Open Access
Numéro
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Numéro d'article 5
Nombre de pages 12
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2022033
Publié en ligne 24 janvier 2023

© A. Mushagalusa Balasha et al., Hosted by EDP Sciences 2023

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1 Introduction

La FAO (2010) estime que 150 000 tonnes de légumes sont produites par an au sein de petites exploitations familiales en République démocratique du Congo (RDC) pour nourrir principalement les populations urbaines en forte croissance et procurer rapidement des revenus aux producteurs. Sur l’île d’Idjwi, à l’est de la RDC, 83 % des ménages considèrent l’agriculture comme leur occupation principale (Balasha et al., 2022). Cependant, au cours de la dernière décennie, le flétrissement bactérien du bananier (wilt), la mosaïque africaine du manioc et la rouille du café ont entrainé une chute drastique des rendements de ces cultures (The New Humanitarian, 2012 ; Bisimwa et al., 2019). Cette situation a contraint de nombreux exploitants agricoles, également soucieux de diversifier leurs revenus, à orienter leurs efforts et leurs investissements dans le maraîchage. Dans les bas-fonds où la plupart des exploitations maraîchères sont localisées, les agriculteurs produisent du chou, de la tomate, de l’aubergine et de l’amarante, pour l’autoconsommation et l’approvisionnement des villes de Bukavu et de Goma. Cependant, les ravageurs et les maladies des cultures constituent des menaces pour les exploitations maraîchères de la région (Balasha et Nkulu, 2021 ; Chuma et al., 2021). Par exemple, Walangululu et Mushagalusa (2000) montrent que la pression des pucerons cendrés et des chenilles (Plutella xylostella, Agrotis ipsilon) peut entraîner près de 60 % de perte dans les exploitations de choux de la région. Pour minimiser de telles pertes et continuer à répondre à la demande alimentaire croissante, les maraîchers utilisent des fongicides et des insecticides (Muyisa et al., 2014 ; Munyuli et al., 2017). Bien qu’il leur soit reconnu l’avantage d’agir sur un large spectre de nuisibles et d’améliorer la quantité ainsi que la qualité des récoltes (Okolle et al., 2016 ; Bafada et al., 2019), l’utilisation répétée et mal maîtrisée des pesticides conduit à la résistance des bioagresseurs et à la suppression des auxiliaires des cultures (Bommarco et al., 2011), à la pollution environnementale et à de graves problèmes de santé pour les agriculteurs et les consommateurs (Damalas et Koutroubas, 2016 ; Kouakou et al., 2019).

La situation apparaît inquiétante en RDC parce que la défaillance des autorités congolaises à réguler et à contrôler le marché des pesticides a contribué à la distribution d’insecticides non autorisés et très dangereux, tels que le profénofos et le dichlorvos (Balasha et Nkulu, 2020 ; SOS-FAIM, 2021). De plus, le faible niveau d’instruction de la plupart des agriculteurs, le manque d’encadrement, d’information et de formation sur l’usage des pesticides conduisent les maraîchers à de mauvaises pratiques phytosanitaires. Selon Son et al. (2017), ces mauvaises pratiques phytosanitaires comprennent le mauvais choix des pesticides, le non-respect des doses prescrites, le non-respect des règles de protection et d’hygiène conseillées lors des traitements, ainsi que la mauvaise gestion des emballages vides. De plus, par méconnaissance des délais de sécurité et d’attente avant la récolte pour les pesticides utilisés, de nombreux agriculteurs restent souvent travailler dans les parcelles traitées et récoltent des produits impropres à la consommation, avec des résidus qui dépassent la limite maximale (Schiffers, 2011 ; Toumi et al., 2019). Ainsi, une étude récente dans la ville de Bukavu a détecté dans les tomates produites par les maraîchers à l’est de la RD Congo, des résidus de mancozèbe (famille des dithiocarbamates) qui dépassent la limite maximale de résidus selon les normes européennes de sécurité alimentaire (Muyisa et al., 2014). Or, depuis janvier 2022, le mancozèbe a été ajouté à une longue liste de matières actives interdites au sein de l’Union européenne, du fait de risques de perturbation endocrinienne et pour la reproduction. Il est donc crucial que l’utilisation des pesticides soit évaluée pour attirer l’attention des agriculteurs et des autorités sur les risques associés au mauvais usage des pesticides et sur la nécessité de respecter de meilleures pratiques phytosanitaires (Gouda et al., 2018 ; Kouakou et al., 2019). L’objectif de ce travail est d’étudier les pratiques phytosanitaires actuelles des agriculteurs d’Idjwi, afin de comprendre les déterminants du choix des pesticides, leur mode d’utilisation et leur impact potentiel sur la santé des utilisateurs.

