Numéro
Cah. Agric.
Volume 31, 2022
Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable / Irrigated Land Tenure: Challenges and Opportunities for Sustainable Development. Coordonnateurs : Jean-Philippe Venot, Ali Daoudi, Sidy Seck, Amandine Hertzog Adamczewski
Numéro d'article 30
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022027
Publié en ligne 1 décembre 2022

© M. Boutry, Hosted by EDP Sciences 2022

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1 Introduction

Bien qu’il n’existe pas à proprement parler de régime différencié concernant le foncier irrigué en Birmanie, le développement de l’irrigation se confond dans la majorité des cas avec celui de la riziculture inondée, et en ce sens génère des enjeux fonciers qui lui sont propres. Qu’il se soit agi d’asseoir le pouvoir monarchique birman sur les plaines de l’Irrawaddy de la Zone Sèche (Anya dei-tha’), de promouvoir la Birmanie au rang de premier exportateur mondial de riz durant la colonisation britannique par l’endiguement des zones hautes du delta, ou encore de consolider le pouvoir central mis à mal économiquement et politiquement dans la période postcoloniale, la production de riz irrigué et les investissements dans les infrastructures de gestion de l’eau d’irrigation ont toujours été au cœur des politiques du pays. Partant de ce constat, je discute dans cet article du rôle capital du développement d’une irrigation centrée sur la riziculture dans le processus de construction nationale et de contrôle étatique en Birmanie, ainsi que de ses conséquences sur la sécurité économique et foncière des paysans de Birmanie. L’argument avancé est que les politiques et pratiques étatiques de contrôle de la production rizicole engendrent des changements de pratiques agricoles et socio-économiques qui débouchent sur plus d’insécurité foncière, et ce malgré la diversité des régimes fonciers qui préexistaient. Après une brève contextualisation historique du rôle de l’irrigation dans la construction du pouvoir birman précolonial de la Zone Sèche (voir Fig. 1), je mettrai en exergue la continuité des fonctions politiques et symboliques du développement de l’irrigation à travers les grands programmes de développement de la riziculture inondée, dans les plaines centrales et le delta, et enfin dans les hautes terres peuplées par les minorités ethniques, à partir du cas de l’État Chin.

thumbnail Fig. 1

Bassins versants et irrigation en Birmanie (source : ESA-CCI Land cover, JRC Global Surface Water, Informatisation des données : auteur). NB: la carte n’inclut pas l’ensemble du bassin côtier se prolongeant au sud-est par la région Tanintharyi.

Watersheds and irrigation in Myanmar (source: ESA-CCI Land cover, JRC Global Surface Water, Data computation: author). NB: the map does not include the entire coastal basin extending to the southeast through the Tanintharyi region.

