal à une définition univoque. Il peut cependant être considéré, d’une manière générale, comme un ensemble de connaissances orientées vers la pratique (Lévy et Lussault, 2013). Loin d’être toujours explicite et formalisé, le savoir se présente souvent sous une forme tacite et incorporée, acquise au fil de l’expérience, qui ne se manifeste pleinement qu’en action, dans le mouvement de la pratique et des techniques utilisées (Battesti, 2005 ; Aubriot et Riaux, 2013). Les savoirs qui nous intéressent ici sont donc accessibles et mobilisables au quotidien, de manière plus ou moins consciente, en fonction des besoins concrets liés à la conduite de l’agriculture. Nécessairement pratiques, ils ne sont pas réductibles à leurs composantes techniques : ils véhiculent également un certain type de relations sociales. C’est précisément au gré des échanges et des interactions inhérentes à ces relations sociales qu’ils se transmettent (Darré et al., 1989). Un savoir est donc nécessairement « situé » et ancré dans une pratique (Compagnone et al., 2018). C’est la raison pour laquelle les transformations des pratiques impliquent souvent une transformation des savoirs qui leur sont associés (Ibid.). L’analyse des pratiques constitue donc un prisme incontournable pour appréhender la construction et l’évolution in situ des savoirs (Cardona et al., 2018). En outre, le savoir est toujours un produit inachevé, s’inscrivant dans une perpétuelle dynamique de transformation et de circulation (Aubriot et Riaux, 2013). Les processus historiques voient toujours se combiner différents types de savoirs et de modes d’apprentissage, comme l’a montré Mahdi (1999) pour les pasteurs de l’Atlas. De ce fait, il est souvent infructueux d’opposer, de manière dichotomique, les savoirs « locaux » aux savoirs « scientifiques ». Suivant Aubriot et Riaux (2013), nous concentrons plutôt notre analyse sur les acteurs des savoirs, et leurs pratiques de tissage de différentes formes de savoirs (Saidani et al., 2024).
2.2 Description de la zone d’étude
Ferkla a connu une transformation agricole « spatialement différenciée », avec une déprise de son agriculture dans les oasis, tout en étant le théâtre d’une expansion agricole dans les extensions (de Haas, 2003 ; Ait Lahssaine et al., 2024). Ces dernières ont augmenté de 1580 ha à plus de 3700 ha entre 1980 et 2021, dépassant de loin la superficie de l’ancienne oasis d’environ 450 ha (Khardi et al., 2024). Les exploitations développées dans ces extensions (firmet) se distinguent par leur mode de production intensif (mécanisation, irrigation localisée, production à haute valeur ajoutée).
La zone connaît également un fort taux d’émigration. Ce phénomène est souvent analysé avec pessimisme du point de vue du développement territorial, comme une déperdition de précieuses ressources humaines. Cependant, des recherches menées dans la zone ont montré à la fois la longue histoire des migrations de travail, les multiples raisons des départs, et les effets finalement ambivalents des migrations sur le développement agricole : les revenus des migrations ont pu stimuler, en effet, le développement de l’agriculture dans les extensions (de Haas, 2003). En outre, des travaux conduits ailleurs au Maroc ont montré comment les mobilités des jeunes ont accru leurs ressources cognitives, sociales, techniques et financières, alimentant souvent des dynamiques d’innovation locale au village (Bouzidi et al., 2015 ; Ftouhi et al., 2015).
On constate cependant, depuis plusieurs années, un essoufflement certain de la dynamique agricole dans les extensions oasiennes au Maroc (Khardi et al., 2024). Il s’explique d’abord par les difficultés croissantes d’accès à l’eau souterraine, particulièrement sous l’effet du pompage intensif et de la diminution de la recharge par les eaux de surface (Ait-El-Mokhtar et al., 2021). On constate également une forte augmentation du prix du foncier, avec l’installation d’un grand nombre d’exploitations modernes, subventionnées dans le cadre du PMV (Elder, 2022). Dans ce contexte, l’installation des jeunes s’opère principalement dans le cadre familial, par une cohabitation avec leurs parents.