2 Méthodologie

2.1 Zone d’étude et choix des sites

L’étude a été conduite sur l’île d’Idjwi à l’est de la République démocratique du Congo, précisément dans les groupements de Mugote, de Mpene et de Nyakalengwa (Fig. 1).

Le choix du territoire d’Idjwi est lié à l’intensification observée des cultures maraîchères pour permettre l’approvisionnement des villes de Bukavu et de Goma.

thumbnail Fig. 1

Carte de l’île d’Idjwi montrant les trois groupements étudiés. Source : auteurs, sur base du shapefile du référentiel géographique commun du Congo.

Map of Idjwi Island showing the study areas.

2.2 Enquêtes auprès des agriculteurs et des vendeurs des pesticides

Le nombre total d’agriculteurs et le volume de production dans la zone d’étude ne sont pas connus précisément, du fait du manque de statistiques agricoles en RDC. À partir d’une liste de 150 agriculteurs précédemment interrogés dans la même région (Balasha et al., 2022), 90 agriculteurs ont été retenus et interviewés entre mars et avril 2021, période durant laquelle le maraîchage était pratiqué. Le choix de ces agriculteurs était essentiellement dicté par leur utilisation des pesticides, leur accord à participer volontairement à l’enquête et les superficies allouées aux cultures maraîchères (Tab. 1). À l’aide d’un questionnaire semi-structuré, les entretiens individuels avec les maraîchers ont porté trois points : (1) les caractéristiques socio-économiques des agriculteurs (niveau d’instruction, âge, surfaces cultivées, importance accordée à la production maraîchère, cultures pratiquées) ; (2) les dégâts observés et les pratiques phytosanitaires (facteurs déclenchant du traitement, coût des pesticides, type de produits utilisés et déterminants de leur choix, ainsi que mode d’emploi, moyens de protection utilisés et gestion des emballages) ; (3) la perception des agriculteurs des risques sanitaires (problèmes ressentis après l’application des pesticides). Ces entretiens avec les maraîchers ont été complétés par des observations directes lors de la préparation des bouillies et de l’application des pesticides ; ces deux étapes sont cruciales en termes d’exposition au risque car, d’une part, les agriculteurs sont en contact avec les produits concentrés et dilués (Schiffers, 2011 ; Gouda et al., 2018) et d’autre part, c’est le moment où la qualité des matériels utilisés et le comportement ainsi que l’attitude des agriculteurs sont correctement évalués (Schiffers, 2011 ; Mushagalusa et al., 2019).

De plus, nous avons réalisé une enquête dans trois boutiques agricoles locales dans le but d’identifier les matières actives des pesticides utilisés. Les boutiques visitées sont celles où la plupart des agriculteurs ont déclaré s’approvisionner en intrants agricoles.

Tableau 1

Caractéristiques socio-économiques des agriculteurs interrogés.

Socioeconomic characteristics of vegetable farmers on Idjwi Island.

2.3 Classement toxicologique des pesticides et phrases de risque pour les agriculteurs

Pour déterminer le niveau de danger de chaque pesticide, nous avons utilisé le guide de classement des produits phytopharmaceutiques selon leur niveau de toxicité de l’Organisation mondiale de la santé – OMS (WHO, 2020). Pour préciser les phrases de risque pour chacun des pesticides utilisés, les fiches individuelles de données de sécurité émises par les fabricants de chaque produit ont été consultées. Pour déterminer si la matière active est autorisée ou non sur le marché, nous avons consulté la base de données Pesticides de l’Union européenne (https://food.ec.europa.eu/plants/pesticides/eu-pesticides-database_en).

