Open Access
Numéro
Cah. Agric.
Volume 33, 2024
Numéro d'article 11
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2024005
Publié en ligne 8 avril 2024

© N. Ben Mansour et al., Hosted by EDP Sciences 2024

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1 Introduction

Les systèmes agraires irrigués du Sud tunisien ont fortement évolué ces dernières décennies. Par le passé, dans les oasis, les cultures étaient organisées en trois étages, complétés par de l’élevage. Sous l’étage des palmiers, différentes espèces d’arbres fruitiers étaient plantées. L’étage inférieur était constitué de cultures maraîchères, de cultures fourragères ou de cultures industrielles telles que le tabac et le henné. L’ensemble des trois étages permettait un microclimat propice à la production agricole (El Janati et al., 2021). Ce système était caractérisé à la fois par une forte biodiversité et par une capacité de tirer parti des complémentarités entre sous-éléments de ce système. Par exemple, du fourrage était cultivé autour des palmiers et le fumier était utilisé pour la fertilisation (Santoro, 2023).

Ce système traditionnel n’est plus la norme dans le Sud tunisien. D’une part, de nombreuses « extensions » (c’est-à-dire des parcelles cultivées hors des oasis traditionnelles) ont vu le jour dans la seconde moitié du XXe siècle, en général fondées sur le creusement de forages privés (Carpentier, 2017 ; Bouaziz et al., 2018). Les agriculteurs peuvent cultiver dans ces zones des superficies plus grandes que dans les oasis traditionnelles. Un modèle agricole intensif en capital a été développé (Peano et al., 2021 ; Carpentier, 2022). Dans le gouvernorat de Kébili, les extensions sont en général organisées selon un modèle de monoculture de palmeraies de variété Deglet Nour, considérée comme la variété la plus rentable (Benaoun et al., 2014 ; Mekki et al., 2022). L’essor de ce type d’agriculture intensive en capital est aussi visible en Algérie (Bouaziz et al., 2018 ; Hadeid et al., 2018) et au Maroc (Elder, 2022). Cependant, les extensions ne sont pas seulement le lieu de développement d’une telle agriculture « industrielle » ; d’autres formes d’agriculture s’y développent, hybridant souvent des éléments d’une agriculture d’investissement et des pratiques et savoir-faire traditionnels (Er-Rayhany et al., 2022).

Par ailleurs, dans les oasis traditionnelles du sud de la Tunisie, l’organisation des cultures en trois étages est devenue moins fréquente. Dans ces oasis, les agriculteurs obtiennent de l’eau principalement à partir de forages collectifs. La durée du tour d’eau distribué à partir de ces forages a souvent augmenté, du fait de la baisse des débits des forages collectifs ou de l’augmentation des superficies irriguées. Durant l’été, le tour d’eau peut dépasser un mois. Cela a conduit de nombreux agriculteurs à se concentrer sur le palmier et à abandonner les autres étages (Aljane et al., 2017, 2020 ; Peano et al., 2021 ; Benmoussa et al., 2022). Il s’en est suivi une simplification des pratiques agricoles (Veyrac-Ben Ahmed et Abdedayem, 2017). D’autres facteurs liés à l’environnement ont aussi été identifiés pour expliquer cette simplification des cultures pratiquées, comme par exemple l’irrigation avec des eaux chargées en sels, des problèmes de drainage, la présence de sangliers, etc. (Aljane et al., 2017 ; Peano et al., 2021 ; Santoro, 2023). Pour de nombreux agriculteurs, la valeur des terres en oasis traditionnelle est devenue avant tout une valeur patrimoniale : il s’agit de terres familiales qui passent d’une génération à une autre. Cependant, le revenu familial est désormais très souvent tiré principalement des terres en extension ou bien de revenus extra agricoles.

Cette double évolution se traduit, dans les zones irriguées du sud de la Tunisie, par des systèmes agricoles d’une moindre diversité que par le passé. Toutefois, ces systèmes sont aussi plus fragiles. La priorité très forte donnée à la culture de palmiers Deglet Nour se traduit par une vulnérabilité accrue à différents risques, notamment économiques ou liés aux maladies et ravageurs. Ainsi, en 2021, les acariens ont fortement affecté les récoltes de dattes Deglet Nour (Koussani et Khamassi, 2022). Ces systèmes agricoles simplifiés, où la fertilisation est assurée par des intrants chimiques achetés, ne permettent plus de tirer parti des interactions positives entre les trois étages et l’élevage. Par ailleurs, la variété Deglet Nour est très consommatrice en eau et très sensible au stress hydrique. Dans le gouvernorat de Kébili, la disponibilité en eau pourrait poser un problème croissant à l’avenir, du fait de la baisse rapide du niveau des nappes liée à la forte augmentation des superficies plantées en palmiers Deglet Nour (Mekki et al., 2022).