Notre travail empirique a été mené, plus particulièrement, dans les zones de Bour Lkhourbat (1350 ha), Toughache (1000 ha) et Amatous (60 ha) (Fig. 1). Ces zones, autrefois dédiées au pâturage et aux cultures par épandage de crue (céréales), ont évolué vers une agriculture irriguée permanente. Bour Lkhourbat fut la première zone concernée à partir des années 1970, suivie par Amatous au début des années 1990, puis Toughache au début des années 2000. L’installation successive des exploitations dans ces zones a été façonnée par le partage individuel des terres collectives, effectué dans le même ordre chronologique que leur expansion, et par l’accès à l’eau souterraine. Lorsque ces opportunités tendent à se retreindre (manque de terres, baisse du niveau des nappes), les arrivants suivants choisissent d’autres zones. Certaines exploitations ont été abandonnées dès les années 1990 à Bour Lkhourbat en raison du manque d’eau, entraînant alors un basculement des populations vers des activités non agricoles (Rignall, 2016).
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Fig. 1 Localisation de l’oasis de Ferkla. Localization of the Ferkla oasis. |
2.3 Méthodologie
Nous avons procédé, en premier lieu, par observation directe et entretiens exploratoires afin de : 1) caractériser la diversité des activités agricoles ; et 2) pré-identifier certaines modalités de transmission et circulation de savoirs. L’observation directe a permis de déceler in situ les interactions entre les différentes générations dans les exploitations, et d’identifier la circulation des savoirs autour des pratiques agricoles.
Nous avons, ensuite, mené des entretiens semi-directifs avec 35 interviewés, sélectionnés selon deux critères de diversité : diversité des profils professionnels ; diversité des modalités de transmission et de circulation des savoirs (Tab. 1). Notre guide d’entretien s’articulait autour de quatre axes principaux : i) les pratiques agricoles sur l’exploitation ; ii) les savoirs mobilisés autour de ces pratiques ; iii) les acteurs impliqués dans la construction et la circulation de ces savoirs ; iv) les modalités d’acquisition et de transmission intergénérationnelles de ces savoirs.
L’analyse du guide d’entretien semi-directif a débuté par une transcription des interviews, suivie d’une analyse de contenu selon une grille d’analyse portant sur les types de savoirs, ainsi que sur les modalités d’apprentissage, de transmission et de circulation des savoirs.
3 Résultats
3.1 Une construction des savoirs étroitement associée aux transformations des pratiques agricoles dans les extensions
Les extensions spatiales de l’oasis de Ferkla ont été le théâtre de profondes transformations des pratiques agricoles au cours des dernières décennies, en étroite articulation avec la construction de nouveaux savoirs. Il est possible de distinguer trois principaux domaines de transformations des pratiques (Fig. 2), reposant tous sur de nouveaux savoirs.
En premier lieu, jusqu’à la fin des années 1990, les systèmes de culture dans les extensions oasiennes étaient axés sur l’arboriculture (amandier, figuier), la céréaliculture et les cultures maraîchères (pastèque, melon), avec une présence limitée de variétés de dattes à faible valeur commerciale. Si cette culture des dattes était donc connue dans les oasis, les itinéraires techniques ont depuis été intensifiés sur de plus grandes parcelles, en monoculture, par l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires, et par la mécanisation. À partir du début des années 2000, certaines variétés particulièrement rentables de palmier dattier (Majhoul, Feggous) se sont rapidement développées, introduisant des transformations notables des pratiques culturales. La technique d’éclaircissage, par exemple, qui consiste à réduire le nombre de dattes pour améliorer leur calibre dans le régime du palmier et donc augmenter leur prix de vente, a été fortement impulsée par l’État, amenant certains agriculteurs à se l’approprier et à la diffuser. Selon Lahcen (51 ans, agriculteur et ouvrier agricole saisonnier), « récemment, les techniciens nous ont recommandé l’éclaircissage. Au début, je pensais que cela réduirait le rendement, mais après l’avoir essayé sur quelques palmiers, j’ai constaté que cela l’augmentait ». Après ces essais, Lahcen a décidé d’expérimenter cette pratique dans une exploitation où il travaille comme ouvrier : « Au départ, sans informer le propriétaire, j’ai testé l’éclaircissage de quelques palmiers. À chaque fois, je collectais et cachais les dattes retirées. Ce n’est qu’après avoir noté une augmentation du rendement que j’ai informé le propriétaire, qui a bien apprécié l’idée ». De plus, Lahcen a transmis ce savoir à son épouse, elle-même fille d’un agriculteur de Lbour, qui n’était initialement guère favorable à l’idée : « elle croyait elle aussi que cela réduirait la productivité » (Lahcen). Cette expérience témoigne d’une circulation des savoirs portés par des techniciens d’État, expérimentés par un ouvrier agricole et validés par un propriétaire.
