Numéro |
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
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Numéro d'article | 1 | |
Nombre de pages | 10 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2022030 | |
Publié en ligne | 10 janvier 2023 |
Article de recherche / Research Article
Pomper ou disparaître : le dilemme du renforcement des khettaras par le pompage solaire dans les oasis du Maroc
Pumping or disappearing: the dilemma of the reinforcement of khettaras by solar pumping in the oases of Morocco
1
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, 6202 Rabat, Maroc
2
CIRAD, UMR-G-EAU, 34398 Montpellier, France
3
L’Institut Agro Montpellier, 34060 Montpellier, France
4
Université de Montpellier, INRAE, UMR-G-EAU, 34398 Montpellier, France
5
G-EAU, Univ Montpellier, Montpellier, France
* Auteur de correspondance : ykhardi@gmail.com
Les agriculteurs utilisant les eaux des khettaras, galeries souterraines drainant la nappe phréatique et donnant un accès collectif à l’eau souterraine dans les oasis, font aujourd’hui face à un dilemme. Les khettaras se tarissent sous l’effet conjugué du pompage pour l’eau potable et de l’irrigation des exploitations agricoles des nouvelles extensions, et d’une recharge décroissante de la nappe. Leurs khettaras menacées de disparition, certains collectifs ont choisi d’installer des puits ou des forages alimentés par l’énergie solaire. Cela permet de renforcer le débit des khettaras et ainsi de maintenir l’accès collectif à l’eau souterraine, mais ces installations contribuent aussi à sa surexploitation. Dans cet article, nous mettons en discussion ce choix cornélien des communautés oasiennes dans le sud du Maroc. Des observations de terrain, l’analyse des images satellites, et des enquêtes avec les agriculteurs ont permis de comprendre le contexte d’émergence d’un dispositif associant la khettara au pompage par énergie solaire, d’analyser sa conception technique et de mettre en évidence la capacité des oasiens à intervenir sur les règles de gestion pour superposer ce dispositif technique et institutionnel nouveau au système traditionnel des khettaras. Cet article contribue à une réflexion sur la durabilité de l’accès à l’eau souterraine dans ce contexte présaharien.
Abstract
Farmers using khettaras, which are underground galleries draining the water table and providing a collective access to groundwater, are faced with a dilemma. The khettaras are drying up under the combined effect of groundwater pumping for drinking water and irrigation of recently installed farms, and the reduced recharge of the aquifer. Since their khettaras were threatened, some collectives chose to install wells or boreholes to supply pumped water to these khettaras. This increases the discharge and saves their collective access to groundwater, while at the same time it contributes to a further drop in the water table. In this paper, we discuss this Cornelian choice of oasis communities in southern Morocco. Field observations, satellite image analysis and surveys with farmers made possible to understand the emergence of an irrigation system combining the khettara with solar pumping, to analyze its technical design, and to highlight the capacity of collectives to intervene on the management rules to adapt the technical and institutional system of the khettaras to new conditions. This article contributes to a reflection on the sustainability of access to groundwater in this pre-Saharan context.
Mots clés : oasis / khettara / pompage solaire / eau souterraine / Maroc
Key words: oasis / khettara / solar pumping / groundwater / Morocco
© Y. Khardi et al., Hosted by EDP Sciences 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Les khettaras (également appelés qanats, foggaras, karez ou galerias dans d’autres pays ou continents) sont des galeries souterraines conçues pour mobiliser les eaux des nappes phréatiques et les conduire par gravité jusqu’aux oasis irriguées (Ahmadi et al., 2010). Ces ouvrages hydrauliques ont été inventés il y a plus de 2000 ans dans la région arménienne et perse et se sont diffusés rapidement en Asie, au Moyen Orient et en Méditerranée (Lightfoot, 1996). Idda et al. (2021) considèrent la khettara comme un dispositif hydraulique ingénieux associé à un ensemble de règles de gestion permettant d’entretenir le dispositif et de distribuer l’eau aux collectifs d’agriculteurs. La conception et l’entretien du dispositif hydraulique et les règles de gestion dépendent de la dynamique des ressources en eau souterraine. Par exemple, la fréquence et l’ampleur des travaux d’entretien de la khettara sont intimement liés au régime d’écoulement de la khettara, et par extension aux dynamiques et caractéristiques de la nappe, notamment sa productivité, son taux de rabattement et son taux de réalimentation.