Promouvoir une meilleure résilience de ces systèmes agricoles implique ainsi d’augmenter la biodiversité et une meilleure intégration entre composantes des systèmes agraires dans ces oasis. Autrement dit, il s’agit de promouvoir l’introduction (ou la réintroduction) de pratiques d’une agriculture écologiquement intensive, c’est-à-dire un « système de production caractérisé par des techniques et technologies ayant pour objectif d’intensifier les fonctions d’un écosystème de production, permettant de maximiser la production agricole et les aménités environnementales, de réduire les externalités négatives et d’améliorer la gestion des ressources naturelles » (Ghali et al., 2013).

Promouvoir de telles pratiques d’agriculture écologiquement intensives nécessite d’identifier les facteurs qui pourraient inciter à une (ré)introduction de ces pratiques. Les facteurs qui ont conduit à une désintensification sont aussi des facteurs qui pourraient permettre une intensification. Ainsi, dans certaines extensions de la région de Kébili, où les agriculteurs disposent de forages privés et où l’eau est aisément accessible, on observe ces dernières années une augmentation de l’agro-biodiversité, et notamment la plantation d’arbres sous la strate des palmiers (Benmoussa et al., 2022). Cependant, les facteurs mentionnés dans les études citées ci-dessus sont surtout d’ordre environnemental et économique. Ils ne prennent pas en compte les motivations des agriculteurs et l’organisation au sein des exploitations agricoles. Par ailleurs, ces facteurs sont souvent mentionnés de façon qualitative, sans quantification de l’impact spécifique de chaque facteur.

Le présent article mesure l’influence de la disponibilité en eau et de différents facteurs relatifs aux orientations des agriculteurs et à l’organisation de leurs exploitations, sur leur décision de mettre en œuvre des pratiques écologiquement intensives. Les pratiques agricoles étudiées sont l’arboriculture et l’utilisation de fumier, et dans une moindre mesure le maraîchage et l’élevage. La zone d’étude est la commune de Jemna, dans le gouvernorat de Kébili.

2 Le rôle de l’orientation des agriculteurs dans l’adoption d’une agriculture écologiquement intensive

Les études sur les pratiques d’agriculture écologiquement intensives ont identifié de très nombreux facteurs jouant un rôle dans l’adoption par les agriculteurs de ces pratiques. Des facteurs portent sur les caractéristiques de l’exploitant et de sa famille, les caractéristiques biophysiques de l’exploitation, sa gestion et les résultats économiques. D’autres facteurs sont liés au contexte dans lequel l’exploitation évolue, tels que les prix agricoles, les subventions, l’accès à l’information, etc. (Knowler et Bradshaw, 2007). L’analyse des facteurs relatifs à l’exploitant et l’exploitation renvoie souvent à des caractéristiques spécifiques, telles que l’âge, le genre ou l’éducation (Serebrennikov et al., 2020 ; Boateng et al., 2023).

L’orientation de l’agriculteur, c’est-à-dire la vision que l’agriculteur a de la place de son exploitation agricole dans sa vie en général et le type d’objectifs qu’il se donne, joue aussi un rôle dans l’adoption de pratiques écologiquement intensives (Thompson et al., 2023). Cette vision se reflète par exemple dans la position de l’agriculture comme activité principale ou secondaire pour l’obtention de revenus et dans la disponibilité de l’agriculteur à passer du temps pour faire fonctionner et améliorer son exploitation. Différentes études ont souligné l’impact de l’orientation des agriculteurs sur leur prédisposition – quand ils ont le choix – à mettre en place une agriculture écologiquement intensive (Dessart et al., 2019). L’intérêt porté à des objectifs de durabilité environnementale, plutôt qu’un intérêt porté à un objectif de rentabilité à court terme, est aussi noté comme un facteur important dans l’adoption de pratiques d’agriculture écologiquement intensive (Kallas et al., 2010).