De même, la pratique ancestrale de pollinisation par les branchettes de fleurs mâles tend à être remplacée par l’utilisation de pollen séché, qui consiste à sécher les branchettes de palmiers pollinisateurs et à en extraire la poudre pour l’appliquer via une poire en caoutchouc. De plus, nous observons l’émergence d’une production biologique de dattes, basée sur une limitation stricte des produits chimiques et l’utilisation d’intrants naturels (fumier, résidus agricoles).
En deuxième lieu, la diffusion de motopompes pour exploiter l’eau souterraine a entraîné, dès le début des années 1970, des changements notables dans les pratiques d’irrigation. Depuis lors, les sources d’énergie utilisées ont connu des évolutions avec l’arrivée de moteurs à gaz (une source d’énergie subventionnée) dans les années 1980 puis, à partir de 2013, des panneaux photovoltaïques. En parallèle, la diffusion de l’irrigation en goutte à goutte a été remarquable sur le territoire, particulièrement depuis la mise en place du PMV en 2008. Il nécessite une certaine maîtrise technique pour installer et opérer le pompage et la mise sous pression, la filtration et la fertigation (apport des fertilisants via l’eau d’irrigation). Ces transformations ont favorisé l’émergence de nouveaux métiers construits autour de ces savoirs. Mostafa (42 ans), un ancien technicien d’irrigation sur une exploitation moderne, se présente ainsi comme un spécialiste qui « assure la gestion du goutte à goutte dès l’installation de la motopompe, jusqu’aux équipements sur la parcelle ». Son expérience antérieure a été enrichie par des essais dans l’exploitation familiale, avant de commencer la prestation pour d’autres agriculteurs. Après avoir consolidé par la pratique son savoir en matière de goutte à goutte, il a pu intégrer une entreprise spécialisée en tant que ‘free-lance’ : « Lorsque l’entreprise obtient une prestation, c’est moi qui m’occupe de l’exécution… l’entreprise a son siège à Casablanca, donc c’est bien pour eux d’avoir quelqu’un sur place et c’est bien aussi pour moi parce que ça m’assure un travail et un revenu » (Mostafa).
Troisièmement, la valorisation des produits agricoles a connu des transformations importantes, avec de nouvelles pratiques visant à écouler les produits de « terroir » sur les marchés nationaux et parfois internationaux. La commercialisation a amené de nouveaux processus de transformation, de conditionnement et de stockage, assurant la mise aux normes commerciales, la mise en place de démarches publicitaires (emballage, étiquetage) et la vente en ligne. En outre, pour obtenir des subventions permettant la mise en place d’infrastructures de transformation, de conditionnement et de stockage des produits, les habitants ont dû se familiariser avec les démarches administratives qui leur sont associées.
Ces nouvelles pratiques culturales, d’irrigation et de valorisation ont été largement encouragées par des initiatives publiques dans le cadre du PMV, qui visait notamment à promouvoir la mise en marché de produits du terroir de « l’arrière-pays » (Michon et al., 2018). Certaines transformations requièrent la construction de savoirs particulièrement diversifiés. Par exemple, la conversion en production biologique de dattes s’appuie sur une maîtrise du compostage sous forme liquide, le thé de compost, pour pouvoir le mélanger à l’eau d’irrigation (fertigation). Elle implique aussi la capacité d’identifier correctement les produits de fertilisation autorisés, de maîtriser les modalités de leur utilisation, de rassembler l’information sur les organismes certificateurs et sur les démarches administratives de certification.