Depuis des siècles, les agriculteurs ont adapté les khettaras dans les territoires oasiens en intervenant à la fois sur le dispositif hydraulique et sur les règles de gestion. Par exemple, pour pallier son tarissement, la galerie de la khettara peut être approfondie, prolongée ou ramifiée par des branches latérales (Bisson, 1992). Pour s’affranchir de la raréfaction de la main-d’œuvre servile suite aux transformations sociales profondes (par ex. diminution de la stratification sociale et changement dans les rapports de force entre des acteurs multiples pour l’accès à l’eau) (Ghodbani et al., 2017), les ayants droit de la khettara peuvent décider d’allouer des droits d’eau à des métayers (khammes) pour bénéficier de leur savoir-faire dans l’entretien des khettaras ou peuvent aussi recruter périodiquement de la main-d’œuvre (Idda et al., 2021).
De ce fait, l’évolution permanente des conditions physiques (par ex. baisse de la nappe) et sociales (comme la nécessité d’intégrer des héritiers) nécessaires au fonctionnement de la khettara requiert des ajustements qui en font un lieu d’innovation (Bisson, 2003 ; Idda et al. 2017). Cette action collective robuste a permis d’entretenir et d’adapter le dispositif et plus largement assurer la survie des oasis durant plusieurs siècles (Jouve, 2012). Ainsi, le système des khettaras connaît des interactions continues entre le dispositif hydraulique, la ressource en eau souterraine et les règles de gestion.
À partir des années 1980, la zone de Ferkla située entre les villes d’Errachidia et de Tinghir (Maroc) a connu une augmentation continue des superficies irriguées par pompage, grâce à des fonds issus de l’émigration puis l’encouragement des pouvoirs publics via des subventions (Lightfoot, 1996 ; Jouve, 2012). La croissance démographique et les changements d’habitude ont augmenté la demande en eau potable. Les khettaras se tarissent ainsi sous l’effet du rabattement de la nappe dû aux pompages pour l’eau potable et pour l’irrigation des exploitations agricoles, mais aussi du fait d’une réduction de la recharge de la nappe causée par l’utilisation accrue de l’eau à l’amont et la baisse des apports des eaux de crues liée au changement climatique (Johannsen et al., 2016).
Les communautés oasiennes font ainsi aujourd’hui face à un dilemme : leurs khettaras menacées de disparition, certains collectifs ont choisi à leur tour d’équiper des forages ou des puits avec des pompes électriques et des panneaux solaires pour alimenter leurs khettaras et sauver leur accès collectif à l’eau souterraine, tout en contribuant ainsi à faire davantage baisser la nappe. L’alternative consistant à ne rien faire aboutirait à une exclusion de facto de la nappe souterraine (dans un contexte où les pompages individuels des alentours ne sont pas contrôlés) et à la disparition de la khettara, tandis que l’accès individuel à la nappe est une solution coûteuse et s’éloignant du mode d’accès collectif usuel, qui n’est pas envisageable pour l’ensemble des agriculteurs. Dans cet article, nous analysons la mise en place du pompage solaire dans des khettaras de la région de Ferkla et nous mettons en discussion le choix cornélien des communautés oasiennes dans le sud du Maroc : pomper comme les autres ou voir disparaître leurs khettaras, ce qui menacerait leur mode de vie.
2 Méthodologie
2.1 Zone d’étude
Les oasis de Ferkla se situent dans la région du Drâa-Tafilalet dans le sud-est du Maroc. La pluviométrie moyenne annuelle y est de l’ordre de 125 mm pour la période 1977–2012. L’évaporation mensuelle varie entre 60 et 85 mm en janvier, et entre 275 et 512 mm en juillet. Le cumul annuel de l’évaporation est de l’ordre de 2930 mm à la Station d’Ait Bouijane. L’étude concerne la zone de Ferkla qui se trouve à l’aval du bassin versant de Todgha. Les eaux de surface des deux principaux oueds (Todgha et Tanguerfa, qui rejoint le Todgha pour former l’oued Ferkla) n’atteignent ces oasis qu’en périodes de crues, lors desquelles les agriculteurs pratiquent occasionnellement l’irrigation par épandage de crue (Fig. 1). La seule ressource en eau disponible en continu est donc souterraine.