Les données collectées ont été saisies et traitées à l’aide des tableurs Microsoft Excel 2016 et du logiciel XLSTAT. Elles ont été soumises à une analyse descriptive (fréquences et pourcentages). Une analyse des correspondances multiples a été effectuée pour analyser le lien existant entre les variables qualitatives susceptibles de motiver le choix des fongicides et des insecticides recensés chez les maraîchers interrogés.

3 Résultats

3.1 Caractéristiques socio-économiques des maraîchers.

Ces caractéristiques sont présentées dans le tableau 1. Les maraîchers interrogés sont en majorité des femmes (68 %) dont l’âge va principalement de 46 à 59 ans (42 %). Nombre de ces agriculteurs ne savent ni lire ni écrire (39 %) et n’ont jamais suivi de formation à l’utilisation des pesticides chimiques. L’agriculture est l’activité principale pour la majorité d’entre eux (78 %). Les maraîchers interrogés produisent à la fois pour leur subsistance et pour le marché (70 %). Les terres cultivées sont principalement obtenues par héritage (48 %) et prise en métayage (28 %). Le petit commerce des produits agricoles alimentaires (70 % des cas) ainsi que la pêche constituent les activités secondaires génératrices de revenus pour les ménages rencontrés.

Les principales cultures maraîchères pratiquées sont la tomate (Solanum lycopersicum L.), les choux (Brassica oleracea L.) et l’aubergine (Solanum melongena L.). Les cultures secondaires sont l’amarante (Amaranthus sp.), le haricot (Phaseolus vulgaris L.) et l’oignon (Allium Cepa L.).

3.2 Typologie des pesticides utilisés par les maraîchers d’Idjwi

Sur l’île d’Idjwi, les maraîchers utilisent une large gamme de pesticides dont les principaux sont des fongicides et des insecticides. Ces produits sont classés dans le tableau 2 selon leurs matières actives, leurs phrases de risque et leur niveau de danger conformément aux normes de l’OMS. Sur la base des matières actives, 4 fongicides et 6 insecticides ont été recensés dans le milieu d’étude. Les résultats du tableau 2 indiquent que les fongicides les plus utilisés par les maraîchers dans les exploitations sont formulés à partir des matières actives suivantes : oxychlorure de cuivre 50 % WP (32,7 %), métalaxyl 4 % + mancozèbe 64 % (22 %), métalaxyl 80 g/kg + mancozèbe 640 g/kg (14,3 %), soufre 80 % (11,3 %) et mancozèbe 80 % (1,8 %).

Les insecticides les plus utilisés par les agriculteurs sont formulés à base des matières actives suivantes : profénofos 40 % + cyperméthrine 4 % (24,4 %), abamectine 1,8 % (9,8 %), abamectine 20 g/L + acétamipride 3 % (7 %), cyperméthrine 5 % (6,1 %), cyperméthrine 25 g/L (3,9 %), dichlorvos 77 % EC (2,8 %), malathion (1,3 %), Endosulfan 400 g/L (0,8 %). Les résultats du tableau 2 montrent aussi que presque la moitié des matières actives utilisées par les agriculteurs sont déjà retirées du marché européen. 54 % des matières actives identifiées sont classées modérément dangereuses par l’OMS et 23 % très dangereuses pour les êtres vivants et l’environnement (dichlorvos, abamectine). Au même tableau 2, l’analyse des phrases de risque (H) des matières actives utilisées montre que la plupart d’entre elles sont toxiques ou nocives en cas d’ingestion (H301, H302) et peuvent provoquer l’irritation ou endommager les yeux (H318, H319) et la peau (H315, H317) en une seule exposition. Le profénofos, qui est parmi les matières actives les plus utilisées, est aussi nocif par inhalation (H332) alors que la cyperméthrine peut irriter les voies respiratoires (H335) et endommager gravement les yeux et la peau qui sont des organes très exposés pendant les traitements phytosanitaires.