2 Irrigation et riziculture comme piliers de l’expansion birmane

Les techniques d’irrigation furent développées très tôt en Birmanie (entre 200 avant J.-C. et 900 après J.-C.), au cœur de la Zone Sèche (Moore et al., 2016), vraisemblablement pour compenser une saison des pluies très courte et tirer parti du réseau hydrographique des fleuves Irrawaddy et Salween (Stargardt, 1968). Bien que les travaux d’irrigation aient précédé la formation des États, ceux-ci se constituèrent là où l’irrigation permettait des conditions suffisamment favorables pour la création de surplus et ainsi l’alimentation d’une large main-d’œuvre – la ressource cruciale des États précoloniaux. « La production en un point fixe par une paysannerie sédentaire dans l’État rizicole signifiait que le souverain et son entourage de spécialistes et de fonctionnaires pouvaient également rester en un seul endroit » (Scott, 2009). Le développement de l’irrigation fut ainsi une caractéristique plus ou moins constante de la politique royale birmane à l’époque précoloniale. En outre, les devoirs du gouvernement en matière d’irrigation revêtaient une signification religieuse ou mystique qui entourait une grande partie du travail des premières autorités en Birmanie comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est (Stargardt, 1968). Dans une économie politique tournant autour de la production de riz et de son contrôle (Lieberman, 1984 ; Aung-Thwin, 1990), la terre jouait un rôle central dans le soutien de l’administration de la couronne (Lieberman, 1980), bien que l’imposition et les régimes fonciers aient été façonnés pour s’adapter à une gouvernance basée sur l’allégeance des individus à d’autres individus plus puissants (dont le roi) plutôt que sur la notion même de « territoire » (Ferguson, 2014, p. 197). La relation des populations des hautes terres au pouvoir monarchique fluctuait grandement, tantôt en lui payant un tribut en retour de sa protection, tantôt en subissant les razzias pour servir de main-d’œuvre (souvent sous le statut d’esclave). Son économie reposait avant tout sur l’essartage et le commerce, et était caractérisée par une grande mobilité de peuplement (Leach, 1960 ; Scott, 2009). Le delta de l’Irrawaddy, très peu peuplé à l’époque précoloniale, était peu soumis à l’influence des royaumes birmans. Il fallut attendre l’époque coloniale pour que des centaines de milliers de Birmans majoritairement issus de la Zone Sèche migrent vers le nord du delta à la recherche de terres agricoles (Adas, 2011). Cette migration fut permise par des travaux massifs de protection contre les eaux d’inondation à l’aide de digues connues sous le terme de « fer à cheval » ou « U-Shape embankment » (Ivars et Venot, 2019). Dans les années 1920, plusieurs centaines de kilomètres de digues protégeant des centaines de milliers d’hectares avaient été construits (CUR, 1993). La superficie cultivée en riz en Basse-Birmanie passa de 1,73 million d’acres (1 acre = 0,4 ha) en 1870 à 6,58 millions d’acres en 1900, puis à 9,93 millions d’acres en 1940 ; le volume des exportations passa d’une moyenne annuelle de 0,81 million de tonnes dans les années 1870 à 2,17 millions de tonnes dans les années 1900, puis à 3,14 millions de tonnes dans les années 1930 (Hwa, 1965). L’administration britannique ne délaissa pas pour autant la Zone Sèche, réhabilitant et étendant les systèmes d’irrigation existants et permettant ainsi l’expansion des superficies cultivées en riz, passées de 1 357 000 acres en 1890 à 2 307 346 acres en 1935, pour la Haute Birmanie uniquement (Stargardt, 1968). L’administration coloniale encouragea la mise en valeur de nouvelles terres, concevant l’agriculture comme une source majeure de revenus. Les paysans y furent incités par l’introduction de deux grands modèles de régimes fonciers permettant d’accéder – théoriquement au moins – à la propriété. Le premier, connu sous le terme de « squatter system », permettait à toute personne de défricher et s’installer sur n’importe quelle terre vacante et d’en obtenir l’usufruit permanent, héréditaire et transférable, après s’être acquitté régulièrement des taxes sur une période de 12 ans. Ce système prévalait dans les régions les plus établies (c’est-à-dire la Zone Sèche et la partie supérieure du Delta) où les cultivateurs étendaient leurs exploitations installées de longue date en défrichant les terres adjacentes (Hwa, 1965). Le second, désigné comme « patta system », accordait l’usufruit avant que le cultivateur ne défriche la terre, sans percevoir de taxes pendant une période variant en fonction de la difficulté de mise en valeur. Ces terres ne pouvaient pas être hypothéquées et les cultivateurs devaient faire preuve de moyens suffisants pour les cultiver sans avoir recours à des prêteurs (Hwa, 1965).

