Numéro
Cah. Agric.
Volume 31, 2022
Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable / Irrigated Land Tenure: Challenges and Opportunities for Sustainable Development. Coordonnateurs : Jean-Philippe Venot, Ali Daoudi, Sidy Seck, Amandine Hertzog Adamczewski
Numéro d'article 18
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022015
Publié en ligne 28 juillet 2022

© A. Derderi et al., Hosted by EDP Sciences 2022

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1 Introduction

La disponibilité et l’accessibilité des ressources hydriques souterraines ont permis, dans certains pays, l’extension de l’agriculture dans des régions arides et semi-arides jusqu’alors peu ou pas exploitées par l’agriculture (Molle, 2008 ; Petit et al., 2017). Un développement remarquable des économies agricoles basées sur l’irrigation par les eaux souterraines s’est produit dans beaucoup de ces régions, désignée comme la « Ground Water Economy – GWE » (Shah, 2010). La tendance à la surexploitation des ressources hydriques questionne toutefois la durabilité de cette agriculture irriguée (Llamas et Martínez-Santos, 2005 ; Petit et al., 2017).

Dans leurs travaux sur le cycle de vie des « Ground Water Economies » en Asie du Sud-Est, Shah et al. (2003) identifient quatre étapes dans cette dynamique: l’émergence, la forte croissance, les premiers signes de déclin, puis l’effondrement. Durant la phase de croissance, les facteurs classiques (épuisement des nappes, pénurie de ressources productives, marchés limités) qui pourraient entraver le développement de la GWE ne s’expriment pas, ce qui cache les limites des modèles techniques développés et la gravité de l’effondrement qui pourrait affecter la GWE (Petit et al., 2017).

Les régions semi-arides et arides d’Algérie ont connu une extension inédite de l’agriculture irriguée ces dernières décennies, promue principalement par l’État dans le cadre d’une politique volontariste de mise en valeur agricole (Daoudi et al., 2015). L’accès aux terres du domaine privé de l’État et à l’eau souterraine, également bien domanial, a été largement facilité par cette politique. Aujourd’hui, quelques-unes de ces régions occupent des places de leaders pour certains produits agricoles (Daoudi et al., 2016). L’exploitation des eaux souterraines y a atteint des niveaux inédits (Siebert et al., 2010). La majorité de ces régions étant encore dans la phase de croissance, les alertes sur la surexploitation des eaux souterraines et le risque d’effondrement de toute cette dynamique agricole restent peu perceptibles par les décideurs.

Dans cet article, nous questionnons la durabilité de l’exploitation du foncier irrigué dans la commune steppique de Rechaïga (wilaya de Tiaret). L’agriculture irriguée, qui y a connu son pic de croissance durant les années 1990, a commencé à donner des signes d’infléchissement dès le début des années 2000 (Otmane, 2005). L’extension du foncier irrigué dans cette commune et sa valorisation par des cultures maraîchères intensives ont été principalement favorisées par l’arrivée, dès la fin des années 1980, d’agriculteurs itinérants originaires des wilayas du nord du pays. Ces producteurs sont itinérants au sens où ils déplacent la production après quelques saisons, d’un site à un autre dans une même région ou d’une région à une autre, et ne recherchent pas un ancrage foncier local pérennisé. Ils accèdent à la terre via le marché foncier locatif et déplacent leurs cultures là où l’eau et la terre sont bon marché (Derderi et al., 2015).

La profondeur temporelle du développement de l’agriculture irriguée intensive dans la commune étudiée permet ici de mieux apprécier la durabilité du foncier irrigué au regard de la dynamique foncière et productive, en fonction de l’évolution de la surexploitation des nappes. Une attention particulière est accordée au fonctionnement du marché locatif et à son caractère, inclusif ou non, en relation avec l’évolution de la surexploitation des eaux souterraines dans la commune de Rechaïga.

