Numéro |
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Le foncier irrigué : enjeux et perspectives pour un développement durable / Irrigated Land Tenure: Challenges and Opportunities for Sustainable Development. Coordonnateurs : Jean-Philippe Venot, Ali Daoudi, Sidy Seck, Amandine Hertzog Adamczewski
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Numéro d'article | 4 | |
Nombre de pages | 8 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/cagri/2022032 | |
Publié en ligne | 19 janvier 2023 |
Article de recherche / Research Article
Foncier irrigué et accès à l’eau dans les rizières d’Asie du Sud
Irrigated land tenure and access to water in South Asian rice fields
CESAH – Centre d’études sud asiatiques et himalayennes, UMR 8077, 2 cours des Humanités, 93300 Aubervilliers, France
* Auteur de correspondance : olivia.aubriot@cnrs.fr
Cet article propose une réflexion à partir d’une relecture de mes données de terrain, au Népal et en Inde du Sud, suscitée par la notion de foncier irrigué. La première partie se penche sur la façon de penser cette notion pour les rizières. Celles-ci occupent en effet en Asie du Sud une place discriminante dans les classifications administrative et vernaculaire des terres, bousculée par l’irrigation par eau souterraine. Certaines rizières, par ailleurs, peuvent être cultivées sans irrigation grâce aux pluies de mousson, ce dont ne rendent pas compte les représentations visuelles classiques des périmètres irrigués (photo aérienne, image satellitaire, cartes de réseaux d’irrigation) qui occultent les difficultés d’accès à l’eau des riziculteurs. La notion de foncier irrigué montre alors des limites en riziculture, si les rizières non irriguées ne sont pas distinguées. Cette notion a toutefois l’avantage d’inciter à traiter des liens entre droit à l’eau et droit au foncier, objectif de la deuxième partie de l’article. Dans un contexte de pluralisme juridique, les exemples présentés illustrent la diversité de ces interactions : soit la définition du droit à l’eau est modifiée pour augmenter le foncier irrigué ; soit les interactions dynamiques entre droit à l’eau et droit à la terre font que l’eau est utilisée afin d’obtenir un droit foncier légitime. En revanche, en cas de faire valoir indirect, le statut foncier continue de compromettre l’accès à l’eau. Le statut du foncier irrigué (ou potentiellement irrigable) est important à prendre en considération pour saisir les dynamiques de gestion de l’eau.
Abstract
The aim of this article is to initiate a discussion based on a new reading of field data I collected in Nepal and South India that was triggered by the notion of irrigated land tenure. The first part deals with the way of applying this notion to rice fields. In South Asia, rice fields occupy a discriminating position in administrative and vernacular classifications, which has been turned upside-down by the surge in groundwater irrigation. Moreover, some rice fields may be cultivated without irrigation thanks to monsoon rains. However, this is not reflected in the traditionally used visual representations of irrigation systems (aerial photos, satellite images, maps of irrigation networks) that overlook farmers’ difficulties to access to water. The notion of irrigated land tenure, hence, has some limitation in the case of rice cultivation, if non-irrigated rice fields are not clearly identified. However, this notion has the advantage of making explicit the interest to analyse the links between water rights and land rights, which is the purpose of the second part of this paper. In a context of legal pluralism, the examples discussed show the diversity of these interactions: in some cases water rights are modified so as to increase the size of the irrigated land; in others the use of water is instrumental in obtaining a legitimate land right. In contrast, in the case of tenancy situations, the status of land tenure continues to jeopardize access to water. The tenure status of an irrigated or potentially irrigable land is important to consider in order to understand the dynamics of water management.