L’économie agraire d’une Birmanie transformée par l’administration britannique en premier exportateur mondial de riz fut cependant gravement affectée par la crise économique des années 1930. L’endettement structurel de la paysannerie birmane, et ce dès la phase d’expansion agricole de la fin du XIXe, tient au moins à deux facteurs. Premièrement, l’intégration de la production rizicole birmane – dont l’exportation hors des limites du royaume était autrefois interdite – au marché international conduisit à la monétisation de l’économie rurale, donnant aux paysans accès à un ensemble de biens dont l’acquisition, à l’époque royale, était très limitée par les lois somptuaires (Adas, 2011). Deuxièmement, le défrichage et la transformation de nouvelles terres en rizières productives nécessitèrent une main-d’œuvre et des investissements massifs, en particulier dans le delta infesté par la malaria. Ainsi, les paysans pris dans le passage rapide d’une économie de subsistance à une économie monétaire s’endettèrent au-delà de leur capacité de remboursement par manque d’expérience, dans un système de prêt particulièrement prédateur où la terre était systématiquement demandée comme garantie. Outre des taux d’intérêt excessivement élevés ou encore l’absence de traitement différencié pour les emprunts à long terme et à court terme, les prêteurs encourageaient les paysans à emprunter des montants jusqu’à la limite de la valeur de la terre. Couplées aux risques inhérents à l’agriculture (sécheresses, inondations, ravageurs, maladies) et parfois à une utilisation des emprunts à des fins « improductives » (cérémonies, entreprises spéculatives), ces conditions conduisirent à la concentration foncière des terres rizicoles aux mains des prêteurs (Hwa, 1965 ; Adas, 2011). Cette tendance fut renforcée par la fermeture relative de la frontière rizicole (raréfaction de nouvelles terres à valoriser) au début du XXe siècle et par la crise financière des années 1930 qui vit les prix du riz chuter drastiquement (Turnell, 2008). L’ère coloniale aboutit à la transformation d’un corps de paysans majoritairement propriétaires en un corps de paysans-métayers. Alors qu’à la fin du XIXe siècle (selon le recensement de 1891) la population rurale de Haute Birmanie comptait 1,8 % de propriétaires non-agriculteurs, 64 % de cultivateurs-propriétaires, 26 % de métayers et 8 % d’ouvriers agricoles (Thant Myint, 2001), à la fin des années 1930, les propriétaires non-agriculteurs possédaient plus d’un tiers de la superficie totale cultivée dans l’ensemble de la Birmanie (Hwa, 1965). L’occupation japonaise (1942–1945) acheva de précipiter le déclin de l’économie birmane. Ainsi, au sortir de la colonisation, l’économie de l’État birman était très affaiblie et l’ordre social particulièrement instable (Brown, 2011). Le gouvernement postcolonial promut la loi de nationalisation des terres (1948, amendée en 1953) visant à reprendre les terres détenues par des propriétaires étrangers et des propriétaires terriens possédant plus de 50 acres, afin de les redistribuer aux agriculteurs cultivant des surfaces jugées trop petites pour être rentables, aux métayers et aux ménages les plus récemment privés de terres (Brown, 2013). Cependant, lorsque le gouvernement stoppa la mise en œuvre de la loi en 1958, seulement 17% de toutes les terres cultivées avaient été nationalisées. Depuis cette époque, l’État est l’ultime propriétaire des terres et les paysans, jusqu’à 2012, ne bénéficiaient que d’un droit d’usufruit ne permettant pas les transferts (ventes, location, mise en gage) hormis à travers l’héritage. Avec la Farmland Law de 2012, l’État reste l’ultime propriétaire mais les agriculteurs peuvent légalement vendre, louer ou mettre leur terre en gage. Enfin, le riz reste la culture obligatoire sur les terres agricoles classées « R » (pour « rice », selon la nomenclature héritée de la colonisation). Les terres irriguées sont de facto classées « R ».

Les choix politiques des gouvernements dans la période suivant l’Indépendance, et en particulier du 1er coup d’État orchestré par le général Ne Win en 1962 jusqu’en 1988, relevèrent avant tout de l’isolationnisme, considérant toute intervention étrangère comme source de disruption sociale, culturelle et économique du pays (Brown, 2011). La politique de développement économique de la Birmanie était essentiellement centrée sur l’exploitation agricole, mettant fortement l’accent sur la production de riz (Tin et Fisher, 1990 ; Mya, 2004), soutenue par l’introduction dans les années 1970 de variétés à haut rendement. Un système de vente obligatoire du riz aux compagnies d’État (1974–2003) fut également institué, caractérisé par des prix largement inférieurs à ceux du marché international – entre 12% et 35% environ du prix du marché international pendant la période socialiste (jusqu’à 1988) et 60% en moyenne jusqu’à 2003 (Fujita et Okamoto, 2006). Ces mesures furent enfin complétées par un système de rationnement de l’approvisionnement de riz aux consommateurs et la monopolisation des exportations de riz, principales sources de recettes en devises à cette époque. Pour Matsuda (2009), la période 1970–1980 constitue la première phase d’accroissement rapide de la production rizicole birmane.