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Fig. 2 Dynamiques des pratiques dans les extensions oasiennes de Ferkla. Dynamics of agricultural practices in the oasis extensions of Ferkla. |
3.2 Trois modalités de construction et de circulation des savoirs
Pour distinguer les différentes modalités de construction et de circulation de savoirs dans les extensions agricoles (Tab. 2), nous avons d’abord relevé le canal, classique, de la transmission des savoirs oasiens des aînés vers les jeunes, puis celui des échanges entre les jeunes eux-mêmes. Enfin, les agriculteurs apprennent également à distance, par le biais de formations, de mobilités – par exemple en allant travailler dans de grandes exploitations dans le Souss – et, de plus en plus, directement sur internet. Ces modalités ne sont nullement exclusives les unes des autres, la plupart des agriculteurs étant insérés, simultanément, dans ces trois modes d’élaboration des savoirs.
Modes de construction et circulation des savoirs.
Modes of constructing and circulating knowledge
3.3 Transmission des aînés vers les jeunes
Cette modalité de transmission ‘verticale’ est la plus classique. Elle se déploie au sein des réseaux familiaux et d’amitié intergénérationnels, par la pratique conjointe et l’échange d’expériences. Trente et une des personnes interrogées y ont recours. Elle se déploie à différents moments de l’expérience agricole, et dans différents espaces sociaux : champs, souk, cafés, villages et maisons. Haj Saidi (70 ans), un agriculteur de l’oasis, s’est ainsi initié à l’agriculture par le biais d’une telle transmission : « Il y a des choses que j’ai apprises de mon père quand j’avais 17 ans, comme la plantation des palmiers et la pollinisation. Dans les champs, j’observe comment il fait et il m’explique quand j’essaie moi-même. Mais il y a aussi des choses que j’apprends encore quand je rencontre un problème. Par exemple, récemment, j’avais un problème de perte de dattes avant maturation, et j’ai demandé à un vieil agriculteur qui m’a expliqué ce qu’il fallait faire ». À son tour, il transmet certains de ses savoirs à son fils (19 ans, en baccalauréat). « Cette année, par exemple je lui ai montré comment utiliser le pollen, j’ai commencé à polliniser et j’ai lui demandé de continuer, j’ai expliqué aussi comment planter un rejet... c’est lui qui m’a demandé au début parce qu’il voulait apprendre ».
3.4 Transmission directe entre jeunes oasiens
Les échanges des anciens vers les jeunes se cumulent à des apprentissages directs entre jeunes, là encore par la pratique in situ et l’échange d’expériences. Tous les jeunes interrogés sont insérés dans des échanges de ce type. C’est le cas de Said (22 ans), étudiant dans un centre de formation professionnelle, qui a rejoint son ami Redouan (28 ans), salarié dans une entreprise d’installation de plaques solaires, pour s’initier à l’installation des panneaux photovoltaïques qu’il a choisie comme option de spécialisation :
« Redouan me confiait certaines tâches comme la prise de mesures, la conception de supports de rotation, et lorsqu’il s’agit d’une tâche difficile comme l’installation de transformateurs, c’est lui qui s’en occupe et moi je l’observe attentivement et lui pose des questions. Il est très expérimenté ! ».
Bien que Redouan ne dispose pas d’un diplôme certifiant son savoir, son expérience lui confère un statut reconnu :
« J’ai travaillé pour une grande entreprise depuis 2011, cinq années plus tard, ils m’ont confié l’installation autonome des plaques solaires grâce à l’expérience acquise » (Redouan).
En quête d’une reconnaissance de son père et des autres agriculteurs, Said est animé par sa recherche d’acquisition de nouveaux savoirs techniques. Il a effectué plus tard son stage de fin d’étude auprès de Redouan, ce qui lui a permis d’obtenir un diplôme lui permettant de s’engager dans l’installation de l’énergie solaire pour l’irrigation localisée, en nette expansion dans les extensions.