Les neuf oasis irriguées par les khettaras de la zone d’étude sont réparties sur une superficie de 420 ha et reposent toutes sur les aquifères de l’Anti-Atlas qui sont caractérisés par des discontinuités et des faibles porosités. Les khettaras qui se trouvent au nord de la zone d’étude drainent la nappe libre de l’infra-cénomanien, alimentée par des écoulements en provenance du Haut Atlas, dont la profondeur varie entre 6 et 91 m. La transmissivité de cet aquifère varie entre 10−4 et 2,51 × 10−2 m2/s et sa productivité fluctue entre 0,07 et 102 L/s (Oulidi et al., 2008). Les khettaras qui se trouvent au centre de la zone d’étude drainent des aquifères quaternaires alimentés essentiellement par les écoulements de surface de l’oued Tanguerfa prenant sa source dans le Haut Atlas. Les khettaras de la zone sont donc alimentées à partir de nappes renouvelables.
D’après l’inventaire réalisé conjointement en 2005 par l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) et l’Office régional de mise en valeur agricole de Tafilalet (ORMVA-Tf), la commune de Ferkla-Essoufla compte 29 khettaras cumulant une longueur totale d’environ 74 km. Dix khettaras sont actuellement asséchées et les débits moyens sortants des khettaras en écoulement varient entre moins de 1 et 19 L/s. L’activité agricole dans les extensions irriguées (hors oasis), basée sur le pompage individuel dans les nappes souterraines, s’est développée dans la zone de Ferkla depuis les années 1980. La superficie agricole de ces extensions dépasse aujourd’hui de loin la superficie des oasis. Les agriculteurs de ces extensions ont des profils différents : des émigrés de retour au pays avec des fonds permettant d’investir dans l’agriculture ; des notables des villes environnantes ; et des jeunes oasiens, souvent installés sur des superficies plus modestes.
Fig. 1 Zone d’étude (Sources : ABH-GZR ; Google Earth). Study area (Sources: ABH-GZR; Google Earth). |
2.2 Approche
Douze entretiens semi-structurés et des visites de terrain ont ciblé les exploitations agricoles de la zone Todgha-Ferkla, qui sont exclusivement irriguées par des forages, pour analyser les différentes pratiques de mobilisation de l’eau d’irrigation qui exercent une pression importante sur la nappe. Ces entretiens ont été complétés par des entretiens avec des cadres de l’ORMVA-Tf et de l’Agence du bassin hydraulique de Guir-Ziz-Rheris (ABH-GRZ) pour identifier et caractériser les différents systèmes agraires de la zone. Une analyse par télédétection, qui repose sur l’appréciation visuelle et la délimitation manuelle des surfaces cultivées (zones labourées plus sombres et zones irriguées de couleur verte), facilement identifiables en climat aride (absence de nuage et quasi-absence de végétation non-irriguée), a été effectuée afin d’évaluer les surfaces agricoles dans les oasis et dans les extensions. Cette analyse est basée sur les images « Google Earth Pro » (entre 1984 et 2021).
Ensuite, des enquêtes de terrains ont été menées parmi des groupes d’agriculteurs utilisant 18 khettaras sur les 29 existantes dans la commune de Ferkla-Essoufla. Onze enquêtes par khettara ont été menées sous la forme de focus groupes de deux à quatre agriculteurs et sept enquêtes par khettara se sont déroulées individuellement. Le choix de l’échantillon d’agriculteurs rencontrés a été fait en concertation avec les services de l’ORMVA-Tf et des associations locales. Ces enquêtes, couplées à des observations de terrain, ont été menées de février 2021 à janvier 2022. Elles ont permis de collecter des informations sur la gestion de l’eau des khettaras (tours d’eau, adaptations au manque d’eau), les techniques d’irrigation, les pratiques agricoles et l’utilisation de ressources en eau alternatives (puits et forages privés et collectifs) en cas de besoin. Les échanges avec les agriculteurs ont eu comme but de comprendre les origines des dispositifs de renforcement du débit des khettaras, les modalités de leur mise en œuvre (montage technique et financier et règles de gestion) et la façon dont d’autres groupes d’irrigants s’en sont inspirés. Par ailleurs, des rapports et des études sur la zone ont été récupérés auprès des institutions pour évaluer le nombre de stations de pompages (destinées l’irrigation ou à l’eau potable) et le confronter au nombre des agriculteurs regroupés autour des khettaras.