3 Irrigation et riz de saison sèche : l’impossible équation entre contrôle du peuple et développement économique

En dépit du passage d’une économie planifiée à une économie plus libérale (Fujita et Okamoto, 2006) à partir de 1988, accompagné de la privatisation d’une partie de l’économie et d’une ouverture aux investissements étrangers, l’État entend maintenir son contrôle sur la production rizicole. Le gouvernement est très sensible au problème de la hausse du prix du riz, dont une légère augmentation pourrait facilement mettre en danger les moyens de subsistance de nombreux citadins, mais également de nombreux acheteurs des zones rurales, des travailleurs agricoles pauvres et sans terre (Fujita et al., 2009). Autrement dit, il s’agit de maintenir le prix du riz afin de limiter toute forme d’agitation sociale. Pour ce faire, il s’agit d’une part d’en contrôler la commercialisation (quota et mainmise du gouvernement sur les exportations) et d’autre part d’en stimuler la production. C’est pourquoi le programme « riz de saison sèche » (summer paddy program) est lancé en 1992. Caractérisée comme « essentiellement un programme de développement de l’irrigation » (Fujita et Okamoto, 2006), la culture du riz de saison sèche (RSS) est accompagnée par des investissements importants en matière d’irrigation et de contrôle des inondations. Les premières infrastructures conséquentes (réservoirs et canaux) visant directement à fournir de l’eau pour la culture du RSS sont mises en œuvre dans la région de Bago (bassin de Sittaung). Le programme de développement du RSS est également soutenu par la construction de polders, de vannes et de canaux de drainage dans le delta de l’Irrawaddy (42 vannes y furent construites par le gouvernement de 1993 à 1997), et par l’encouragement des investissements privés des agriculteurs dans les pompes à eau (Matsuda, 2009). En effet, la culture du RSS implique très souvent le recours aux pompes individuelles en fin de réseau. La superficie irriguée, stagnant autour de 2,5 millions d’acres entre 1975 et 1992, atteindra rapidement les 4,55 millions d’acres en 2000 (Fujita et Okamoto, 2006, voir Fig. 2). Pour inciter les agriculteurs, le RSS est exempté de la politique des quotas. En trois ans seulement, la superficie consacrée au RSS dans le pays quintuplera presque entre 1992–1993 et 1995–1996 (Mya, 1997).

Sans minimiser l’objectif réel d’accroissement de la production de riz, la présentation du RSS comme une « technologie révolutionnaire » (Thawnghmung, 2003) et la réalisation de grandes infrastructures d’irrigation, toutes sujettes à d’innombrables articles dans la presse d’État (Singh et Chin, 2003) – à l’image des accomplissements des souverains de la Birmanie précoloniale, largement décrits dans les chroniques royales (Stargardt, 1968) – servirent politiquement à asseoir la légitimité du nouveau pouvoir militaire qui gouverna de 1988 à 2011. Le programme RSS servit également à accroître le contrôle du gouvernement sur les paysans qui furent obligés de cultiver une seconde saison de riz partout où l’eau d’irrigation était accessible, même dans les parcelles sableuses qui n’y étaient pas propices (Boutry et al., 2017). À l’instar de beaucoup de pays d’Asie du Sud et du Sud-Est, la Révolution verte dont le RSS fut le fer de lance modifia profondément les pratiques des paysans des plaines rizicoles, par l’introduction de variétés à haut rendement nécessitant plus d’intrants et une dépendance accrue à l’eau d’irrigation. Avec l’avènement de la culture du RSS, les responsables locaux du Département de l’Irrigation, en particulier dans la Zone Sèche, deviennent des acteurs incontournables de la vie paysanne, favorisant les agriculteurs désireux de participer à des projets de RSS ou se disputant une quantité limitée d’eau d’irrigation (cas généralisé des périmètres de la Zone Sèche) contre des pots-de-vin (Thawnghmung, 2003). Même dans des régions mieux irriguées comme le Delta, l’auteur a pu constater sur le terrain en 2013–2015 que les agents locaux du Département de l’Irrigation exerçaient un pouvoir similaire lorsqu’il s’agissait de relâcher l’eau des vannes dans les canaux d’irrigation.