Dans la même exploitation, Redouane devait, lui, transmettre certains savoirs techniques à un client, Ali (64 ans, propriétaire dans l’extension d’Amatous) afin qu’il puisse gérer son nouveau dispositif d’irrigation.
« Il m’a expliqué comment je dois régler la vitesse de la pompe grâce au variateur de fréquence dont 50 Hz est le maximum. Puisque je dispose encore de l’eau dans le puit, je l’ai réglé seulement à 48 Hz. Il m’a montré également le réglage d’une bobine dans la motopompe, permettant de basculer l’alimentation de la pompe de l’énergie électrique classique au solaire » (Ali, 64 ans).
3.5 Interactions avec d’autres acteurs extérieurs au territoire
D’autres savoirs agricoles sont acquis à travers l’interaction des oasiens, et en particulier les jeunes oasiens, avec d’autres acteurs. Par la suite, certains savoirs sont transmis aux aînés. Nous avons identifié trois principaux canaux correspondant à ce type d’interaction.
3.5.1 À travers des formations professionnelles
Les formations professionnelles constituent un premier canal d’apprentissage. Des formations diplômantes ont concerné 4 jeunes parmi les personnes interrogées. Des formations courtes, dispensées par les techniciens d’État ou par des bureaux d’études dans le cadre du PMV, ont été suivies par 12 jeunes et 2 aînés. Celles-ci sont souvent destinées aux agriculteurs organisés dans les coopératives et portent sur des sujets divers : traitements phytosanitaires, modes de commercialisation, techniques d’irrigation. Ces formations apportent de nouveaux savoirs sur des pratiques qui s’imbriquent avec les pratiques apprises ailleurs. Hassan (41 ans) a par exemple acquis ses premières notions d’agriculture par son père, exploitant à Bour lkhourbat depuis 1973. Mais il a appris en 2017 la technique de l’éclaircissage lors d’une formation dispensée par des ingénieurs du conseil agricole. Dans la foulée, il a démarré des essais au sein de l’exploitation familiale aux côtés de son père, qui entendait parler de cette pratique pour la première fois par l’intermédiaire de son fils. Le père reconnaît la capacité du fils à s’adapter aux changements et au langage technique de l’État. Hassan a mené avec succès les démarches administratives nécessaires pour doter l’exploitation d’un système de goutte à goutte subventionné : « il est instruit et peut négocier avec les agents administratifs, si c’était moi qui étais allé à l’administration, j’aurais eu des problèmes avec eux dès le premier contact ». Cette expérience a ainsi conféré au fils une confiance aux yeux du père, facilitant l’appropriation d’un nouveau savoir impulsé par l’État sur l’exploitation.
3.5.2 À travers la mobilité
Certains jeunes cherchent à améliorer leur reconnaissance dans l’exploitation familiale et à en améliorer la rentabilité économique, en diversifiant leurs modes d’apprentissage pour renforcer leur position dans les échanges intergénérationnels. Cela les conduit parfois (4/30) à quitter provisoirement l’exploitation familiale pour acquérir un savoir pratique ailleurs. Kamal (26 ans), installé en co-exploitation avec son père, s’est ainsi dirigé vers une exploitation ‘moderne’ dans la région d’Agadir pour y travailler et apprendre de nouvelles techniques dans la perspective de les transférer à l’exploitation familiale ; « dès mon enfance, j’ai appris petit à petit la conduite des céréales et des légumes grâce à mon père. Mais c’est grâce au travail dans les grandes fermes à Agadir que j’ai pris connaissance de nouvelles techniques, notamment l’usage des engrais et des produits phytosanitaires. Mon père, petit agriculteur, n’avait pas accès à ces techniques, donc c’était à mon tour de partager avec lui ce que j’ai pu acquérir à Agadir ». Initialement peu écouté, Kamal a pu introduire des changements sur l’exploitation familiale dans les pratiques culturales par l’apport des fertilisants, en vue d’intensifier la production et de l’orienter davantage vers le marché. Sa mobilité lui a conféré un statut reconnu grâce aux nouveaux savoirs apportés, et lui a permis de négocier avec son père des changements dans les modes de production de l’exploitation familiale. Trois processus se renforcent ici mutuellement avec l’apport de nouveaux savoirs par le jeune : l’amélioration des revenus agricoles ; la légitimation de son implication dans l’exploitation ; et le renforcement de sa reconnaissance plus large au sein de la sphère familiale et sociale.