Cet article présente le contexte et la méthodologie adoptée pour examiner la durabilité du foncier irrigué dans la zone d’étude (Sect. 2), l’évolution de la dynamique agricole (Sect. 3) et les effets de la surexploitation sur les systèmes de production actuels (Sect. 4). Il analyse l’inclusion de la dynamique foncière en fonction de l’évolution de la surexploitation des eaux souterraines (Sect.5) et discute enfin les principaux résultats (Sect.6).

2 Contexte de l’étude et méthodologie

2.1 Cadre de l’étude

La commune de Rechaïga ( Fig. 1) avait une vocation agropastorale qui diffère radicalement de ce qu’elle est devenue depuis les années 1990. Grâce à l’extension importante de l’irrigation par l’eau souterraine, Rechaïga s’est hissée au rang de pôle agricole émergeant d’envergure nationale. Elle est classée première commune de production d’oignon, avec 828 000 quintaux en 2015 (6,1 % de la production nationale; Tifouri, 2016).

La configuration foncière à Rechaïga n’est pas différente de celle des autres communes de la steppe algérienne. La majorité des terres ont une vocation pastorale et relèvent du domaine privé de l’État (Daoudi et al., 2015), avec un droit d’usage reconnu aux agropasteurs de la commune. Aujourd’hui, ces terres, dites localement terres arch (anciennes terres collectives de la tribu), sont pour l’essentiel utilisées privativement et mises en culture sous régime pluvial. Les terres privées, titrées ou pas, existent également à Rechaïga, mais leur importance reste marginale, qu’il s’agisse de terres anciennement privées (melk), ou de terres publiques privatisées dans le cadre de la loi d’accès à la propriété foncière par la mise en valeur agricole. La troisième catégorie foncière est celle des terres du domaine privé de l’État cédées en concession. Même si, légalement, elles donnent accès aux mêmes droits et obligations, trois formes différentes de concession coexistent: i) les terres de concession issues de la loi 10-03; ii) les terres mises en valeur par la Générale des concessions agricoles (GCA, une entreprise publique) et cédées en concession dans le cadre du décret exécutif 97-483; et iii) les terres en cours de cession en concession dans le cadre de la circulaire interministérielle n° 108 de 2011 (Daoudi et al., 2015). Ces dernières catégories (ii) et (iii) sont irriguées à partir des eaux souterraines.

thumbnail Fig. 1

Localisation de la zone d’étude dans la commune de Rechaïga (wilaya de Tiaret).

Location of the study area in the commune of Rechaïga (wilaya of Tiaret).

2.2 Méthode

Dans le présent travail, nous considérons que la notion de périmètre signifie l’ensemble des parcelles agricoles irriguées qui sont situées dans la même zone géographique. L’agriculture irriguée à Rechaïga est localisée dans sept périmètres (Fig. 1), qui ont été mis en culture progressivement ( Tab. 1). La durabilité du foncier irrigué dans ces périmètres est appréciée au regard de l’évolution de la dynamique productive et foncière en lien avec la surexploitation des eaux souterraines. La répartition actuelle des productions maraîchères dans ces périmètres et le niveau des nappes souterraines sont en grande partie le résultat du passage des agriculteurs itinérants, progressif dans l’espace et dans le temps, et des pratiques des exploitants locaux qui ont rejoint cette dynamique par la suite.

La production des données a été organisée en deux étapes: le recensement des agriculteurs des périmètres locaux et itinérants et l’enquête par questionnaire.

En l’absence de listes actualisées d’exploitants autochtones réalisées par l’administration agricole locale et du fait du statut informel des agriculteurs itinérants (« informel » parce qu’ils ne sont inscrits dans aucun des fichiers de l’administration agricole), nous avons procédé au recensement systématique des agriculteurs, locaux et itinérants, pour chaque périmètre (Tab. 1). Pour les agriculteurs itinérants, nous avons recensé les agriculteurs présents au moment de l’enquête, en 2017 (27 agriculteurs) et ceux qui sont passés par Rechaïga puis sont repartis (243 producteurs identifiés).