Mots clés : irrigation / rizières / droits d’eau / droits fonciers / Inde / Népal
Key words: irrigation / rice fields / water rights / land rights / India / Nepal
© O. Aubriot, Hosted by EDP Sciences 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Des rizières fraîchement repiquées offrent un paysage d’étendue d’eau, mais aussi de terrasses clairement dessinées par des diguettes (Fig. 1). Terre et eau apparaissent ainsi intimement liées, et pourtant elles sont rarement traitées de manière symétrique (Trottier et al., 2020). Dans la littérature sur l’irrigation par exemple, le rapport à la terre est souvent peu approfondi. Parler de « foncier irrigué » a l’avantage de rétablir un équilibre dans l’attention portée à ces deux ressources, d’intégrer le statut de la terre dans les études sur l’irrigation et de dépasser les termes de « terres irriguées » ou de « périmètre irrigué », très géographiques. Cette notion est relativement récente dans la littérature scientifique et concerne essentiellement le continent africain, où s’observe une recherche de sécurisation du foncier face à une reprise des projets de grande irrigation avec multiplication des acteurs impliqués (Adamczewski et al., 2013 ; Mfewou, 2013 ; UICN, 2017). Sur nos terrains d’étude, au Népal et en Inde du Sud, nous verrons que ce « foncier irrigué » a été grandement transformé par l’augmentation des superficies irriguées et l’intensification des successions culturales.
Le présent article propose une réflexion sur cette notion de foncier irrigué, à travers une relecture de mes données de terrain où il ne sera question que d’irrigation de rizières. Un tel exercice questionne tout d’abord la façon de penser le foncier irrigué au prisme de diverses représentations des terres irriguées. Ainsi la première partie de l’article analyse comment des terminologies administrative et vernaculaire sont bousculées par l’utilisation de l’eau souterraine ; cette partie soulève également les limites de la notion de foncier irrigué pour les rizières. Toutefois cette notion a l’avantage d’inciter à analyser comment se répercute tout changement d’accès à la terre ou à l’eau sur la gestion de ces ressources. La deuxième partie discute alors des liens entre droit à l’eau et droit au foncier, notamment dans un contexte de pluralisme juridique.
Fig. 1 Vue plongeante sur Aslewacaur au Népal central (juillet 1992). Bird’s eye view of Aslewacaur in central Nepal (July 1992). |
2 Les contextes des terrains d’étude
Les données mobilisées pour la réflexion se rapportent à des terrains situés dans trois principaux environnements (Fig. 2) : (i) en basse montagne au Népal, pour Aslewacaur, système paysan de 50 ha ; (ii) dans la plaine du Téraï, avec un terrain à Rupandehi sur un système paysan de 400 ha et un autre à l’est, dans le Sunsari Morang Irrigation System (SMIS), le plus grand système d’irrigation étatique (64 000 ha) ; (iii) en plaine en Inde du Sud, sur le Territoire de Pondichéry où l’irrigation se fait uniquement par eau souterraine et dans l’État voisin du Tamil Nadu où se combine irrigation par étang et par pompages. Les séjours à Aslewacaur ont eu lieu au début des années 1990, en 2008 et 2015 ; dans les districts de Rupandehi et Sunsari, ils se sont échelonnés de 2008 à 2022. À Pondichéry, les données ont été collectées régulièrement en 1999 et de 2005 à 2008.
Au Népal, l’irrigation dite « traditionnelle » se fait par canal dérivant l’eau de rivière. Elle vient sécuriser l’apport d’eau pour la riziculture de mousson (à partir de juillet), pour permettre une culture de blé d’hiver, et éventuellement une troisième culture (riz ou maïs) si le débit de la rivière et l’altitude le permettent. Sur les terres en pente, non irriguées, le maïs domine pendant la mousson. Dans la plaine du Téraï, l’irrigation par pompage se développe depuis une vingtaine d’années, mais son extension est bien moins avancée qu’au Tamil Nadu qui a bénéficié des politiques de la Révolution verte depuis les années 1960 (électrification des campagnes, subsides divers). L’irrigation par eau souterraine s’y pratique à l’aide de pompes électriques installées dans des puits et forages. Selon les endroits, elle vient en complément ou au contraire rentre en compétition avec l’irrigation par « tanks », ces étangs-réservoirs semi-endigués que l’on trouve dans tout village de l’arrière-pays de Pondichéry (Aubriot, 2013). Au Tamil Nadu, la saison des pluies commence en octobre (étant décalée par rapport à la mousson du reste de l’Inde) et les tanks se remplissent à ce moment-là. La principale saison de riziculture commence, tandis que l’éleusine et divers pois sont cultivés sur les terres qui ne peuvent être irriguées par ces étangs. L’irrigation par pompage y permet cependant aussi deux à trois cultures par an (riz, cacahuète, pois, tapioca) ainsi que des cultures pérennes de bananes et canne à sucre qui nécessitent de l’eau toute l’année.