Tout d’abord attractive, la culture du RSS devint de moins en moins rentable pour les paysans, à cause de l’augmentation du prix du carburant – principalement dans le Delta où l’alimentation en eau des parcelles dépend de pompes motorisées – mais également de la diminution des subventions sur les intrants au début des années 1990 (Fujita et Okamoto, 2006). Plusieurs études concluent qu’à la fin des années 1990 les niveaux de revenus des paysans étaient plus faibles dans les villages sous le contrôle étroit des autorités centrales que dans les autres villages, et en particulier pour ceux ayant misé sur un système de culture irriguée à base de riz (Garcia et al., 2001 ; Kurosaki, 2008). Des paysans ayant investi dans la culture de légumineuses et leur commercialisation – beaucoup plus rentable, car non contrôlée par l’État (Fujita et Okamoto, 2006) – se virent obligés dans les années 1990 de cultiver du riz à la place, voyant ainsi leurs revenus diminuer. Par ailleurs, la culture du RSS s’est avérée plus rentable pour les grands propriétaires (plus de 15 acres) capables d’apporter les investissements en capital nécessaires pour continuer à utiliser les nouvelles semences, que pour les petits, en raison notamment de l’absence de services de crédit adéquats. Ainsi, contrairement au riz de mousson, la productivité du RSS tend à augmenter avec la surface cultivée (Boutry et al., 2017). Des observations similaires ont été faites suite à l’introduction du RSS en Inde ou encore aux Philippines (Jacoby, 1972). Dans l’incapacité financière de cultiver en RSS – nécessitant beaucoup plus d’intrants – l’ensemble des terres dont ils avaient l’usufruit, certains agriculteurs se virent obligés d’en vendre une partie sous peine de s’en voir retirer le droit d’usufruit par le comité foncier local. Bien qu’officiellement prohibés, ces transferts étaient arrangés par les comités, en échange de rétribution financière, bénéficiant in fine aux grands propriétaires capables d’investir (Mya, 1997 ; Boutry et al., 2017). En ce sens, la promotion du RSS renforça une inégalité croissante dans la distribution des terres arables, caractérisée aujourd’hui par un taux d’exclusion foncière de la population rurale unique en Asie du Sud-Est : il y a une moyenne de 60% de sans-terres dans le delta de l’Irrawaddy, et de 40% dans la Zone Sèche (Boutry et al., 2017).

La conception historique et culturelle d’une irrigation exclusivement destinée à la riziculture comme pilier du pouvoir s’est donc concrétisée après l’Indépendance par un contrôle sans précédent sur les systèmes agraires des paysans des Basses-Terres. Ce contrôle a induit une insécurité économique impactant directement la sécurité foncière des riziculteurs. Pendant de cette consolidation du pouvoir dans les régions centrales de Birmanie (Zone Sèche et Delta), les politiques de production rizicole revêtirent également une fonction unificatrice et de pénétration dans les régions montagneuses dominées par les minorités ethniques. Matsuda (2009), dans sa revue des dynamiques de production rizicole invite d’ailleurs les chercheurs à étudier l’impact des politiques rizicoles et d’irrigation sur ces communautés. Dirigeons ainsi notre propos sur l’exemple du nord de l’État Chin.

thumbnail Fig. 2

Superficie, production, rendement et exportations de riz au Myanmar, 1960 à 2012 (Denning et al., 2013).

Rice area, production, yield and exports in Myanmar, 1960 to 2012 (Denning et al., 2013).

4 L’irrigation comme vecteur d’intégration nationale des hautes terres : le cas du nord de l’État Chin

Comme beaucoup de populations habitant les régions montagneuses de Birmanie, les paysans de l’État Chin (nord-ouest du pays) administrent et gèrent le foncier conformément à un système de règles coutumières (Erni, 2021). Encore aujourd’hui, la pénétration du système foncier étatique (dictée par le cadre législatif central) y est faible, mais pas nulle. Notons que contrairement à d’autres États tels que le Kachin et le Shan, l’isolement de l’État Chin par rapport aux régions de Birmanie centrale, tout comme le fait qu’il soit frontalier de l’Inde – plutôt que de la Chine – diminuent les possibles convoitises quant à ses ressources naturelles. La pénétration de l’État peut donc y être perçue en termes de contrôle plutôt que d’intérêts économiques. Bien que le développement de la culture du riz irrigué dans le nord de l’État Chin ait précédé les politiques gouvernementales de la fin des années 1990, celles-ci constituèrent la troisième phase d’expansion rizicole – après la seconde marquée par l’introduction du RSS (Matsuda, 2009) – permettant de projeter la vision d’un État prioritairement rizicole vers les hautes terres.