Une enquête par questionnaire a été réalisée dans l’objectif de caractériser les acteurs, les systèmes de production maraîchers et leur évolution, les conditions d’accès à la terre et à l’eau et leur évolution, et d’apprécier l’effet des agriculteurs itinérants sur ces dynamiques. L’enquête a touché un échantillon de 85 exploitants: 67 agriculteurs locaux sur les 154 recensés, 7 agriculteurs itinérants parmi les 27 actuellement en activité à Rechaïga (interrogés sur place), et 11 des 243 itinérants qui sont aujourd’hui hors de la commune de Rechaïga (interrogés à Mascara, leur wilaya d’origine) – soit 18 itinérants interrogés au total.

Tableau 1

Nombre de producteurs recensés dans chaque périmètre et périodes de fonctionnement.

Number of producers identified in each perimeter and periods of operation.

3 Dynamique de l’agriculture irriguée: une déprise sur fond de crise hydraulique

Dès les années 1990, Rechaïga a connu un développement considérable de l’agriculture irriguée, principalement dominée par la production de l’oignon et, dans une moindre mesure, de la pomme de terre. Deux moments ont ponctué cette dynamique: l’arrivée des agriculteurs itinérants en 1985 et l’amorce de la crise hydraulique au début des années 2000.

3.1 Phase de croissance: arrivée des itinérants et inclusion des exploitants locaux

La dynamique du système maraîcher est liée essentiellement à l’arrivée des itinérants dans les périmètres étudiés, à partir de 1985. De cette époque à 2016, la superficie en cultures maraîchères irriguées dans l’ensemble de la commune est passée de quelques hectares, conduits en semi-intensif, à 2436 hectares intensifiés.

L’arrivée des agriculteurs itinérants et leur installation dans les différents périmètres se sont faites graduellement (Tab. 1). Les premiers arrivés ont investi les périmètres d’Elmechti, Elarja et Mkimen. Les cultures maraîchères ont connu le plein développement dans ces périmètres vers la fin des années 1990 et le début des années 2000. Ces périmètres ont accueilli des dizaines d’agriculteurs itinérants durant les années 1990 et 2000 (nous avons pu en recenser 16 à Elmechti, 62 à Elarja et 23 à Mkimen, Tab. 1). Ils ont joué un rôle important dans l’introduction et la diffusion des techniques d’intensification des cultures maraîchères et de mobilisation de l’eau. Ils ont ainsi introduit la technique du forage et les pompes immergées – les puits traditionnels étaient exclusivement équipés en motopompes. Ils ont également joué un rôle de catalyseur dans l’émergence et le développement, dans la commune, des marchés des facteurs de production, notamment le marché foncier (Sect. 5), et des produits agricoles.

Cette phase de croissance a été inclusive pour les agriculteurs locaux de la commune: 59 des 67 producteurs de l’échantillon se sont engagés dans la culture maraîchère irriguée durant la période 1989–1999. Ils ont bénéficié de l’expertise des itinérants, transférée en particulier au cours de leurs interactions dans le cadre de contrats de faire-valoir indirect (FVI). La durée et le type de ces contrats (location ou association impliquant une collaboration technique et managériale) expliquent en grande partie les trajectoires professionnelles de ces exploitants locaux jusqu’à aujourd’hui. Ceux qui avaient des collaborations intenses de type partenarial se positionnent mieux que les autres dans la dynamique maraîchère en cours. Ils sont aujourd’hui les principaux concurrents des itinérants sur le marché de la location. Ils pratiquent eux-mêmes une itinérance entre les périmètres de la commune, à la recherche de terres « vierges » (qui n’ont jamais porté de culture intensive) et de ressources en eaux souterraines.

3.2 Phase de déclin: surexploitation jusqu’aux limites de la nappe

Les anciens périmètres ont connu les premiers signes de ralentissement au début des années 2000. L’accroissement important du nombre d’agriculteurs (locaux et itinérants) pratiquant des cultures maraîchères irriguées s’est traduit en premier lieu par le rabattement des nappes et l’assèchement de certains puits et forages. Par ailleurs, la demande élevée pour les terres irrigables a induit une forte hausse des montants locatifs. Dès ces premiers signes de pression sur les ressources en eau et en terre, les agriculteurs itinérants ont commencé à chercher de nouveaux périmètres où la pression sur les ressources était moins importante.