Fig. 2 Localisation des terrains étudiés. Location of the studied areas. |
3 Des représentations du foncier irrigué en décalage avec la réalité agricole
3.1 Vernaculaires ou officielles, des terminologies des terres bousculées par l’irrigation par eau souterraine
Dans les rizières, le riz a les pieds dans l’eau : cette apparente tautologie renvoie en fait à la définition même de rizière donnée par Abé (1995) « une terre à riz recouverte d’eau une bonne partie de la période de culture ». Cette définition est issue de la comparaison de nombreuses nomenclatures de langues asiatiques (indonésien, thaï, japonais, malgache, tamoul). Dans ces pays rizicoles, les habitants opposent la rizière (terres à riz en eau) au champ sec et classent leur environnement de façon dichotomique, avec le riz comme élément discriminant : le riz cuit s’oppose à tout autre mets avec lequel on le mange, et la marmite à riz porte un nom distinct de celle utilisée pour les autres plats (Abé, 1984). Au Népal et au Tamil Nadu, les rizières (irriguées ou inondées, toutes aménagées et aplanies pour retenir l’eau) sont respectivement dénommées khet et nanjai, et se distinguent de bari et punjai, les autres terres, majoritairement pluviales. Ainsi, culturellement, le riz est un élément classificatoire majeur de la relation à la terre.
L’irrigation n’est toutefois pas absente, étant implicitement liée à la riziculture. De fait, historiquement, les canaux d’irrigation à moins de 2000 m d’altitude au Népal (Aubriot, 2004a) ou les tanks au Tamil Nadu (Ludden, 1989) ont été construits pour produire du riz. Selon un dictionnaire de tamoul (Subramanian, 1997), deux facteurs caractérisent les terres nanjai : la culture du riz, et son irrigation à partir de rivières ou d’étangs-réservoirs. Au Tamil Nadu, les rizières sont donc anciennement associées à une irrigation par canal ou tanks, c’est-à-dire à une eau de surface et non souterraine.
L’opposition nanjai/punjai se retrouve dans le système de taxation établi par les Britanniques et fondé sur la distinction entre terres irriguées et sèches : « wet land » / « dry land ». Les terres humides correspondent aux nanjai et implicitement à la zone irriguée par canal ou tank. Administrativement, cette zone a gardé la délimitation et la dénomination foncières données par les colons. Ainsi, selon le département des Impôts, les terres d’un village étudié à Pondichéry correspondent pour 102 ha à des « wet lands » et 244 ha à des « dry lands ». Or, aujourd’hui, l’ensemble de ces terres sont irriguées et ce, par eau souterraine. Ainsi sur ces soi-disant « terres sèches », on trouve tout type de cultures (y compris du riz), soit une bien plus grande diversité que sur les terres nanjai où seuls riz et canne à sucre sont possibles (Aubriot, 2013). De ce fait, elles sont dorénavant davantage prisées. L’irrigation par eau souterraine à exhaure mécanisée est ainsi venue bouleverser la géographie de l’irrigation, a inversé la cote des terres agricoles et a rendu la terminologie administrative du foncier obsolète.