3.5.3 À travers les nouvelles technologies
Les échanges par les réseaux sociaux, les vidéos YouTube et le suivi de tutoriels en ligne constituent une dernière source importante d’apprentissage. Ils sont particulièrement utilisés par les jeunes instruits (20/30 des jeunes et 1/5 des aînés). Mbark (38 ans) s’est ainsi installé dans l’exploitation familiale établie en 1996 par son père. Ce dernier est originaire d’une oasis de montagne, dans laquelle le palmier dattier est peu cultivé. N’ayant pas d’expérience en phœniciculture, il a repris les cultures de sa région comme les légumes et d’autres cultures de cycle court. Mbark n’était toutefois pas satisfait de ces choix paternels, et souhaitait introduire la variété de dattes Majhoul, réputée pour sa rentabilité. Il a rejoint un groupe Facebook réunissant une centaine d’agriculteurs sur l’ensemble du pays, dans lequel il pose des questions et obtient des informations sur la gestion du palmier dattier pour acquérir un savoir à même de lui garantir la confiance de son père. Cependant, le père considère que l’agriculture n’est plus une activité viable : « nous n’avons plus suffisamment d’eau pour l’agriculture, et il [son fils] ferait mieux de chercher de quoi nourrir ses enfants ». Mbarek peine ainsi à partager le savoir acquis avec son père et à le convaincre de modifier les orientations et la conduite de son exploitation. Les deux visions divergent quant à l’avenir de l’exploitation et à la capacité de l’agriculture à continuer de subvenir aux besoins de la famille élargie.
De même, Yassine (32 ans) a quitté le lycée après une longue période d’hospitalisation à la suite d’un accident de la route. En 2015, il a intégré un programme de formation à distance autour des techniques de publicité et de l’infographie conçu par un groupe de jeunes des pays du Golfe : « j’ai appris tout ce qui est infographie et montage vidéos ; lorsqu’un client sollicite un service que je ne maîtrise pas, je m’oriente vers internet et le groupe WhatsApp, créé suite à ce programme, et les autres jeunes répondent à mes questions… je rends mes services aux différents clients, comme un agriculteur de Toughache qui voulait diffuser à travers la réalisation d’une vidéo son idée d’une nouvelle plante médicinale qu’il vient d’intégrer dans son exploitation ». Pour valoriser ce savoir, Yassine a acquis le statut d’auto-entrepreneur et a conçu une affiche pour promouvoir ses services (Fig. 3).
À travers ces trois modalités, nous pouvons voir que la construction sociale des savoirs s’étend bien au-delà de la famille et du territoire. L’expérience de Nacer (34 ans), jeune gérant d’une exploitation agricole depuis 2014, illustre bien cette observation. Son oncle, installé à Marrakech, lui avait proposé de gérer l’exploitation dans leur région natale. N’ayant que peu de liens avec l’agriculture, Nacer a initialement eu de nombreux échanges avec deux ouvriers de son exploitation, Laârbi (74 ans) et Touhami (69 ans). Cela vient nous rappeler que les savoirs agricoles ne sont pas forcément partagés par l’ensemble de la société oasienne (Battesti, 2005). Ces deux ouvriers proviennent de familles agricoles, dont le savoir s’est construit dès l’enfance. Nacer a pu ainsi obtenir des premières notions, comme la plantation et l’entretien du palmier dattier. Sa présence toute la journée à leurs côtés dans les champs a donné lieu à de nombreuses observations et à de nombreux échanges plus généraux sur l’agriculture. Cette exploitation était engagée dans la production biologique des dattes et leur commercialisation à grande échelle. Nacer a mobilisé différentes modalités d’acquisition de savoirs (internet, échanges avec des techniciens de bureaux d’études, formations dans le cadre du PMV) pour maîtriser, par exemple, les normes des fertilisants autorisés et les procédures de certification en agriculture biologique.