Salaisook et al. (2020) ont étudié les raisons motivant le choix de pratiques de gestion durable des sols par des agriculteurs en Thaïlande. Ils ont identifié deux stratégies principales mobilisées, correspondant à deux orientations. La première stratégie est de s’engager dans la diversification de la production agricole, en cherchant à tirer parti au mieux des potentialités de l’exploitation et en acceptant de passer du temps dans l’exploitation, qui joue un rôle central dans le projet de vie des agriculteurs. Les agriculteurs qui suivent cette stratégie sont prêts à s’engager dans des pratiques agricoles telles que la production de compost sur l’exploitation, qui demandent du temps. L’autre stratégie est de maintenir l’exploitation en l’état, sans chercher à la faire évoluer, en visant une logique de rentabilité à court terme. Il s’agit alors de réduire autant que possible le travail agricole des membres du ménage, de façon à maximiser le temps disponible pour obtenir des revenus extra-agricoles.

3 Méthodologie

3.1 Zone d’étude

La zone d’étude fait partie de l’oasis commune de Jemna dans le gouvernorat de Kébili (Fig. 1). Il s’agissait, jusqu’au début du XXe siècle, d’une terre collective située hors de l’oasis traditionnelle de Jemna et non cultivée. Un colon français prit possession de cette terre vers 1920, y construisit une exploitation agricole et planta 45 ha de palmiers. Après l’Indépendance, les terres furent gérées d’abord par la SODAD (Société agricole de développement des dattes). Cette entreprise para-étatique fit faillite en 2001. Cette même année, une partie des terres gérées auparavant par la SODAD fut distribuée sous forme de location sur 15 ans, renouvelable, à 89 de ses anciens employés. Chacun reçut entre 0,5 et 3,5 ha, selon la fonction qu’il avait eue au sein de la société publique et l’ancienneté de son emploi dans cette société. Une autre partie des terres gérées par la SODAD, non étudiée ici, fut concédée à des investisseurs privés, qui furent par la suite évincés par la population de Jemna lors de la révolution de 2011. La gestion de ces dernières terres est depuis lors conduite par une association locale, l’Association pour la protection de l’oasis de Jemna ou APOJ (Ben-Slimane et al., 2020).

L’oasis commune de Jemna est particulièrement intéressante pour la recherche, car les agriculteurs ont tous pris en charge en 2001 des terres qui avaient été gérées auparavant de façon similaire par la SODAD. Notamment, les pratiques écologiquement intensives étudiées ici n’étaient pas mises en œuvre sur la zone d’étude en 2001. Ainsi, les différences de mise en valeur agricole durant ces vingt dernières années sont, principalement, imputables aux décisions prises par les divers exploitants.

L’étude a été menée au niveau de trois Groupements de développement agricole (GDA) : Scast, Bahri et Chott Msaïd (Fig. 1). Ces GDA fournissent de l’eau aux agriculteurs de la zone, qui ne possèdent pas de puits privés. La disponibilité en eau est très différente d’un GDA à un autre. Le GDA qui a la moindre disponibilité est Scast (31,5 ha cultivés) avec un débit fictif continu de 0,3 l/s/ha, puis Bahri (62 ha et un débit de 0,8 l/s/ha) et enfin le GDA de Chott Msaïd (36 ha) qui dispose de davantage d’eau, avec un débit fictif continu de 1,2 l/s/ha. À titre de comparaison, selon l’antenne locale du ministère de l’Agriculture, dans la région voisine de Tozeur, un débit fictif continu de 0,75 l/s/ha est nécessaire pour cultiver le palmier et les cultures associées (Peano et al., 2021). Cette référence montre bien que le GDA Chott Msaïd est relativement « à l’aise » en termes de dotation d’eau à l’hectare, tandis que le GDA Scast gère une faible disponibilité en eau.

thumbnail Fig. 1

Partie nord de la commune de Jemna, dans le gouvernorat de Kébili (Tunisie).

Northern part of Jemna Municipality, Kébili Governorate, Tunisia.