3 Résultats
3.1 Une dynamique agricole des extensions qui atteint ses limites
L’analyse des images satellitaires confirme une augmentation continue de la surface des extensions entre 1984 et 2021 dans la zone de Ferkla. Cette surface est passée d’environ 1580 ha à 3730 ha, soit un accroissement de l’ordre de 1600 ha (Fig. 2). Fonctionnant initialement au gaz ou au gasole, les stations de pompage privées utilisant les panneaux photovoltaïques apparaissent dans les années 2000 (Dione, 2012). Le nombre de stations de pompage équipées de panneaux photovoltaïques pour l’irrigation est passé d’une vingtaine en 2013 à plus de 180 en 2020 (Faraj et Janah, 2020). L’énergie solaire pour le pompage de l’eau d’irrigation s’est avérée moins chère sur le long terme que les énergies fossiles ou le recours au réseau électrique, en particulier dans le cas où les membres émigrés de la famille financent l’investissement. De plus, cette option était intéressante du fait de l’éloignement du réseau électrique, auquel le raccordement aurait coûté cher, et du fait des difficultés d’approvisionnement en gazole et en gaz. Par ailleurs, l’irrigation localisée s’est développée dans les extensions depuis les années 2000 et dans une moindre mesure dans les oasis traditionnelles, appuyée techniquement et financièrement par l’État, des organismes internationaux et des instituts de recherche (Renevot, 2006). L’installation du goutte-à-goutte, accompagnée de la mise en place de l’énergie solaire, a nécessité la construction de bassins de stockage d’eau d’irrigation en raison des différences entre le débit d’exhaure (faible rendement des aquifères) et le débit nécessaire pour l’irrigation (débit plus fort sur des périodes plus courtes). Ce modèle de mobilisation et de stockage d’eau, qui peut être à l’origine de beaucoup de pertes par évaporation et de sur-irrigations, est actuellement adopté dans la majorité des exploitations agricoles, indépendamment de leurs superficies.
Suivant l’exemple des extensions agricoles, des jeunes des oasis des khettaras (Tizougaghine) acquièrent également des terrains de moins d’un hectare en dehors de l’oasis grâce à l’appui de l’État (Plan Maroc vert). Hamid, un jeune oasien de Ait My Mamoun, estime que « L’investissement dans le palmier dattier en particulier la variété “Majhoul” va améliorer les revenus des jeunes de la zone ». L’analyse des images satellites a permis de dénombrer environ 80 nouvelles petites exploitations (de moins d’1 ha) basées sur le pompage dans un rayon d’un kilomètre autour des khettaras de Tizougaghine (Fig. 1).
À l’échelle de la zone de Ferkla, environ 200 stations de pompages – a priori individuelles – ont été autorisées par l’ABH-GZR, alors que le nombre de stations fonctionnelles recensées par l’ORMVA-Tf est de 415. Dans le secteur oasien, 2140 agriculteurs sont regroupés autour des 19 khettaras restantes (JICA, 2005). Par ailleurs, l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE) exploite 5 forages pour l’alimentation en eau potable des villes et des zones rurales avoisinantes (Tab. 1).
Nombreux sont les agriculteurs des extensions agricoles qui se sont rendu compte de la crise de l’eau, de surface et souterraine. Un agriculteur de Tinejdad relate l’historique de la nappe locale et déclare que « auparavant, l’eau était proche de la surface du sol et coulait dans l’oued toute l’année. Maintenant ce n’est plus le cas ». De son côté, Mohamed (65 ans), qui a une exploitation dans le douar El Bour, rencontre des difficultés d’accès à l’eau souterraine : « actuellement, ma pompe ne dépasse plus 1 h de fonctionnement pendant toute la matinée ». Ces difficultés ont incité certains agriculteurs à renforcer l’offre en eau pour leurs exploitations en mobilisant les eaux des crues pour irriguer et pour recharger la nappe. Un émigré à la retraite, exploitant à Tinejdad, a ainsi installé des ouvrages de captage et de recharge de la nappe à partir des eaux des crues : « le besoin crée l’invention ; les ressources souterraines de la zone sont limitées, aussi j’ai eu l’idée de mobiliser les eaux des crues pour irriguer le palmier dattier ». Ces initiatives individuelles traduisent une course à l’eau souterraine et de surface dans un contexte où, à l’échelle du bassin, la demande en eau dépasse de loin les ressources en eau disponibles. Si, dans le passé, les eaux souterraines étaient une ressource fiable en cas de manque d’eau de surface, aujourd’hui cette ressource fait également défaut.
Fig. 2 Évolution des surfaces irriguées à Ferkla. Evolution of irrigated areas in Ferkla. |
Les différentes formes d’exploitation de l’eau souterraine à Ferkla.
Different forms of groundwater exploitation in Ferkla.