La même trajectoire est observée sur les autres périmètres: introduction et expansion du modèle maraîcher, suivies par un déclin sur fond de rabattement de la nappe. Actuellement, seul le périmètre d’Elracha est encore en phase d’expansion; dans tous les autres, le déclin est enclenché ( Fig. 2; cette figure ne concerne que les producteurs locaux interrogés, faute de données diachroniques pour les itinérants). La crise hydraulique dans la commune de Rechaïga s’est traduite par une progression considérable du rabattement de la nappe phréatique, la baisse du débit étant le premier signe d’épuisement qui aboutit généralement à l’assèchement des forages. Les niveaux piézométriques entre le début des années 1990 et 2017, déclarés par les agriculteurs interrogés, sont passés de quelques mètres à 60 m, selon les périmètres. Dans le périmètre d’Elmechti, la profondeur des forages exploités passe même, en moyenne, sur cette période, de 60 à 130 m.

Face à la baisse des débits et/ou à l’assèchement des forages, les agriculteurs approfondissent leurs forages ou en réalisent de nouveaux, là où cela est encore possible. Une véritable course à l’eau a ainsi été engagée vers la fin des années 2000. Le nombre de forages par exploitant interrogé est actuellement de 2,3, mais plus de la moitié ne sont pas fonctionnels: asséchés ou infructueux à la réalisation ( Fig. 3).

Cette tendance à l’approfondissement des forages est ralentie par le nombre élevé de forages infructueux et par l’application de la loi de 2005 sur la réglementation de l’utilisation de l’eau souterraine, notamment pour l’irrigation. « Cette loi reconnaît aux détenteurs de droits sur une terre agricole un droit d’usage de l’eau souterraine, mais sous réserve d’une autorisation de forage, pour les nappes renouvelables, ou d’une concession, pour les nappes non renouvelables. La réalisation d’un forage sans autorisation ou concession est punie d’emprisonnement et d’amendes » (Daoudi et al., 2017). Cette interdiction est plus strictement appliquée sur certains périmètres que sur d’autres par les autorités locales, en fonction de l’état de la ressource hydrique; sont particulièrement concernés par cette interdiction tous les anciens périmètres: Elmechti, Elarja, Elrjel. Sur ces périmètres, les propriétaires des forages installés dénoncent toute tentative de forage illicite. Ils intègrent dans leurs calculs que la quantité des eaux souterraines est très limitée et que la réalisation de nouveaux forages par les autres exploitants peut engendrer une perte totale de l’eau souterraine encore disponible chez eux.

Cette crise hydraulique a fortement impacté la dynamique de l’agriculture irriguée à Rechaïga. La zone n’attire plus les agriculteurs itinérants, et même les agriculteurs locaux sont moins nombreux. On a pu recenser 65 cas d’abandon des cultures maraîchères, soit 42 % de l’effectif des maraîchers locaux encore en exercice. Depuis le début de la crise hydraulique, voilà une vingtaine d’années, 8 nouveaux producteurs locaux seulement (sur les 67 recensés de nos jours) ont intégré le système maraîcher (dont 7 avant 2003). Outre le poids de la contrainte hydrique sur laquelle nous allons revenir, ce désintérêt est à mettre en rapport avec (i) l’augmentation de la rente locative (cf. infra) et (ii) une fluctuation accrue des prix sur le marché de l’oignon (principale production dans la commune), avec des saturations saisonnières du marché qui dissuadent les producteurs présentant le plus d’aversion au risque.

thumbnail Fig. 2

Superficies exploitées par les exploitants locaux sur les différents périmètres.

Areas cultivated by local farmers on the different perimeters.

thumbnail Fig. 3

Nombre et état des forages dans les différents périmètres.