3.2 Collecte de données et analyse

L’enquête par entretien semi-directif a été menée entre décembre 2021 et février 2022, auprès de 50 agriculteurs, tous masculins. L’échantillonnage a été constitué de façon à assurer une représentativité en termes de taille d’exploitation. L’échantillon était composé comme suit : 8 agriculteurs du GDA Scast, 27 du GDA Bahri et 15 du GDA Chott Msaïd. Tous les agriculteurs interrogés cultivaient depuis la cession des terres en 2001, sauf un qui a succédé à son père décédé en 2017.

La taille moyenne des parcelles cultivées dans l’oasis commune est de 0,98 ha. Cette valeur est du même ordre de grandeur que la surface moyenne de l’ensemble des parcelles détenues par les agriculteurs dans l’oasis traditionnelle de Jemna (Farolfi et al., 2022). La différence est que les parcelles dans l’oasis commune sont d’un seul tenant, alors que celles de l’oasis traditionnelle sont souvent très morcelées.

Les agriculteurs interrogés ont d’abord donné un aperçu de leurs exploitations (superficies cultivées dans l’oasis commune, dans l’oasis traditionnelle de Jemna et en extension), les cultures pratiquées, et, le cas échéant, l’élevage et l’usage de fumier. Ils ont aussi décrit le type de main-d’œuvre, familiale ou non familiale, à laquelle ils font appel tout au long de l’année. Ensuite, ils ont présenté la place de leur exploitation dans leur vie, et notamment le temps qu’ils consacrent à l’agriculture et l’importance du revenu agricole dans l’oasis commune de Jemna par rapport à l’ensemble de leurs revenus. Les agriculteurs ont été invités à dire si, outre la recherche de la rentabilité, ils donnaient de l’importance à la durabilité de leur exploitation dans leur choix de pratiques agricoles. Les agriculteurs ont enfin été appelés à porter une évaluation sur l’exploitation de leur parcelle dans l’oasis commune. Ils ont indiqué si, malgré les différentes difficultés rencontrées, il leur semblait possible de continuer à exploiter la parcelle dans l’oasis commune de Jemna dans le futur. Les agriculteurs disposant de terres en extension ont aussi indiqué si la parcelle dans l’oasis commune leur semblait plus rentable que leur parcelle en extension.

Deux modèles de régression ont été utilisés pour caractériser l’impact de facteurs influençant la décision pour les agriculteurs de pratiquer l’arboriculture (ci-dessous, ce terme désigne de façon générique les arbres plantés sous la strate de palmiers) ou d’utiliser du fumier pour fertiliser les cultures. Pour l’arboriculture, les valeurs prises sont le nombre de pieds plantés par hectare de superficie cultivée. Il s’agit d’une variable continue censurée à des valeurs positives, alors qu’une proportion significative d’agriculteurs n’avait pas planté d’arbres. Nous avons donc utilisé un modèle Tobit et estimé les effets partiels moyens inconditionnels des variables explicatives sur la quantité d’arbres plantées. L’utilisation de fumier a été considérée comme une variable binaire. Nous avons donc utilisé un modèle Logit et estimé les effets partiels moyens des variables explicatives sur la probabilité d’utiliser du fumier. La description détaillée des deux modèles et du calcul des effets marginaux est donnée en annexe, en matériel supplémentaire. Les analyses de l’élevage et de la production de fourrage n’ont pas révélé de relations statistiquement significatives et ne sont donc pas rapportées ici.

Le Tableau 1 présente les variables explicatives utilisées dans les deux modèles. Une de ces variables est la superficie dans des parcelles en extension. La plupart des agriculteurs ont aussi quelques terres (des surfaces petites et morcelées) dans des oasis traditionnelles. Ces terres n’ont pas été prises en compte dans l’analyse. Nous avons ensuite supposé que l’importance de l’agriculture dans les activités du ménage, mesurée à la fois en termes de temps de travail et de revenu, aurait une influence positive sur l’adoption des pratiques d’intensification écologique (Salaisook et al., 2020). Pour ce faire, nous avons créé deux variables binaires. La première, « Agriculture (oasis commune et extension) comme métier principal », est codée comme 1 lorsque la majorité du temps disponible du ménage est consacrée à l’agriculture, que ce soit dans la parcelle de l’oasis commune ou dans une extension. De même, la seconde variable, « Revenu agricole dans l’oasis commune comme revenu principal », est codée comme 1 lorsque ces revenus ont été déclarés plus importants que les revenus non agricoles ou ceux provenant de l’extension. Les variables de superficie agricole totale et de niveau d’instruction ont été testées, mais n’ont montré aucune corrélation avec les variables expliquées et n’ont in fine pas été retenues dans les deux modèles de régression.