3.2 Le pompage solaire : une menace et une opportunité pour les khettaras
Dès leur apparition, les pompages d’eau souterraine ont été considérés comme une menace pour les khettaras, car entraînant des baisses de débit (Lightfoot, 1996 ; Faiz et Ruf, 2010). Les agriculteurs qui continuent à exploiter les oasis irriguées par les khettaras s’adaptent techniquement et institutionnellement à cette baisse de débit. Certains décident d’irriguer uniquement les parcelles proches de la sortie de la khettara. D’autres stockent les faibles écoulements de leur tour d’eau dans un bassin traditionnellement aménagé entre la khettara et le départ des saguias (canaux de surface). Ils laissent ensuite le volume accumulé s’écouler à plus fort débit, réduisant ainsi les pertes par infiltration lors du transfert dans les canaux d’irrigation. Certains agriculteurs, à titre individuel, pompent l’eau du puits ou du forage qu’ils possèdent ou qu’ils louent à l’intérieur de l’oasis et exploitent l’ouvrage de transport (“saguia”) pour acheminer l’eau pompée et irriguer leurs parcelles.
Pour préserver leurs oasis, certaines communautés des khettaras, avec l’aide de l’État, ont cherché à introduire le pompage solaire, dont elles avaient observé l’apparition dans des zones d’extensions. À l’échelle du territoire oasien, l’une des premières expériences consistant à associer le système des khettaras avec le pompage solaire et le stockage d’eau dans un bassin en géomembrane, a pris naissance en 2013 dans l’oasis d’Anounizem (Drâa, Maroc). Appuyé par une association locale, le collectif de cette khettara a mobilisé l’ambassade d’Allemagne pour financer le projet (Association Anounizem pour le développement, 2014). Dans la zone de Ferkla, l’État a mis en place des forages équipés de panneaux solaires pour alimenter les khettaras d’Ait My Mamoun et d’Izilf entre 2016 et 2018 (Tab. 2). Ces oasis ne bénéficient des eaux pompées qu’en période diurne et les agriculteurs de ces khettaras ont dû adapter les règles de gestion à ce nouveau contexte. Par ailleurs, l’ORMVA-Tf planifie d’équiper avec des forages collectifs solaires 5 oasis de khettaras de Ferkla.
En 2020, un dispositif de pompage et de stockage d’eau similaire à celui d’Anounizem a été mis en place pour la première fois à Ferkla dans la khettara d’Ait Ami Hassan (oasis de Tizougaghine). Un député communal et ayant droit de la khettara Ait Ami Hassan, faisant partie du noyau d’émergence de ce dispositif à Ferkla, explique comment la mise en place de la khettara solaire a été inspirée par les expériences dans les extensions : « les visites organisées par les établissements de l’Agriculture à destination des fermes modernes de palmiers dattiers à Erfoud et mon observation des nouvelles techniques de pompage solaire et de stockage de l’eau dans des bassins m’ont donné l’idée d’apporter et d’appliquer ces nouvelles techniques à notre khettara ; un fournisseur d’équipements de pompage solaire qui est un ayant droit de la khettara nous a apporté son savoir technique et a assuré l’acquisition et l’installation du matériel ». En revanche, les entretiens de terrain n’ont pas permis de révéler un éventuel transfert d’innovation depuis la khettara d’Anounizem ou depuis toute autre expérience précédente vers Ferkla. Dans les autres khettaras de Ferkla, la perception des agriculteurs des khettaras vis-à-vis du pompage solaire évolue au fil de temps. Cette technologie a d’abord été considérée comme une menace lors de son adoption dans les exploitations individuelles, mais est maintenant perçue comme une opportunité incontournable pour sauver la khettara dans un contexte où le pompage dans la nappe ne peut pas être régulé par l’État. Abdelkrim (ayant droit de la khettara d’Ait Ben Omar et président d’une association locale, 58 ans) explique que : « personne n’a interdit cette exploitation agricole de pomper l’eau à côté des puits de khettara ; j’essaye actuellement de convaincre les autres irrigants d’installer des panneaux solaires pour alimenter notre khettara ». À son tour, Hsain (agriculteur de l’oasis Ait Oulghoum, 50 ans) explique que « depuis l’installation des forages d’eau potable à l’amont de notre khettara, nous constatons une baisse continuelle du débit ; le phénomène s’est accentué à partir de 2010 ; on tente actuellement d’équiper un puits avec une pompe et des panneaux solaires pour alimenter la khettara ».