Dans cette région, la riziculture inondée fut introduite dans les années 1930 (Lehman, 1963 ; Boutry et al., 2018), par les communautés chin proches des plaines, puis se propagea lentement vers les hautes terres par le biais de quelques pionniers. Avant les années 1970, la culture de base était le maïs (et encore avant, le millet), même si des variétés de riz de montagne étaient également cultivées. L’adoption du riz inondé, d’abord considéré comme un aliment de luxe, au cours des années 1970, conduisit à une profonde transformation du régime alimentaire des Chin (San Thein, 2012 ; Boutry et al., 2018). À la même époque, le gouvernement central poussa au développement de la culture du riz dans tout le pays, sans se soucier des caractéristiques géographiques ou climatiques. Dans les années 1980s, les incitations se transformèrent en obligations, contraignant les villageois à aménager minutieusement des terrasses qui ne seraient parfois jamais exploitées. Le lancement en 2002 du « Projet de mécanisation agricole des hautes terres » accéléra encore la transformation du paysage agraire du nord du Chin. Les objectifs de ce programme, encore mené actuellement dans les États dits « ethniques », trahissent la logique « civilisatrice » et de contrôle du gouvernement central sur les régions montagneuses : il s’agit notamment d’y « remplacer la culture sur brûlis par l’agriculture en terrasses », et de « permettre aux habitants des régions montagneuses de vivre dans des villages permanents » (RoUM, 2013). Entre 2002 et 2007, l’État octroya une aide à hauteur de 12 000 kyats (environ 10 USD) par acre (0,4 ha) pour la construction de terrasses. L’intervention d’organisations onusiennes telles que le Programme alimentaire mondial (PAM) ou encore le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) contribuèrent également à cette transformation avec notamment le développement de petits systèmes d’irrigation par gravité alimentés par l’eau des ruisseaux de montagne via des tuyaux (en plastique ou en bambou).

Les parcelles de riz irrigué furent d’abord aménagées sur les terres les plus fertiles, elles-mêmes très souvent sous un régime spécifique désigné localement par le terme lo hmun. Pouvant être traduit par « parcelle héritée », cette expression désigne une parcelle de terre – généralement de bonne qualité – située dans un lopil (une unité collective de culture sur brûlis), cultivée par des ascendants et sur laquelle des droits d’usage ont été transférés à un individu par héritage. L’héritier a priorité pour utiliser cette parcelle lorsque le lopil est choisi pour la saison de culture sur brûlis. Cependant, cette terre reste normalement sous gestion collective et il n’est généralement permis ni de la vendre ni de la louer. Avec l’introduction de la culture du riz irrigué, ces lo hmun furent logiquement les premières parcelles à être transformées. Et bien que le propriétaire coutumier eût la priorité sur la mise en riziculture du lo hmun, s’il en était dans l’impossibilité (par exemple par manque de moyens financiers), il en perdait le droit d’usage prioritaire et était contraint de le céder à un autre villageois. Une des conséquences de la transformation progressive des parcelles en terrasses rizicoles fut l’individualisation du régime foncier. Cette individualisation a conduit les familles de certains villages à travailler leur parcelle indépendamment du schéma de rotation de la culture itinérante communautaire (Danel-Fédou et Robinne, 2007 ; Boutry et al., 2018). En outre, les anciens systèmes collectifs de partage de la main-d’œuvre utilisés pour toutes les opérations liées à la culture itinérante (de l’abattage initial à la récolte finale) ont progressivement disparu et ont été remplacés par des arrangements de main-d’œuvre familiale puis de main-d’œuvre salariée. La riziculture inondée nécessita l’investissement dans des animaux de trait (buffles et vaches) ainsi que des intrants. En somme, l’introduction de la riziculture inondée entraîna une transformation profonde du régime alimentaire et donc de l’économie chin, accroissant dramatiquement la dépendance des montagnards aux riziculteurs des plaines. En effet, l’accès à la culture du riz irrigué ne s’est pas traduit par une autosuffisance vis-à-vis de cette céréale. Avec rarement plus d’un acre de riz, une famille chin peine à produire, en moyenne, l’équivalent de 6 mois de consommation (Frissard et Pritts, 2018) et doit acheter le reste de sa consommation annuelle auprès des riziculteurs des plaines les plus proches. La double-nécessité d’un capital financier pour cultiver les terrasses et acheter le riz favorisa l’émergence d’un marché foncier (intra-villageois principalement) et ainsi une captation des meilleures terres par une élite dont la main-d’œuvre est constituée par les ménages les plus pauvres, même si ces derniers ont toujours accès à la friche collective sur les essarts (Danel-Fédou et Robinne, 2007 ; Boutry et al., 2018).