Pour évaluer les problèmes potentiels de multi-colinéarité, nous avons calculé les facteurs d’inflation de la variance (VIF) de toutes les variables explicatives dans un modèle de régression linéaire. Tous les VIF étaient inférieurs à 2, indiquant un niveau d’indépendance acceptable entre les variables explicatives. Par ailleurs, pour ce qui est des variables binaires, nous avons également évalué les coefficients d’association Phi (Yule, 1912) et confirmé que seules des associations faibles existent entre les quatre variables binaires.

Tableau 1

Variables utilisées dans les modèles de régression.

Variables used in the regression models.

4 Résultats

4.1 Une diversité de pratiques agricoles

Les exploitations étudiées ont des superficies dans l’oasis commune qui varient de 0,5 à 3,5 ha, et 37 des 50 agriculteurs ont des parcelles de 1 ha ou moins. Par ailleurs, 33 agriculteurs ont des parcelles en extension, pour une superficie moyenne de 1,91 ha. Tous les agriculteurs cultivent le palmier dattier sur leur parcelle dans l’oasis commune, principalement la variété Deglet Nour. Sous les palmiers, 25 agriculteurs cultivent des arbres fruitiers, principalement des grenadiers, des oliviers, des figuiers, des pommiers, des abricotiers et des agrumes. Le dernier étage comprend des cultures maraîchères ou fourragères pour appuyer l’activité d’élevage. Cette activité – pour l’essentiel de l’élevage caprin et ovin – est pratiquée par 20 exploitations. Les cultures fourragères sont principalement l’orge, le maïs et la luzerne et sont pratiquées par 32 exploitations. Les cultures maraîchères ne sont pratiquées que par 8 exploitations. Elles occupent des surfaces limitées mais constituent une source fondamentale de revenu et contribuent à l’alimentation familiale. Enfin, 23 des 50 agriculteurs utilisent du fumier pour la fertilisation de leurs sols.

L’agriculture représente la principale activité pour 39 des agriculteurs interrogés, tandis que les 11 restants sont ou ont été fonctionnaires (l’âge moyen des agriculteurs est de 62 ans). Pour 24 agriculteurs interrogés, le travail dans l’oasis commune de Jemna constitue la principale source de revenu. Pour les autres, la source de revenu principale est leur activité dans les extensions (18 agriculteurs), ou bien basée sur leurs indemnités de retraite (7 agriculteurs) ou, pour un fonctionnaire, sur son salaire.

Vingt-quatre des exploitants interrogés ont déclaré donner de l’importance à la durabilité dans leur conduite de l’exploitation. Par ailleurs, 19 agriculteurs estiment que les intrants chimiques diminuent la qualité des dattes. Ceux qui accordent de l’importance à la durabilité cherchent ainsi à utiliser un minimum d’engrais chimiques, voire à les remplacer par des intrants organiques, afin de préserver la qualité de la terre.

4.2 L’eau et les orientations de l’exploitant : des facteurs clés

Le Tableau 2 confirme le rôle clé de l’eau dans les pratiques des agriculteurs et dans leur évaluation de la rentabilité de leur parcelle dans l’oasis commune. Le maraîchage n’est pratiqué que dans le GDA qui dispose de davantage d’eau, Chott Msaïd. Si on compare les trois GDA, la proportion d’agriculteurs pratiquant l’élevage (que plusieurs des agriculteurs pratiquaient chez eux avant la cession des terres en 2001) augmente avec la disponibilité en eau. De même, la comparaison entre les trois GDA montre que l’eau apparaît aussi comme un facteur clé dans le regard porté par les agriculteurs sur la rentabilité des parcelles dans l’oasis commune et sur leur durabilité. Enfin, les agriculteurs ont détaillé les contraintes pour investir à l’avenir dans la parcelle de l’oasis commune : le tour d’eau (27 réponses), la méthode d’irrigation, notamment l’usage de l’irrigation gravitaire (21 réponses), la salinité de l’eau (15 réponses), les autres engagements limitant la disponibilité en temps – notamment l’agriculture dans les zones d’extension (10 réponses) – et le fait que les agriculteurs ne soient pas propriétaires de leur parcelle (8 réponses). La disponibilité en eau apparaît ainsi comme une contrainte majeure pour améliorer le fonctionnement des parcelles dans l’oasis commune.