L’irrigation par eau souterraine rend également la terminologie vernaculaire ambiguë. La dichotomie nanjai / punjai ne permet plus en effet de distinguer les rizières des autres terres, objectif initial de cette terminologie. Elle est néanmoins utilisée par certains villageois par rapport aux besoins en eau des cultures ou aux qualités des sols (les terres punjai sont sablonneuses ou limoneuses, et les nanjai argileuses). En raison de l’ambiguïté actuelle de ces termes et des définitions divergentes, la plupart des villageois préfèrent aujourd’hui utiliser un autre lexique pour désigner les cultures pratiquées dans une zone précédemment appelée punjai : manavari désigne les cultures pluviales et iravai les cultures irriguées. La terminologie vernaculaire considère dorénavant davantage l’irrigation. Elle est élargie, intégrant la catégorie des terres nouvellement irriguées.
Ainsi, l’essor de l’irrigation par eau souterraine est venu perturber les repères terminologies des terres qui se référaient en premier lieu à une dichotomie fondée sur la présence (ou non) du riz. La classification administrative est obsolète, tandis que la terminologie vernaculaire a évolué vers un autre lexique qui intègre d’une certaine façon la notion de foncier irrigué, la légitimant donc.
3.2 Des représentations visuelles qui occultent l’absence d’irrigation dans un foncier supposé irrigué
Que le riz soit les pieds dans l’eau ne signifie pas pour autant qu’il soit systématiquement irrigué : une rizière peut en effet être en eau grâce aux diguettes qui retiennent l’eau de pluie, de ruissellement ou celle provenant des terres d’amont. Précisons qu’une grande diversité de rizières existe à travers le monde. Aujourd’hui celles de nos terrains ont toutes des caractéristiques de la catégorie « rizières irriguées » des typologies de rizières élaborées par Abé (1995) et Trébuil et Hossain (2004) ; aménagement en parcelles nivelées, avec diguettes et permettant un certain contrôle hydraulique. Toutefois, même si elles ont été équipées à une époque d’un système d’irrigation permettant d’assurer un apport d’eau (définition de la rizière irriguée), certaines ne peuvent plus en profiter car les canaux sont endommagés. La riziculture inondée (sans irrigation) est alors possible grâce aux pluies de mousson, mais elle est plus risquée. Ce « type » de rizière, à structure de rizière irriguée qui ne peut plus bénéficier d’une maîtrise de l’apport d’eau, n’est toutefois pas répertorié dans les ouvrages cités plus haut. Dénommons-la « rizière dite irriguée ».
Distinguer dans le paysage, rizières « irriguées » et « dites irriguées » se révèle difficile. Les photographies aériennes montrent des étendues de rizières, planes. La télédétection décèle des terrasses, en eau, ayant la même couverture végétale. La cartographie de l’étendue officielle des réseaux d’irrigation n’aide pas plus car elle peut être trompeuse, ne relevant que d’une distribution théorique de l’eau. Il est bien connu que les cartes ne sont qu’une représentation et transmettent un message spécifique, voire transforment la réalité en ayant un aspect performatif (Liebrand, 2017). Le foncier peut ainsi apparaître comme théoriquement irrigué sur les cartes et ne pas l’être en réalité. On sait par exemple qu’au Népal, en raison des canaux détériorés de la partie sud du SMIS, les rizières ne reçoivent pas d’eau du réseau (Candau et al., 2015). Cette zone apparaît pourtant pleinement sur les cartes exposant l’étendue du réseau d’irrigation, y compris dans une publication récente sur les problèmes de sédimentation (Theol et al., 2020).
Ce genre de cartographie de zones rizicoles ou périmètres irrigués tend à rendre invisible les difficultés d’accès à l’eau de nombreux riziculteurs, notamment dans les parties aval des réseaux. Comme la télédétection ne peut faire la distinction entre rizières « irriguées » et « dites irriguées » où le contrôle de l’eau est moindre ou nul, seules des études de terrain permettent de connaître la réalité de l’accès à l’eau vécue par les populations. Les ingénieurs du ministère de l’Irrigation ont cette connaissance de terrain, mais ils ne la transcrivent pas en carte et ne contredisent donc pas l’information théorique des cartes officielles. Ils renforcent par là-même la mise en invisibilité de l’absence d’accès à l’irrigation collective pour ces rizières. Certaines d’entre elles peuvent toutefois bénéficier d’irrigation individuelle par eau souterraine. Mais là encore, uniquement une étude fine de terrain permet de le savoir.