À son tour, il partage ses apprentissages, y compris avec les deux ouvriers qui l’ont initié à l’agriculture. En 2022, Touhami souhaitait lui aussi tester sur une parcelle de son exploitation familiale (2,5 ha) la production bio de Majhoul. Il s’est adressé à Nacer pour apprendre les bases de cette conversion et les procédures de certification. De même, Nacer a appris une nouvelle méthode de pollinisation, qui lui a été communiquée par un ami via le lien d’une vidéo YouTube. À son tour, il a transmis cette connaissance à Laârbi : « Nacer m’a montré une vidéo d’un agriculteur américain en train de grimper sur un palmier, puis il coupe la partie supérieure de la fleur femelle du palmier et y met un peu de poudre de pollen à l’aide d’un flacon en caoutchouc... cela était nouveau pour moi… il y a toujours des choses que j’enseigne aux jeunes et d’autres que j’apprends d’eux, la science n’a pas de limites » (Laârbi, 74 ans) (Fig. 4).
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Fig. 3 Affiche des services et leurs frais offerts par Yassine. Poster of services and their fees offered by Yassine. |
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Fig. 4 Imbrication intergénérationnelle des savoirs dans l’expérience de Nacer. Intergenerational interweaving of knowledge in the case of Nacer. |
4 Discussion et conclusion
Les extensions agricoles des zones oasiennes au Maroc, nous l’avons vu, sont des espaces par excellence de construction intergénérationnelle des savoirs agricoles. La cohabitation des générations, dans un contexte de transformation agricole rapide et de rétrécissement des opportunités d’installation des jeunes, donne lieu à différentes modalités de construction et de circulation des savoirs, qui impliquent une multitude d’acteurs (Aubriot et Riaux, 2013). Nous en avons dénombré trois principales. Les savoirs oasiens issus de l’expérience des anciens, transmis par la pratique conjointe, se cumulent à des savoirs construits par des échanges directs entre les jeunes, et à d’autres savoirs élaborés au fil d’interactions à plus longue distance. Souvent, les apprenants deviennent eux-mêmes des transmetteurs, partageant leur expérience avec leurs pairs ou des personnes plus âgées. Ces jeunes perpétuent ainsi une certaine tradition des oasiens par leur « attitude expérimentale » et la mise en commun de leurs expériences (Battesti, 2005). On pourra ainsi argumenter que le répertoire séculaire des savoirs oasiens continue de s’adapter aux changements environnementaux, dans un cadre où « la proximité spatiale… constitue le facteur décisif en matière de circulation des savoirs » (Ibid.). Cependant, si cette circulation à l’échelle locale demeure importante, les transformations agricoles, l’attention portée par les pouvoirs publics aux zones d’extension, la mobilité accrue des jeunes oasiens et leur connexion au monde extérieur amènent à de multiples rencontres avec d’autres acteurs. Elles s’effectuent à travers des formations, des expériences pratiques acquises par la mobilité, et les réseaux sociaux. Elles reposent sur la mobilisation de certains savoirs spécifiques, que les jeunes co-construisent avec leurs aînés en mobilisant de nouveaux dispositifs d’apprentissage comme les NTIC et les formations techniques. Notre analyse montre aussi que la construction des savoirs est de moins en moins limitée par la géographie, comme l’illustre la nouvelle pratique de pollinisation apprise par Nacer auprès d’un agriculteur américain via YouTube, ou bien l’apprentissage, par Yassine, de l’infographie grâce à des échanges à distance avec ses pairs des pays du Golfe. Mais ces savoirs, produits dans des lieux différents, s’insèrent ensuite dans un processus d’expérimentation locale oasienne et ne sont reconnus comme valables qu’après avoir fait la preuve de leur intérêt auprès d’un groupe élargi d’agriculteurs (Battesti, 2005).