Le Tableau 3 présente les effets marginaux moyens des variables explicatives sur les pratiques d’arboriculture et l’usage du fumier. En ce qui concerne l’arboriculture, la présence d’eau a un effet marginal élevé : une augmentation de 1 l/s/ha de débit fictif continu est associé à une augmentation moyenne de 4 arbres. Avoir l’agriculture dans l’oasis commune comme revenu principal et un intérêt déclaré pour la durabilité sont également associés à une augmentation moyenne du nombre d’arbres, respectivement de 3,5 et 2,6.

En ce qui concerne le fumier, ces deux derniers facteurs sont aussi significatifs : en moyenne, les agriculteurs qui attribuent de l’importance à la durabilité de leur exploitation ont une disposition à utiliser du fumier supérieure de 80 % à ceux qui se focalisent sur la rentabilité. De même, les personnes dont l’agriculture dans l’oasis commune constitue le revenu principal ont une propension à utiliser du fumier supérieure de 30 % à ceux qui ont d’autres sources de revenu principal.

Avoir l’agriculture comme métier principal n’a pas d’influence sur le choix de pratiquer l’arboriculture et d’utiliser du fumier. Ainsi, l’adoption de ces pratiques n’est pas liée à une différence entre des agriculteurs de métier, qui disposeraient de temps pour faire de l’agriculture écologiquement intensive, et des personnes pour lesquelles l’agriculture serait une activité secondaire et dont la disponibilité en temps sur la parcelle serait limitée. En effet, de nombreux agriculteurs s’engagent dans une logique de rentabilité à court terme et investissent les capitaux disponibles dans les extensions, en négligeant les parcelles, comme celles de l’oasis commune, où l’accès à l’eau peut être difficile. De même, la présence de main-d’œuvre familiale ne joue pas un rôle significatif.

Tableau 2

Rôle de l’eau dans les pratiques des agriculteurs et dans l’évaluation de leur situation.

The role of water in farmers’ practices and in assessing their own situation.

Tableau 3

Effets marginaux moyens des facteurs influençant les pratiques agricoles écologiquement intensives.

Average marginal effects of factors influencing ecologically intensive farming practices.

5 Discussion

L’étude confirme le rôle prépondérant de la disponibilité en eau, à la fois dans l’adoption de certaines pratiques (arboriculture, maraîchage), mais aussi dans l’évaluation que font les agriculteurs de la rentabilité actuelle et future de leur exploitation. Cependant, la présente étude montre que l’accès à l’eau en quantité suffisante n’est pas un facteur significatif pour toutes les pratiques écologiquement intensives. Le lien entre orientation des agriculteurs et agrobiodiversité avait été identifié, de façon qualitative, dans une étude des systèmes de culture de l’oasis traditionnelle de Nefta dans le gouvernorat de Tozeur (Fargette et al., 2017). La présente étude permet de montrer quantitativement le lien.

Les orientations des agriculteurs jouent un rôle majeur, déjà identifié par Salaisook et al. (2020). Cette dernière étude et la présente recherche identifient une même influence de ces orientations. Certains agriculteurs sont dans une logique de recherche de la rentabilité sur le court terme, ou bien de minimiser le temps passé sur l’exploitation. Dans les deux cas, ces agriculteurs cherchent à simplifier au maximum les pratiques agricoles, avec une priorité donnée à la phœniciculture et à l’utilisation d’engrais chimiques dans la zone de Jemna. D’autres agriculteurs sont dans une logique d’intensification écologique, et sont prêts à passer du temps sur leur exploitation pour en améliorer le fonctionnement sur le long terme. Ceux qui ont ce projet de durabilité sont intéressés par le fait de sortir d’une logique de monoculture si la disponibilité en eau le permet. Ces résultats montrent aussi qu’il ne s’agit pas pour les agriculteurs d’avoir d’un côté une parcelle en extension en monoculture, vouée à la rentabilité à long terme, et de l’autre un jardin dans leur parcelle en oasis traditionnelle, où la biodiversité serait maintenue. Le développement de l’arboriculture et l’utilisation du fumier font sens dans le cadre d’un projet économique.