Les caractéristiques des khettaras solaires de Ferkla.
Characteristics of the solar khettaras of Ferkla.
3.3 Diffusion de l’innovation « khettara solaire »
3.3.1 Mise en œuvre de la structure
Le dispositif technique de la « khettara solaire » peut être défini comme l’assemblage entre la partie aval du système de khettara et le pompage des eaux de la nappe utilisant l’énergie solaire à partir d’un puits ou d’un forage (Fig. 3). Un bassin revêtu d’une géomembrane peut éventuellement être installé pour stocker l’eau pompée pendant la journée et assurer ainsi un débit alimentant la khettara de façon continue sur 24 h. L’eau pompée rejoint l’eau drainée par gravité au niveau de l’exutoire de la galerie souterraine de la khettara à l’amont immédiat d’un deuxième bassin, traditionnel, utilisé comme réservoir tampon des eaux de la khettara. Les eaux pompées et drainées sont ainsi exploitées conjointement par les agriculteurs suivant les droits d’eau et les règles de gestion initialement en vigueur dans la khettara existante, mais celles-ci peuvent aussi être adaptées à la nouvelle ressource en eau.
La khettara solaire peut mobiliser l’eau par pompage de la même nappe drainée par gravité moyennant un puits (Fig. 3), ou elle peut exploiter des aquifères captifs en dessous de la nappe de la khettara grâce à des forages. Si la distance entre le point de pompage collectif et l’oasis excède plusieurs centaines de mètres, les agriculteurs acheminent l’eau pompée jusqu’à la sortie de la khettara par des conduites sous pression (diamètre entre 50 et 80 mm), enterrées à une profondeur d’environ 80 cm parallèlement à la khettara pour détecter et réparer facilement les fuites d’eau (Fig. 3).
Actuellement à Ferkla, les khettaras converties en solaire avec un nouveau bassin de stockage sont au nombre de cinq. Elles appartiennent toutes à l’oasis de Tizougaghine. Certains agriculteurs de cette oasis possèdent des droits d’eau dans d’autres khettaras, comme c’est le cas d’un élu communal d’Ait Ami Hassan et ils contribuent ainsi à la diffusion de l’innovation entre les différentes khettaras qu’ils exploitent. Les cinq khettaras solaires sont conçues de façons similaires à la première expérience de la khettara Ait Ami Hassan (Tab. 2). Elles disposent d’un ou deux puits de pompage avec des profondeurs qui varient entre 16 et 20 m. Les diamètres des conduites de refoulement à partir des pompes varient entre 50 et 100 mm. Les bassins de stockage ont des capacités qui varient entre 1200 et 2200 m3.
Fig. 3 Schéma de la khettara solaire avec stockage d’eau. Diagram of the solar khettara with water storage. |
3.3.2 Ajustement des tours d’eau
Les règles de gestion des khettaras solaires dépendent de la présence ou non d’un bassin qui assure le stockage de l’eau pompée le jour et sa régulation, de manière à renforcer la khettara avec un débit quasi constant 24 h/24. Lorsque le bassin est présent, l’eau pompée est associée directement à l’eau de la khettara. Les droits d’eau et les règles de partage des eaux de la khettara sont alors maintenus. En revanche, en l’absence d’un bassin, le renforcement de la khettara n’a lieu qu’en période diurne et les règles de gestion subissent des adaptations, voire une refonte complète. À titre d’exemple, après l’installation du dispositif solaire par l’État, les droits d’eau de la khettara Ait My Mamoun, autrefois systématiquement attribués aux propriétaires, même absentéistes, ont été restreints aux agriculteurs résidant en permanence dans l’oasis. Après son tarissement, la khettara (ouvrage et règles de gestion) a été remplacée par un nouveau mode de mobilisation et de gestion de l’eau géré par une association locale. À Izilf, les tours d’eau ont été adaptés différemment : les droits d’eau ancestraux calés sur des périodes de 24 h ont été maintenus. Cependant, pour que tous les irrigants bénéficient de l’eau de pompage diurne, chaque irrigant se voit allouer une période d’irrigation le jour, puis une autre période la nuit, en alternance à chaque tour d’eau.
3.3.3 Financements
Les agriculteurs des cinq khettaras solaires avec bassins de Tizougaghine ont développé des méthodes et des techniques différentes pour payer les frais de creusement et d’équipement des puits en pompes électriques, de mise en place des bassins et d’acquisition des conduites d’eau et des panneaux photovoltaïques (Tab. 2). Pour mobiliser les moyens financiers nécessaires, ces agriculteurs ont dû vendre un terrain collectif associé à la khettara, payer une redevance au prorata de la durée d’irrigation de chaque ayant droit et/ou modifier le tour d’eau conjugué à la location de l’eau de la khettara aux irrigants.