5 Conclusion

L’étude du rapport des pouvoirs birmans pré- et postcoloniaux à l’irrigation permet de mettre en exergue la continuité symbolique et politique de la relation entre maîtrise de l’irrigation à des fins de riziculture et construction étatique. L’intervention des gouvernements postcoloniaux en matière d’irrigation peut être caractérisée, d’une part en politiques de contrôle dans les plaines centrales et dans le delta de l’Irrawaddy, et d’autre part en politiques d’ordre « civilisatrices » dans les régions montagneuses. Bien que de natures différentes, les formes d’insécurité foncières liées à la culture de terres irriguées n’en sont pas moins une constante. Dans les régions de plus fort contrôle de l’État (les grands périmètres irrigués des plaines et du delta), la sécurité foncière qui pourrait théoriquement découler de régimes fonciers stables a en réalité été systématiquement sapée par les contraintes économiques imposées par l’objectif d’accroissement de la productivité pour l’État et au détriment des petits agriculteurs. Dans les hautes terres, l’introduction de programmes de culture du riz irrigué a profondément bouleversé les régimes fonciers coutumiers et contribué à la captation des meilleures terres par une élite. Il aura fallu attendre la transition de 2011 et l’avènement d’un gouvernement quasi civil pour que l’irrigation ne soit plus pensée exclusivement en termes de contrôle de la production rizicole et de la population.

Les améliorations en matière de politiques d’irrigation et de gouvernance foncière observées ces dernières années sont cependant menacées avec le retour au pouvoir d’un gouvernement militaire depuis le coup d’État du 1er février 2021. Les infrastructures d’irrigation du pays sont depuis longtemps caractérisées par leur vétusté et la réhabilitation des périmètres irrigués (plutôt que des travaux d’extension) était le point principal d’intervention des bailleurs de fonds internationaux ces vingt dernières années. Le retrait de ces derniers, couplé au tarissement des ressources financières de l’État, laisse redouter une diminution des surfaces irriguées au niveau national. Par ailleurs, les subventions sous la forme de crédits agricoles financés par l’État via la Myanmar Agricultural Development Bank (MADB) ont été suspendues, suite à la pénurie de liquidités à laquelle est confrontée la MADB, alors que les agriculteurs n’ont plus la capacité de rembourser ce qu’ils ont emprunté (Aung, 2022). Dans ces conditions, l’appel du général Min Aung Hlaing (à la tête du gouvernement militaire) à fournir les efforts nécessaire à l’atteinte d’un rendement de 100 paniers de paddy par acre (GNLM, 2022) – soit environ cinq tonnes par hectare, ou une augmentation d’un tiers du rendement moyen en 2020 – paraît pour le moins irréaliste. En conséquence, il se pourrait que dans un avenir proche les paysans soient à nouveau contraints de cultiver du riz pour subvenir à la consommation nationale, au risque de perdre leurs terres.

Références

Citation de l’article : Boutry M. 2022. « Une terre irriguée est une terre à riz » : impacts des politiques rizicoles sur la sécurité foncière des petits agriculteurs de Birmanie, de la colonisation à nos jours. Cah. Agric. 31: 30. https://doi.org/10.1051/cagri/2022027

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Bassins versants et irrigation en Birmanie (source : ESA-CCI Land cover, JRC Global Surface Water, Informatisation des données : auteur). NB: la carte n’inclut pas l’ensemble du bassin côtier se prolongeant au sud-est par la région Tanintharyi.

Watersheds and irrigation in Myanmar (source: ESA-CCI Land cover, JRC Global Surface Water, Data computation: author). NB: the map does not include the entire coastal basin extending to the southeast through the Tanintharyi region.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Superficie, production, rendement et exportations de riz au Myanmar, 1960 à 2012 (Denning et al., 2013).

Rice area, production, yield and exports in Myanmar, 1960 to 2012 (Denning et al., 2013).

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