Ces exemples mettent en avant la diversité des modalités de mise en eau des rizières : par ruissellement, par irrigation via des canaux collectifs ou via des pompages individuels d’eau souterraine. Ils révèlent aussi des difficultés d’accès à l’eau que les techniques de photographie aérienne ou imagerie satellitaire ne permettent pas de saisir, ou que les cartes officielles invisibilisent. Une étude des pratiques d’irrigation permettrait de distinguer l’origine de l’eau et de repérer les rizières non irriguées, étude qui doit être minutieuse, par enquêtes, puisqu’une rizière « dite irriguée » peut avoir l’apparence d’une rizière irriguée. On atteint là la limite de la notion de foncier irrigué en riziculture, le foncier rizicole non irrigué se distinguant difficilement du foncier rizicole irrigué. Penchons-nous maintenant plus spécifiquement sur les liens entre droit à l’eau et droit à la terre.
4 Droit à l’eau et droit à la terre : diverses interactions
4.1 Droits de propriété et pluralisme juridique
L’eau est une ressource dont la disponibilité n’est jamais totalement assurée, étant dépendante d’aléas naturels mais aussi des activités humaines. Ses utilisateurs élaborent alors des droits d’eau pour sécuriser leur accès et réglementer le privilège d’utilisation de cette ressource. Or, pour comprendre, dans la pratique, les droits de propriété sur une ressource, il faut reconnaître l’existence d’un pluralisme juridique, c’est-à-dire la coexistence de nombreux types de droit (tels le droit étatique, les règles coutumières, le droit religieux) sur lesquels les réglementations ou les revendications peuvent s’appuyer (Meinzen-Dick, 2014). Une pluralité de règles, de normes et de lois régit souvent les situations d’utilisation de l’eau (Roth et al., 2015) et du foncier (Le Roy, 1996).
Il faut également préciser qu’un droit de propriété sur une ressource – ici droit d’eau ou droit foncier – correspond essentiellement à des relations entre personnes (en tant qu’individus ou groupes) vis-à-vis de cette ressource, et non aux relations entre personnes et choses (von Benda-Beckmann, 1995). Or ces relations sociales façonnent l’utilisation de la ressource en étant intégrées dans les pratiques ou dans la détermination de règles. Il peut s’agir de relations communautaires, claniques, mercantiles, ou même d’absence de relation (dans la mesure où les individus ne se côtoient pas). Afin de mieux étudier les relations institutionnalisées, de façon formelle ou informelle, autour de l’eau, Hodgson (2016) propose le concept de water tenure (tenure de l’eau), pour faire le parallèle avec celui de land tenure davantage étudié. Cela permet d’être plus attentif à la diversité des relations impliquées autour de l’eau et aux fondements des revendications des usages.
Les anthropologues nous précisent que les droits sur l’eau reflètent les relations de pouvoir mais participent aussi à les distribuer (Boelens et Vos, 2014). Cette dépendance aux relations de pouvoir explique pourquoi les droits sur l’eau ne sont pas permanents mais provisoires, voire instables, et peuvent être modifiés ou renégociés (Bruns et Meinzen-Dick, 2000 ; Pradhan et al., 2000). Leach (1961) a, pour sa part, interprété la différence d’organisation observée au Sri Lanka entre rizières ancestrales et rizières plus récemment installées comme une réponse à de nouveaux rapports entre les individus. Par cette analyse, il s’opposait à la « théorie de la descendance », considérant en effet qu’une structure de parenté n’est qu’une façon de parler des rapports de propriété et ne peut être rapportée à la simple obéissance à des normes. Les rapports sociaux ont évolué, n’étant plus centrés sur la structure de descendance, ce qui s’est répercuté sur l’organisation du foncier et de la distribution de l’eau dans les rizières plus récentes.
On peut ainsi partir du principe que, dans l’analyse des cas suivants, l’évolution des rapports sociaux se retrouve dans l’organisation de l’utilisation des ressources.