La modification du tour d’eau d’une khettara est une méthode ancestrale adoptée à l’unanimité par les ayants droit de la khettara pour pallier les contraintes financières et/ou organisationnelles liées à leur khettara. En effet, le tour d’eau d’une khettara peut être prolongé d’une ou deux journées supplémentaires pour répondre à un intérêt collectif. Ces journées additionnelles d’accès à l’eau d’irrigation sont accordées avec une contrepartie financière à tous les irrigants (y compris ceux qui n’ont pas de droit d’eau). Il s’agit d’une location de l’eau de la khettara, dont le montant et les locataires peuvent changer chaque année. L’argent récupéré à partir de cette location est utilisé pour les travaux d’entretien et de réfection de la khettara. C’est ainsi que les ayants droit d’une khettara peuvent modifier le tour d’eau et louer l’eau de la khettara afin de financer un projet de pompage collectif.
L’imposition de la redevance peut être associée à des nouvelles règles de gestion matérialisées par l’installation d’une vanne située au niveau de la jonction entre les eaux issues du pompage collectif et celles drainées par gravité. Cette vanne permet de conditionner l’accès à l’eau du pompage par le paiement de la redevance équivalente au droit d’eau de chaque ayant droit et permet d’inciter les agriculteurs à adhérer au projet (Fig. 3 et Tab. 2). En somme, l’eau apportée par pompage est perçue et gérée comme une nouvelle ressource. Ces règles de gestion permettent de superposer l’eau anciennement mobilisée par la khettara à la « nouvelle » eau pompée. La vanne mise en place pour séparer les deux eaux reflète l’interaction entre la ressource en eau, l’infrastructure et les règles de gestion.
4 Discussion et conclusion
Dans un contexte de baisse piézométrique généralisée et de transition vers l’énergie solaire pour alimenter les forages individuels dans les oasis traditionnelles et les extensions, les communautés oasiennes ayants droit des khettaras ont fait le choix de les renforcer par le pompage solaire. Cette « khettara solaire » associe la partie aval du système existant de la khettara dans ses dimensions technique (ouvrage de transport et canaux de distribution) et institutionnelle (règles de gestion) à un dispositif de pompage solaire à l’amont, ce qui correspond souvent à un abandon de l’ouvrage traditionnel de mobilisation de l’eau, mais avec un maintien de l’organisation sociale autour de la ressource en eau souterraine. Dans un contexte de baisse continue de la nappe, l’installation de pompes solaires permet de sauver l’accès collectif à l’eau à court terme, et de participer à moindre frais à la course vers l’eau souterraine, mais ne garantira pas leur survie à long terme, si l’utilisation de l’eau souterraine n’est pas régulée dans la région.
La khettara solaire s’inscrit dans la continuité de la logique de la khettara traditionnelle puisqu’elle se base sur une mobilisation de l’eau souterraine, en fournissant une énergie perçue comme gratuite (gravitaire et maintenant solaire). Les règles de gestion et les droits d’eau liés à la khettara peuvent être maintenus si un bassin de stockage et de régulation est mis en place pour alimenter l’oasis avec un débit constant, comme pour la khettara traditionnelle. Cependant, dans la plupart des cas, la « nouvelle » ressource en eau nécessite une adaptation des règles existantes, par exemple en séparant par une vanne l’eau provenant du pompage, destinée à ceux ayant contribué à la mise en place du projet, de l’eau provenant de la khettara par la galerie souterraine.
Akrich et al. (1988) affirment qu’une innovation réussie est le résultat d’un travail de traduction permettant de concevoir une technologie adaptée aux besoins des usagers, accompagnée par la mise en place d’un réseau sociotechnique permettant de fournir un appui technique pour maintenir et adapter le dispositif technique. La conception de la khettara solaire a été effectuée par les usagers eux-mêmes à partir d’exemples de dispositifs solaires individuels dans les alentours. Elle combine ingénieusement le système (technique et social) de distribution de la khettara existante, quitte à modifier certaines règles, un système de pompage solaire permettant de renforcer la ressource en eau d’irrigation existante à travers une énergie « gratuite », et un système de stockage et de transport (conduite) permettant de mieux organiser la distribution tout en diminuant les besoins d’entretien de la khettara.