Tableau 2

Typologie, classement toxicologique des pesticides et fréquence d’utilisation.

Pesticide toxicology and use frequency among farmers.

3.3 Déterminants du choix des pesticides

Les résultats de l’analyse des correspondances multiples à la figure 2 mettent en évidence deux axes (F1 : 36,49 % et F2 : 18,37 %). Le total de ces deux axes explique à 54,87 % la variation de la décision du choix des pesticides chez les agriculteurs. Il en ressort que les huit modalités de trois variables (choix de pesticides, fongicides utilisés et insecticides utilisés) ont contribué à la formation de l’axe 1 tandis que sept modalités ont contribuées à la formation d’axe 2. Les modalités prises en considération se sont comportées de la manière suivante : le mancozèbe 80 % est utilisé pour sa disponibilité tandis que l’oxychlorure de cuivre est utilisé pour son efficacité. Par ailleurs, la cyperméthrine 5 %, le malathion et l’abamectine sont surtout utilisés par les maraîchers pour leur efficacité, de même pour l’abamectine 1,8 % EC et le profénofos 40 %. En général, il a été remarqué que la plupart de pesticides sont choisis pour leur efficacité perçue par les maraîchers. L’histogramme d’éboulis des valeurs propres issues de l’analyse des correspondances multiples est présenté sur la figure 3.

thumbnail Fig. 2

Résultats de l’analyse de correspondance multiple sur les déterminants du choix des pesticides.

Results from the multiple correspondence analysis on pesticides choice determinants among farmers.

thumbnail Fig. 3

Éboulis des valeurs propres des déterminants de choix des pesticides.

Scree plot of eigenvalues of pesticides choice determinants.

3.4 Pratiques paysannes d’utilisation des pesticides et gestion des risques par les agriculteurs

Les résultats du tableau 3 portent sur les coûts d’acquisition des pesticides, leur mode d’utilisation et la gestion des risques. Les résultats montrent que 71 % des agriculteurs dépensent entre 20 000 et 40 000 francs congolais (soit 10 à 20 US$) pour l’achat des pesticides pendant une saison culturale. L’analyse des coûts par production a montré que 43 % des agriculteurs qui considèrent la tomate comme leur culture principale, dépensent entre 42 000 et 80 000 francs congolais pour l’achat des pesticides, spécialement des fongicides.

La plupart des agriculteurs (43 %) combinent généralement deux ou plusieurs pesticides pour protéger les cultures ; 40 % utilisent uniquement des fongicides. À l’instar de l'interviewé n° 12, nombre de maraîchers déclarent : « la combinaison de ces produits renforce l’efficacité du traitement. Cela rassure que divers nuisibles soient atteints et tués en un seul tour de pulvérisation ».

Par ailleurs, il a été noté que les pesticides sont appliqués à des fréquences différentes selon les préférences de chaque agriculteur. La majorité des agriculteurs (46 %) appliquent les pesticides deux fois par semaine, peu importe la présence ou pas des bioagresseurs ; d’autres (28 %) les emploient une fois par semaine. Les principaux moments d’application des produits sont le matin (64 %) et le soir (27 %) ; peu le font à midi (9 %). On peut également retenir qu’une grande partie des agriculteurs (60 %) abandonnent les emballages vides au champ (Tab. 3) ; 20 % les incinèrent et 9 % les réutilisent à la maison pour la conservation de denrées alimentaires telles que le sel et l’huile (Tab. 3).

Les résultats montrent aussi que 91 % des agriculteurs maraîchers ne respectent pas les délais d’attente avant la récolte liés aux pesticides utilisés. La majorité des agriculteurs (67 %) ne lisent pas les étiquettes des pesticides à cause de leur faible niveau d’instruction. Malgré les recommandations des fabricants de ces pesticides sur le port d’équipements de protection pendant leur usage, les résultats du tableau 3 montrent que 62 % des applicateurs ne portent pas d’équipements de protection. La moitié des maraîchers interrogés (50 % des cas) ne se lavent pas immédiatement après usage des pesticides chimiques et seuls 17 % se lavent les mains au savon ; seuls 9 % des agriculteurs partent se laver tout le corps à la maison, souvent après une très longue distance de marche. Pour ce qui est de la gestion de la bouillie restante, 61 % effectuent un deuxième passage, 8 % la déversent dans les champs, 7 % l’enfouissent dans le sol et une minorité (4 %) la conserve pour une prochaine application.