Number and state of boreholes in the different perimeters.

4 Des systèmes de production façonnés par la crise hydraulique

Après une prédominance de la culture de l’oignon durant sa phase de croissance, l’agriculture irriguée à Rechaïga est structurée aujourd’hui autour de deux spéculations: l’oignon et les céréales (orge et blé dur). Ces cultures occupaient lors de nos enquêtes, en 2017, respectivement 36 et 60 % de la superficie irriguée de l’échantillon.

Sur la base de l’importance de la superficie irriguée et de l’origine des agriculteurs, quatre groupes d’exploitations sont distingués ( Tab. 2). Les exploitants locaux sont répartis en trois groupes distincts en fonction de leur superficie irriguée (petite, moyenne et grande). Les itinérants sont tous intégrés dans le groupe 4.

Les superficies consacrées aux cultures maraîchères par exploitation sont faibles en moyenne, y compris chez les agriculteurs itinérants. La configuration typique du modèle maraîcher originel de Rechaïga (oignon/pomme de terre) a disparu chez les exploitants locaux.

Après le déplacement de la majorité des agriculteurs itinérants vers les nouveaux périmètres de la commune et vers d’autres régions au niveau national, les agriculteurs locaux continuent à pratiquer les cultures maraîchères, souvent en les adaptant à la nouvelle condition de rareté de l’eau. L’adaptation ne semble cependant pas accessible à tous. La part des exploitants ayant abandonné les cultures maraîchères, dans la phase de déclin, est, en moyenne pour tous les périmètres, de 42 %. Ce taux moyen cache une disparité entre périmètres, Mkimen, Elmechti et Elarja enregistrant des taux d’abandon plus élevés, à cause de l’assèchement de la plupart des forages dans ces périmètres les plus anciens.

Pour les producteurs maraîchers encore en activité, les options d’adaptation vont du changement technique, généralement tourné vers la maîtrise de la mobilisation de l’eau et de l’irrigation, à la réorientation complète du système de production.

Un nouveau modèle de production agricole, combinant une version améliorée du système traditionnel céréales/élevage ovin avec des cultures maraîchères intensives, s’est généralisé. La céréaliculture est moins exigeante en eau et de plus les apports en eau interviennent en hiver et au printemps, donc en léger décalage par rapport aux cultures maraîchères installées en saison chaude.

La généralisation de ce modèle hybride et l’abandon de la spécialisation dans les cultures maraîchères, y compris chez les exploitants qui disposent encore de capacités d’irrigation importantes, montrent que les agriculteurs installés de manière permanente à Rechaïga ont intégré, dans leurs choix productifs, la non-durabilité du modèle maraîcher exclusif dans un contexte de précarité hydrique.

L’adaptation des systèmes d’irrigation économisant l’eau est une option généralisée, retenue par la majorité des agriculteurs. La technique d’irrigation à la raie utilisée antérieurement par les producteurs, locaux et itinérants, est aujourd’hui marginale (environ 5 % de la superficie totale irriguée des périmètres de la commune). L’aspersion est la technique la plus utilisée, avec 82 % de la superficie totale irriguée, essentiellement pour les céréales et l’oignon (respectivement 77 % et 23 % de la superficie irriguée). Le recours au goutte-à-goutte pour les cultures maraîchères concerne environ 13 % de la superficie totale, principalement pour l’oignon (74 %).

Tableau 2

Les groupes d’exploitants maraîchers et leurs caractéristiques.

Groups of market gardeners and their characteristics.

5 Une dynamique foncière inclusive… tant qu’il y a de l’eau

Les superficies irriguées (maraîchages et céréales) sont principalement exploitées en faire-valoir direct (FVD), mais le FVI concerne tout de même 42 % de ces superficies, soit 309 hectares sur les 732 cultivés en irrigué chez les exploitants interrogés ( Tab. 3). La location est le mode d’accès dominant sur le marché du FVI, l’association (une variante du métayage) restant marginale.