Nos résultats confirment l’hypothèse de Bisson (1992) sur l’association entre la khettara et la motopompe qui permet d’atténuer la peine des hommes, d’économiser leur temps et d’irriguer les terrains qui étaient condamnés à l’abandon suite à l’abaissement de la galerie et du niveau piézométrique. Ainsi, on peut affirmer que la khettara est un système bien vivant, qui connaît des interventions sur son dispositif technique et des adaptions de ses règles de gestion pour continuer à desservir les oasis en eau (Faiz et Ruf, 2010). Les expériences inventoriées sur le terrain montrent que la robustesse du tissu social à l’intérieur de l’oasis, conjuguée à la capacité des agriculteurs à mobiliser des fonds, sont des conditions nécessaires à l’émergence de la khettara solaire et au maintien de la gestion collective de l’eau souterraine. Depuis l’expérience d’Anounizem en 2013, qui a su récupérer un fonds étranger, aucun collectif d’agriculteurs de Ferkla n’a pu mettre en place de khettara solaire avec stockage d’eau jusqu’en 2020. La difficulté à mobiliser des fonds explique la lenteur de l’émergence des khettaras solaires qui, faute de bassins de stockage, se sont limitées à un apport en eau pendant la journée et à une adaptation des règles de gestion de la ressource pendant cette période.
En outre, on peut comprendre qu’un accès collectif et partagé à l’eau souterraine incite à avoir conscience de la rareté de la ressource. Les irrigants des oasis continuent ainsi à irriguer de manière sobre, contrairement à ceux des extensions qui ont un accès à l’eau individuel (un seul agriculteur dans une extension a à sa disposition le même débit de forage que tout un collectif de khettara). Cependant, le pompage solaire des khettaras contribue à la baisse du niveau piézométrique de la nappe. Les communautés des khettaras ont ainsi rejoint la course à l’accès à la nappe, dans un contexte présaharien où les prélèvements dépassent la capacité de renouvellement des aquifères et où la recharge de ces aquifères est condamnée à la baisse en raison des changements climatiques (Hssaisoune et al., 2020).
Ce choix cornélien révèle la difficulté d’une gestion durable des eaux souterraines. L’exemple des khettaras pourrait inspirer des pratiques plus durables dans la région, notamment un accès collectif et réglementé à l’eau souterraine et une irrigation sobre, « plus économe en eau, centrée sur la sécurisation de la production agricole et contribuant à une plus grande sobriété » (Ayphassorho et al., 2022). La mise en place de règles d’accès et d’exploitation des eaux souterraines s’imposant à tous s’avère une condition nécessaire pour atteindre cet objectif.
À l’échelle du bassin versant, on constate une consommation de l’eau dépassant le volume annuel renouvelé, comme en témoigne la baisse généralisée des nappes. Cela compromet à terme toute forme d’agriculture et de vie à l’aval du bassin versant. On observe des tentatives locales pour y faire face : recharge artificielle de la nappe par différents agriculteurs et collectifs ; multiplication des forages, ainsi que leur approfondissement ; diminution des superficies cultivées ; et, comme nous l’avons montré, pompage solaire pour renforcer les khettaras. D’autres agriculteurs, de plus en plus nombreux, n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leurs terres. Des règles d’utilisation de l’eau à l’échelle locale devraient donc être accompagnées par des règles d’allocation à plus grande échelle pour assurer la durabilité de l’agriculture dans cette zone oasienne.
Références
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Citation de l’article : Khardi Y, Lacombe G, Kuper M, Taky A, Bouarfa S, Hammani A. 2022. Pomper ou disparaître : le dilemme du renforcement des khettaras par le pompage solaire dans les oasis du Maroc. Cah. Agric. 32: 1. https://doi.org/10.1051/cagri/2022030
Liste des tableaux
Les différentes formes d’exploitation de l’eau souterraine à Ferkla.
Different forms of groundwater exploitation in Ferkla.
Les caractéristiques des khettaras solaires de Ferkla.
Characteristics of the solar khettaras of Ferkla.
Liste des figures
Fig. 1 Zone d’étude (Sources : ABH-GZR ; Google Earth). Study area (Sources: ABH-GZR; Google Earth). |
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Fig. 2 Évolution des surfaces irriguées à Ferkla. Evolution of irrigated areas in Ferkla. |
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Fig. 3 Schéma de la khettara solaire avec stockage d’eau. Diagram of the solar khettara with water storage. |
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