Tableau 3

Pratiques d’utilisation des pesticides, protection et gestion des risques des pesticides.

Pesticides use practices, safety and risk management among farmers on Idjwi Island.

3.5 Usage des pesticides et risques pour la santé

La figure 4 indique les problèmes de santé ressentis par les agriculteurs suite à l’usage des pesticides. Les principales affections rapportées sont l’irritation de la peau (62 %), les problèmes respiratoires et la forte sudation (16 %), les maux de tête et les toux persistantes (16 %), ainsi que l’irritation et le picotement des yeux (6 %).

thumbnail Fig. 4

Problèmes de santé rapportés par les hommes et les femmes interrogés.

Self-report of health issues related to pesticide use by men and women farmers.

4 Discussion

4.1 Faible niveau d’instruction et manque de formation sur les pesticides

Evaluer les connaissances des agriculteurs sur les pesticides, leur usage et la perception des risques est important car cela permet de s’assurer de la santé des maraîchers et des consommateurs (Kouakou et al., 2019) et d’identifier les besoins spécifiques des agriculteurs. Les résultats ont mis en évidence un faible niveau d’instruction et l’absence de formation relative à l’utilisation des pesticides. Des constats similaires ont été notés au Burkina Faso par Tarnagda et al. (2017) et au Niger par Hachimou et al. (2018) où il a été retenu que le taux élevé d’analphabétisme chez les agriculteurs pourrait être la cause de la mauvaise utilisation des pesticides chimiques. L’analphabétisme limite la compréhension des instructions d’usage des pesticides. Il a été aussi montré que de nombreux maraîchers ne lisent pas les instructions d’usage figurant sur les étiquettes des emballages des pesticides parce que ces dernières sont écrites généralement en anglais, une langue que les agriculteurs ne comprennent pas. Les barrières linguistiques ont été identifiées comme importantes par plusieurs chercheurs, car les instructions en langues étrangères ne permettent pas aux petits agriculteurs d’utiliser correctement les produits phytosanitaires (Bayendi et al., 2017 ; Son et al., 2017 ; Balasha et Kesonga, 2019). Les barrières linguistiques et le faible niveau d’éducation sont cités parmi les facteurs qui limitent la compréhension des consignes de sécurité, même dans les pays développés ; par exemple aux États-Unis, où la plupart de la main-d’œuvre agricole est constituée d’immigrants ayant des connaissances limitées en anglais (Arcury et al., 2010). Cependant, il y a une possibilité d’alphabétiser et de former les agriculteurs en langues locales pour assurer une meilleure utilisation des pesticides, par exemple par des champs-écoles et des discussions en groupe. Celles-ci éveillent la prise de conscience du danger des pesticides, ce qui amène les agriculteurs qui partagent leurs expériences à améliorer leurs pratiques phytosanitaires et agricoles, à explorer et à tester des méthodes alternatives de gestion des bioagresseurs (Garming et Herman, 2007 ; Damalas et Koutroubas, 2017 ; Henk et al., 2020). Par ailleurs, Tourneux (1994) et Schiffers (2011) recommandent aux formateurs et aux agronomes qui encadrent les agriculteurs d’utiliser les pictogrammes phytosanitaires et les expliquer pour renforcer la compréhension des consignes de sécurité par les agriculteurs.