4.2 Une eau attachée au foncier ou au contraire indépendante ?
Au Népal, le droit d’eau est dépendant de la superficie à irriguer dans la majorité des systèmes d’irrigation, mais parfois il est alloué à des personnes indépendamment de la terre (Pradhan, 1989). Ce dernier mode de fonctionnement rappelle « l’eau célibataire » du Maghreb qui désigne les droits d’eau non attachés au foncier (cf. les nombreux exemples dans Pérennès, 1993), ou encore le cas d’Oman où les droits d’eau peuvent être achetés temporairement ou échangés contre du travail sur le réseau d’irrigation (Le Cour Grandmaison, 1984).
À Aslewacaur, l’eau est le « miroir de la société » (Aubriot, 2004b) dans la mesure où le partage de l’eau a été organisé selon une logique lignagère qui reproduit la structure segmentaire de la société locale (plaçant le lignage comme entité sociale fondamentale). Au moment de la mise en place du système d’irrigation à la fin du XIXe siècle, l’eau a été répartie selon la distribution lignagère des terres, déjà propriétés de quelqu’un et exploitées. « La société se partage l’eau comme elle s’est partagé les terres et comme elle s’organise dans la parenté » (Aubriot, 2004b, p. 199). Une telle empreinte des lignages sur l’eau avait déjà été relevée dans la littérature sur le Maghreb (Bédoucha, 1987 ; Berque, 1955) et au Sri Lanka sur des rizières ancestrales (Leach, 1961).
Or, avec le temps, dans notre cas népalais, des ayants droit du système d’irrigation ont acheté des terres en aval du réseau (terres initialement exclues du réseau car elles n’appartenaient pas au clan). Pour permettre leur irrigation, ils ont prolongé les canaux et ont utilisé la « mobilité des droits d’eau », détachant une partie de leur droit associé au foncier historiquement irrigué pour l’appliquer à ces terres. Les champs ainsi transformés en rizières sont irrigués grâce à une partie des droits d’eau ré-alloués, selon une logique qui n’accorde plus une quantité d’eau proportionnelle à la surface à irriguer. Le rapport entre l’eau et la terre a été modifié, le droit d’eau n’étant plus strictement attaché à la terre. Cela a d’ailleurs permis à des personnes étrangères au clan et possédant des terres dans cette zone d’être acceptées comme membre du système d’irrigation. La reconfiguration des droits d’eau (selon une diminution du temps d’irrigation alloué par unité de surface) a permis d’augmenter la superficie irriguée, et donc le foncier irrigué. Mais c’est aussi la modification du foncier (achat de terres hors du réseau par des ayants droit) qui a conduit à un changement dans la dynamique d’accès à l’eau.
4.3 Des droits d’eau instables : quel lien avec le foncier ?
Nous avons eu l’occasion d’observer un cas de modification des droits d’eau, sans négociation, dans le district de Rupandehi (Aubriot, 2015). L’eau d’un canal paysan ancien a été déviée de force par des personnes nouvellement installées près de la prise d’eau. Ce détournement d’eau prit place pendant la guerre civile (1996–2006), période de remise en cause des relations de pouvoir issues du passé. Il a eu pour conséquence de priver d’eau, plus en aval sur ce même canal, les détenteurs des droits ancestraux : ces derniers ont été dépossédés, non pas par une ville ou des industriels (Birkenholtz, 2016) ni par une infrastructure hydraulique de grande échelle (Boelens et al., 2012) comme cela est souvent décrit dans les cas d’accaparement de l’eau, mais par des acteurs locaux. Là encore, la situation est rendue invisible, renvoyant à ce que l’on a vu plus haut à la section 3.2 : les rizières ne sont plus irriguées mais sont encore productives grâce aux pluies de mousson, ce qui masque la dépossession de l’eau.