La location est pratiquée dans quatre des sept périmètres étudiés: deux anciens périmètres (Elmechti et Mkimen) et deux nouveaux (Oued Elouahche et Elracha). Dans les anciens périmètres, plus de 96 % de la superficie louée est cultivée en céréales; les cultures maraîchères sont concentrées dans les nouveaux périmètres, avec 89 % des superficies louées.

Le statut des terres concernées par la location diffère d’un périmètre à un autre. Les terres de concession (type GCA), exclusivement situées dans les deux nouveaux périmètres, représentent 57 % des terres louées. Dans les anciens périmètres, la location concerne les terres arch utilisées privativement (36 % du total des terres louées). Les terres privées sont très peu cédées en location (2 %) du fait d’un manque de disponibilité en eaux souterraines car elles sont localisées dans les anciens périmètres.

Sur le marché locatif, les preneurs sont majoritairement des exploitants locaux (61 %); ils prennent la totalité des superficies réservées aux céréales et 65 % des superficies maraîchères. Les agriculteurs itinérants ne représentent plus que 39 % des locataires en 2017 (7 sur 18), et 35 % des superficies maraîchères prises en location (38 ha sur 108,5 ha). Un locataire itinérant prend en moyenne 5,4 hectares en location actuellement. Les locaux prennent en moyenne des superficies plus importantes (23,6 ha), mais, en moyenne, ils réservent aux cultures maraîchères une superficie équivalente à celle utilisée par les itinérants (6,4 ha).

Actuellement, à Rechaïga, les agriculteurs itinérants sont principalement concentrés sur le périmètre d’Oued Elouahche (6/7), du fait de la disponibilité en eau et de la fertilité des terres (« vierges » ou auparavant cultivées, mais en jachère pendant au moins 4 ans).

Dans ce périmètre d’Oued Elouahche, la rente locative variait, en 2017, entre 200 000 et 220 000 DZD/ha (1600–1760 €/ha; taux de change moyen 2017, 1€=125DZD). L’augmentation du niveau de la rente locative dans les nouveaux périmètres oblige les preneurs locaux, petits et moyens, à trouver des terres en location dans les anciens périmètres, où la rente locative est relativement faible (100 000 DZD/ha; 800 €), mais avec de faibles disponibilités en eau. Les itinérants eux-mêmes s’accommodent peu de prix élevés, et vont chercher de la terre ailleurs, d’abord dans d’autres périmètres de la commune, puis dans d’autres régions où l’eau et le foncier sont plus disponibles.

Tableau 3

Modes de faire-valoir et contrats dans notre échantillon (2017).

Types of tenure and contracts in our sample (2017).

6 Discussion et conclusion

Notre étude fait apparaître un début d’effondrement des modèles maraîchers à Rechaïga, lié à la surexploitation des eaux souterraines. Les observations réalisées dans cette commune témoignent d’un rabattement prononcé des niveaux des nappes dans les périmètres où la dynamique maraîchère impulsée par les agriculteurs itinérants est relativement ancienne. Il apparaît clairement que ce type de modèle productif agricole, grand consommateur d’eau, n’est pas approprié dans un contexte steppique où la ressource hydrique est rare. Le cycle de développement de ces cultures maraîchères irriguées ne dure en moyenne que 20 ans avant l’émergence de signes de surexploitation. Il comporte trois phases: 1) la phase de lancement, pendant laquelle des exploitants pionniers « itinérants » investissent dans la réalisation de forages, testent les cultures irriguées intensives et les développent progressivement; 2) la phase d’extension des cultures irriguées et de forte mobilisation des ressources hydriques; ces phases sont inclusives pour tous les agriculteurs, itinérants comme locaux; 3) la phase de crise hydraulique et de déclin relatif de l’agriculture irriguée. Cette phase conduit à des formes d’exclusion des petits agriculteurs du fait de l’épuisement des nappes et du manque de moyens financiers pour accéder aux ressources souterraines (plus profondes) encore disponibles localement ou dans d’autres périmètres de la commune.