Par ailleurs, avoir une parcelle en extension n’a pas d’effet significatif sur les pratiques des agriculteurs en termes d’arboriculture et d’usage du fumier. Une explication possible est qu’il y a deux effets opposés, fondés sur la question des capacités d’investissement et du temps de travail disponible. Ces deux effets opposés ont souvent été identifiés lorsque des familles rurales s’engagent dans la migration (De Haas, 2006 ; Zuccotti et al., 2018) ou lorsque les agriculteurs ont accès à des revenus non agricoles (Salaisook et al., 2020). D’un côté, un agriculteur qui a une parcelle en extension peut prioriser les activités dans cette dernière parcelle, et alors négliger les activités dans l’oasis commune. D’un autre côté, le fait pour un agriculteur d’avoir une parcelle en extension peut lui donner les moyens financiers d’investir dans la parcelle en oasis commune.

6 Conclusion

La présente étude a pu mettre en valeur que, malgré un contexte général de transition vers la monoculture, des agriculteurs de Kebili ont choisi de mettre en place différentes pratiques agroécologiquement intensives. Ces résultats permettent de tirer deux leçons principales en terme de politique publique. Tout d’abord, les résultats présentés ci-dessus vont contre l’idée que les agriculteurs qui ont à la fois des terres en extension, avec un accès individuel à l’irrigation, et des terres où l’accès à l’irrigation est collectif, voudraient toujours délaisser les dernières pour concentrer leurs temps, efforts et investissements sur les premières. Les parcelles des agriculteurs interrogés dans l’oasis commune de Jemna sont en moyenne de la même taille que l’ensemble des terres que possèdent les agriculteurs dans l’oasis traditionnelle de Jemna. Ainsi, si des réformes sont menées dans les oasis traditionnelles pour permettre à la fois un meilleur accès à l’eau et un remembrement des terres, la tendance en cours depuis plusieurs années de régression de trois étages à un seul étage de culture peut ne pas être inéluctable.

Ensuite, le modèle de monoculture de dattiers Deglet Nour dans la région de Kébili commence à être reconnu comme montrant des limites et des fragilités. Les résultats présentés ci-dessus montrent que la transition vers des modèles plus durables ne correspond pas à un retour vers le passé. Auparavant, les agriculteurs mettaient en place deux étages sous l’étage de palmiers, principalement dans une visée d’autosuffisance alimentaire. Désormais, le développement de pratiques agroécologiquement intensives se fait avant tout dans le cadre d’un projet économique. De ce fait, promouvoir ces pratiques demandera de mettre en avant de nouveaux modèles d’exploitation plus durables d’un point de vue environnemental, social et économique.

Matériel supplémentaire

Annexe : Modèle Logit et Tobit. Access here

Remerciements

L’étude a été menée dans le cadre du projet IDES. Ce projet a reçu un financement de l’Institution de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur Agricoles (IRESA) tunisienne, dans le cadre d’un appel à proposition de projets de rechercher agricole à impact. Les points de vue et opinions exprimés dans ce document relèvent de la seule responsabilité de l’auteur. Nous remercions tous les partenaires de IDES pour les discussions fructueuses et les enquêteurs pour la collaboration proactive que nous avons eue au cours des dernières années, et en particulier le Commissariat Régional de Développement Agricole de Kébili pour le soutien à la recherche.

Références

Citation de l’article : Ben Mansour N, Hanafi A, Faysse N, Jourdain D. 2024. Disponibilité en eau et orientation des agriculteurs : facteurs d’adoption de pratiques écologiquement intensives dans les oasis de Kébili en Tunisie. Cah. Agric. 33: 11. https://doi.org/10.1051/cagri/2024005

Liste des tableaux

Tableau 1

Variables utilisées dans les modèles de régression.

Variables used in the regression models.

Tableau 2

Rôle de l’eau dans les pratiques des agriculteurs et dans l’évaluation de leur situation.

The role of water in farmers’ practices and in assessing their own situation.

Tableau 3

Effets marginaux moyens des facteurs influençant les pratiques agricoles écologiquement intensives.

Average marginal effects of factors influencing ecologically intensive farming practices.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Partie nord de la commune de Jemna, dans le gouvernorat de Kébili (Tunisie).

Northern part of Jemna Municipality, Kébili Governorate, Tunisia.

Dans le texte

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