Quant aux agriculteurs qui ont dévié l’eau, des « usurpateurs » aux yeux des ayants droit coutumiers de l’eau, ils se sont organisés en association d’irrigants, répondant ainsi aux exigences de la loi sur l’eau de 1992. Ils ont donné un nom à cette association et ont créé un tampon, l’habillant ainsi d’un aspect légal qu’elle n’a pas. Elle n’est en effet pas enregistrée officiellement et ne peut l’être car les terres appartiennent à l’État : de fait, au Népal, les associations d’irrigants ne peuvent être enregistrées officiellement que pour des terres privées ou relevant d’institutions religieuses (i.e. des terres avec un titre de propriété). Or ces terres de l’amont avaient été défrichées illégalement dans les années 1970, lors d’une période de troubles qui a précédé le référendum de 1979 sur le système politique à instaurer (Adhikari et Dhungana, 2011). Bien qu’elles soient exploitées individuellement et aient donné lieu à des transactions foncières depuis lors, ces terres agricoles ne sont pas reconnues comme privées.
Ce qui est intéressant pour notre propos est la façon dont ces nouveaux irrigants tentent vraisemblablement, à travers la création de leur association et donc via l’eau, une légalisation du statut de leurs terres. En effet, grâce à cette association, ils ont déjà réussi à obtenir l’aide d’un organisme gouvernemental (département de la Conservation des sols) pour consolider la prise d’eau du canal en rivière. Ainsi, malgré l’illégalité de leur accès au foncier (absence de titres) et de leur accès à l’eau (conquis par la force), ils ont pu obtenir l’aide d’une administration. Ils ont ainsi renforcé leur position de suprématie dans l’accès à l’eau du canal, voire acquis une certaine légitimité à détourner l’eau. Ici la légitimation de l’accès à l’eau du foncier irrigué vise à faire évoluer le statut foncier vers celui de terres reconnues comme privées. À travers un jeu institutionnel sur l’eau, les utilisateurs du foncier irrigué tentent de sécuriser leur foncier.
Dans cet exemple, tenure foncière et tenure de l’eau sont doublement imbriquées : d’une part, le droit à la terre est déterminant pour les modalités de gestion de l’irrigation via une association d’irrigants enregistrée ; d’autre part les irrigants utilisent ici une légitimation de l’accès à l’eau qui va en s’affirmant pour gagner une légitimation foncière. Droit à l’eau et droit à la terre apparaissent en interactions dynamiques, ils se co-construisent.
4.4 Quand le statut foncier influence l’accès à l’eau
Le faire valoir indirect désavantage fortement fermiers et métayers dans leur accès à l’eau. Cette caractéristique est essentielle et pourtant très peu discutée dans la littérature. Valadaud (à venir) montre que les locataires de terres dans l’est du Téraï sont triplement pénalisés. Ils ne peuvent être membres des associations d’irrigants mises en place pour la gestion du SMIS : ils sont ainsi exclus des sphères décisionnelles. Ils sont pénalisés dans leur accès à l’eau du réseau du fait que les canaux se détériorent, les propriétaires fonciers n’en prenant pas soin. Ils ne peuvent non plus disposer d’eau souterraine, alternative à l’eau de surface pour irriguer. Sugden (2018) est un des rares auteurs à montrer que leur statut défavorise en effet grandement l’accès à l’eau souterraine : dans cette même région, les métayers et fermiers exploitent de petites surfaces à travers des contrats annuels, informels, à reconduction tacite mais non assurée. Ils n’ont donc pas d’intérêt à investir à la mise en place d’un puits ou forage sur une terre qui n’est pas la leur. Ils ne sont pas non plus en position d’inciter le propriétaire foncier à le faire. Le foncier irrigué nécessitant des investissements dans les infrastructures hydrauliques et la terre, les faisceaux de droit foncier influencent l’accès à l’eau quand les infrastructures ne sont pas déjà construites (dans les deux exemples précédents, les nouveaux irrigants ont bénéficié de l’infrastructure collective).