Deux messages clés se dégagent donc de l’analyse. D’une part, le rabattement des nappes témoigne de la non-durabilité d’une agriculture maraîchère intensive irriguée en steppe, ou du moins dans les parties de la steppe de mêmes conditions hydriques. D’autre part, la phase d’expansion de la dynamique maraîchère a été inclusive et a bénéficié à toutes les catégories d’agriculteurs, tant locaux qu’itinérants, alors que la phase de déclin semble difficile pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’adapter, notamment les exploitants locaux (les itinérants quant à eux ont pour logique de répondre à la dégradation des conditions de production par la recherche de nouveaux sites de production). Beaucoup de ces agriculteurs abandonnent le métier à défaut d’options techniques alternatives accessibles.

L’effondrement total de la GWE ou la relance de cette dernière par sa réorganisation profonde sont les deux scénarios possibles du futur de la GWE à Rechaïga, et dans les autres communes steppiques qui connaissent une dynamique agricole similaire. La gestion collective concertée de la ressource hydrique est une piste recommandée dans les contextes de surexploitation des eaux souterraines pour une gouvernance durable de cette ressource (Kuper et al., 2017). L’action collective des agriculteurs était la base de cette forme de gestion lorsque les GWE se sont effondrées dans la région du Saïss au Maroc ou la province d’Almeria en Espagne. Les agriculteurs de ces GWE ont formé des lobbys pour défendre leurs intérêts et négocier des solutions (construction de grands barrages, dessalement de l’eau de mer, etc.) avec les pouvoirs publics pour minimiser les effets de l’effondrement (Petit et al., 2017).

Dans le cas de Rechaïga, l’adaptation des agriculteurs aux premiers signes de l’effondrement reste individuelle. Elle a évolué progressivement au fur et à mesure du rabattement du niveau de la nappe. Au début de la crise hydraulique, les agriculteurs ont cherché à sécuriser leur accès à l’eau par l’approfondissement et la multiplication des forages au niveau de leur parcelle. Actuellement, l’adaptation se traduit, pour les producteurs qui maintiennent une production maraîchère, par le choix du déplacement vers les périmètres de la commune les moins affectés par le rabattement (via la prise en location), par le retour à l’élevage ovin et l’introduction de la céréaliculture irriguée comme l’une des composantes principales du système de culture. Dans les périmètres touchés par la crise hydraulique, le contrôle de la mobilisation de l’eau vient de l’interdiction de nouveaux forages par les autorités locales, interdiction dont le respect se trouve renforcé par la dénonciation des forages illicites par les agriculteurs en place.

La réflexion sur les conditions de l’émergence d’une action collective et sur la nature de cette action (nouvelles règles de la gestion de la nappe, négociation avec le pouvoir public, modèles agricoles alternatifs) dans le contexte des zones steppiques algériennes constitue alors une piste de recherche intéressante.

Références

Citation de l’article: Derderi A, Daoudi A, Colin JP 2022. Durabilité du foncier irrigué en zones steppiques d’Algérie, le risque de l’effondrement hydraulique. Cah. Agric. 31: 18. https://doi.org/10.1051/cagri/2022015

Liste des tableaux

Tableau 1

Nombre de producteurs recensés dans chaque périmètre et périodes de fonctionnement.

Number of producers identified in each perimeter and periods of operation.

Tableau 2

Les groupes d’exploitants maraîchers et leurs caractéristiques.

Groups of market gardeners and their characteristics.

Tableau 3

Modes de faire-valoir et contrats dans notre échantillon (2017).

Types of tenure and contracts in our sample (2017).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Localisation de la zone d’étude dans la commune de Rechaïga (wilaya de Tiaret).

Location of the study area in the commune of Rechaïga (wilaya of Tiaret).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Superficies exploitées par les exploitants locaux sur les différents périmètres.

Areas cultivated by local farmers on the different perimeters.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Nombre et état des forages dans les différents périmètres.

Number and state of boreholes in the different perimeters.

Dans le texte

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