La cohabitation des générations au sein des extensions agricoles oasiennes peut être relativement harmonieuse. Mais les négociations peuvent parfois y prendre une tournure antagoniste (Petit et al., 2018). L’entrée par les savoirs permet précisément de mettre au jour la diversité évolutive des types de relations intergénérationnelles. Le savoir des anciens est rarement mis de côté, il entre plutôt en dialogue et en tension avec de nouveaux savoirs portés par les jeunes générations, avec lesquels il s’imbrique dans un processus constant d’alimentation réciproque (Aubriot et Riaux, 2013). Les hybridations et les compromis qui en résultent prennent une forme plus ou moins pratique et préréflexive, ou au contraire formalisée et standardisée. Ils prennent place, cependant, dans un contexte où les politiques publiques soutiennent davantage les formations qui produisent un savoir codifié, et dans un système global qui tend à standardiser la production agricole. La question posée par Adam et al. (2018) pour les savoirs apicoles concerne donc fortement les territoires oasiens en général : l’hybridation différenciée des savoirs va-t-elle perdurer, ou bien sera-t-elle effacée par la standardisation ?
L’analyse en termes d’imbrication invite à repenser la manière dont la dimension générationnelle est intégrée aux politiques publiques. Ces dernières, tantôt s’orientent vers les chefs d’exploitation, souvent de l’ancienne génération, sans accorder de place explicite aux jeunes agriculteurs ; tantôt privilégient les jeunes sans s’attaquer explicitement à leurs problèmes structurels d’accès aux ressources productives qui les amènent à coexister avec leurs aînés. Il s’avérerait fécond, par contraste, d’intégrer les deux générations simultanément dans la conception des projets d’appui au développement agricole, en cherchant à maximiser leur synergie.
Pour finir, si l’imbrication intergénérationnelle des savoirs soutient le développement de l’agriculture oasienne, elle ne règle pas la question de la durabilité de cette agriculture. De fait, ces savoirs tendent tous à être productivistes, cherchant à augmenter sans relâche la productivité agricole grâce à une exploitation maximale des ressources. De Haas (2003) parlait à cet égard d’un développement agricole spatialement différencié, conjuguant déprise de l’agriculture dans les oasis et intensification rapide dans les extensions. Mais le manque d’eau, annoncé depuis un quart de siècle pour un modèle agricole de plus en plus fréquemment qualifié d’extractiviste ou de minier, se fait aujourd’hui sévèrement sentir dans les extensions, à Ferkla comme ailleurs (Khardi et al., 2023). D’autres problèmes d’ordre qualitatif, liés à l’usage intensif de produits phytosanitaires et d’engrais, se feront également nécessairement sentir à l’avenir, y compris pour l’approvisionnement en eau potable des populations. La question posée est donc claire : comment mettre les échanges intergénérationnels au service d’une agriculture durable ? L’observation de certaines initiatives, à l’image de la production de dattes biologiques, pourrait apporter des éléments de réponse à cette question pressante.
Remerciements
Ce travail a bénéficié d’un appui financier, logistique et scientifique dans le cadre du projet MASSIRE (www.massire.net).
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Citation de l’article : Maamar M, Bouzidi Z, Kuper M, Mayaux P-L. 2025. Les jeunes, les vieux et la co-exploitation : l’imbrication des savoirs dans les extensions oasiennes au Maroc. Cah. Agric. 34: 13. https://doi.org/10.1051/cagri/2025011
Liste des tableaux
Modes de construction et circulation des savoirs.
Modes of constructing and circulating knowledge
Liste des figures
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Fig. 1 Localisation de l’oasis de Ferkla. Localization of the Ferkla oasis. |
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Fig. 2 Dynamiques des pratiques dans les extensions oasiennes de Ferkla. Dynamics of agricultural practices in the oasis extensions of Ferkla. |
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Fig. 3 Affiche des services et leurs frais offerts par Yassine. Poster of services and their fees offered by Yassine. |
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Fig. 4 Imbrication intergénérationnelle des savoirs dans l’expérience de Nacer. Intergenerational interweaving of knowledge in the case of Nacer. |
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