4.5 Périurbanisation : le statut de foncier irrigué importe peu
L’urbanisation connaît un accroissement fulgurant dans la plaine du Népal et dans l’arrière-pays de Pondichéry. Elle a lieu sur tout type de terres, notamment des rizières. À Pondichéry, des enquêtes menées à 10 ans d’intervalle dans le même village, complétées par une étude prospective présentant trois scénarios possibles (Klink et al., 2017), montrent que le scénario qui correspond à la tendance observée (urbanisation de la zone) est celui le moins bien accueilli par les villageois participant à l’exercice : beaucoup sont attachés à l’activité agricole et au foncier, mais sont obligés de vendre des terres pour assurer des dépenses sociales (mariage, funérailles, etc.). Dans la plaine du Téraï, au Népal, les nouveaux arrivants, provenant essentiellement des montagnes, n’hésitent pas à détruire les canaux gênant la construction de leur maison ou à en transformer d’autres en égouts même s’ils servent pour l’irrigation plus en aval. Aucune régulation ni réglementation n’existe pour la construction de ces zones périurbaines qui s’étendent au détriment de zones agricoles (Rimal et al., 2018).
Dans ces deux cas, la valeur de la terre n’est plus liée au fait que le foncier soit irrigué ou ne le soit pas mais à la proximité de la route et de la ville – une observation similaire à celle faite par Formoso (2022) sur le nord-est de la Thaïlande. Une certaine tension se fait d’ailleurs sentir au Népal entre les habitants de la plaine et les nouveaux arrivants, au mode de vie urbain : sacrifier de bonnes terres à riz alors que le Téraï est le grenier à grain du pays pose problème aux riziculteurs.
5 Conclusion
Les modalités d’accès à l’eau d’irrigation ont fortement évolué au cours des cinquante dernières années (projets développant l’irrigation, expansion de l’utilisation de l’eau souterraine, formation d’associations formelles d’irrigants). En Inde du Sud et dans la plaine du Népal, l’irrigation par eau souterraine a fait apparaître une inadéquation entre représentations du foncier (dans les catégories administratives, terminologie vernaculaire, cartographie officielle) et réalités de terrain. La terminologie tamoule des terres s’est toutefois enrichie d’une catégorie tenant compte des nouvelles modalités d’irrigation de terres auparavant sèches, venant ainsi argumenter en faveur de la notion de foncier irrigué. En revanche, le fait qu’une rizière ne soit pas nécessairement irriguée et que la cartographie officielle ne rende pas compte des rizières non irriguées constitue une limite à la notion de foncier irrigué en riziculture : cette invisibilité cartographique occulte les difficultés d’accès à l’eau des riziculteurs, que seule une étude fine des pratiques d’irrigation permettrait de repérer.
Les exemples développés ont montré également le lien fort qui se noue entre eau et foncier, selon des modalités qui peuvent différer : droit à l’eau associé ou non à la terre, ou évoluant vers un accès à l’eau partiellement associé au foncier ; tenure foncière pouvant déterminer l’accès à l’eau et les modalités de sa gestion collective ; tenure de l’eau majoritairement instable, même sur un droit foncier établi et sécurisé ; statut de foncier irrigué important peu en cas de périurbanisation. Les exemples ont révélé combien le statut du foncier irrigué (ou potentiellement irrigable) est important à prendre en considération pour saisir les dynamiques de gestion de l’eau : reconfiguration de l’accès à l’eau, accès limité en cas de faire valoir indirect, ou au contraire jeu institutionnel sur l’eau pour sécuriser le foncier. La notion de foncier irrigué, si on prend soin en riziculture de distinguer les rizières irriguées des rizières non irriguées (ou « dites irriguées »), a bien l’avantage de mettre en avant les interactions entre droit à l’eau et droit à la terre.
Références
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Citation de l’article : Aubriot O. 2023. Foncier irrigué et accès à l’eau dans les rizières d’Asie du Sud. Cah. Agric. 32: 4. https://doi.org/10.1051/cagri/2022032
Liste des figures
Fig. 1 Vue plongeante sur Aslewacaur au Népal central (juillet 1992). Bird’s eye view of Aslewacaur in central Nepal (July 1992). |
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Fig. 2 Localisation des terrains étudiés. Location of the studied areas. |
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