4.2 Typologie des pesticides, choix et pratiques aggravant les risques d’exposition

La majorité des pesticides recensés à Idjwi appartiennent à la classe II (pesticides modérément dangereux) selon les normes de l’OMS, à l’exception notable du dichlorvos 77 % EC et de l’abamectine qui appartiennent à la classe Ib (pesticides très dangereux). L’inhalation est la principale voie d’exposition pour les utilisateurs du dichlorvos, qui est très volatile (Okoroiwu et Iwara, 2018). Malgré sa présence significative sur le marché congolais et son usage en cultures maraîchères (Balasha et Nkulu, 2020), le dichlorvos est déjà bani au sein de l’Union européenne (European Parliamentary Research Service, 2018) et au Sahel en Afrique de l’Ouest (Rabiou, 2019). Les agriculteurs qui en ont utilisé à Lubumbashi contre les ravageurs du chou tels que les chenilles de Plutella xylostella et d’Agrotis Ipsilon n’ont pas obtenu de résultats satisfaisants (Balasha et Kesonga, 2019). Même si les pesticides ont l’avantage d’agir sur un large spectre de nuisibles, les maraîchers ont déclaré pulvériser jusqu’à trois fois par semaine. Cela montre les limites des pesticides liées au développement de la résistance des ravageurs et à la destruction de la faune auxilliaire.

Nos résultats indiquent que l’un des critères de choix des pesticides utilisés était leur disponibilité sur le marché. Cela est en accord avec de nombreuses études qui montrent que le choix des produits phytosanitaires est souvent influencé par les revendeurs d’intrants agricoles (Okolle et al., 2016 ; Sun et al., 2021 ; Mergia et al., 2021). Cependant, la plupart des revendeurs ont aussi une connaissance limitée des pesticides et des ravageurs. Certains chercheurs ont même relevé que les conseils et les orientations proposés par ces revendeurs d’intrants n’ont pas toujours de fondement technique, ce qui amène les agriculteurs à utiliser les pesticides moins correctement (Balasha et Kesonga, 2019 ; Sun et al., 2021). Par exemple, à Idjwi, de nombreux agriculteurs ont déclaré mélanger deux ou trois pesticides sur la base des conseils donnés par les revendeurs de pesticides. La prise en compte des matières actives dans le choix phytotsanitaire est une notion encore ignorée. Or, la non prise en compte des matières actives, le manque d’information sur le calcul des doses et la pression des bioagresseurs poussent les agriculteurs au surdosage dans l’espoir d’obtenir plus d’efficacité.

Les résultats ont aussi montré que la plupart des agriculteurs interrogés ne se protégeaient pas pendant l’application des pesticides. La raison principale donnée par les interviewés pour le non-port des équipements de protection est le manque d’argent pour s’en procurer. La même raison a été avancée par les agriculteurs urbains du Togo et de Lubumbashi où respectivement Kanda et al. (2013) et Mushagalusa et al. (2019) ont également évoqué la négligence des pratiques d’hygiène, c’est-à-dire se laver le corps, ou au moins les mains après le traitement. Cette négligence, associée à des imprudences observées, telles que manger et fumer pendant le traitement, accroît significativement les risques d’intoxication, de brûlures et dans les cas extrêmes, peut conduire à la mort (Schiffers, 2011 ; Zikankuba et al., 2019 ; Lekei et al., 2020). Ce qui est le plus inquiétant à Idjwi, c’est la présence de jeunes enfants (moins de 6 ans) sur les champs en cours de traitement. Ces enfants emmenés aux champs sont aussi exposés aux pesticides, tout autant que leurs parents. Une interviewée rencontrée à Mugote a déclaré : « je viens avec le bébé aux champs car ses frères qui le gardent sont à l’école. Je sais que le pesticide est un poison mais, quand je pulvérise, je place le bébé là au coin (bord du champ). Je ne sais pas s’il est affecté par les pesticides mais, peut être oui, car l’odeur de ce produit se répand partout ».

4.3 Perception des risques sanitaires et environnementaux liés à l’usage des pesticides

De nombreux agriculteurs ont rapporté des affections dermatologiques ainsi que des maux de tête et des toux persistantes. Cela pourrait s’expliquer par le caractère irritant et toxique des produits utilisés et la mauvaise protection des agriculteurs (Damalas et Koutroubas, 2016 ; Lekei et al., 2020). Ce caractère irritant, nocif et toxique est confirmé par les résultats de l’analyse des phrases de risque de chaque pesticide (Tab. 2). Les voies d’exposition identifiées sont l’ingestion, le contact cutané et l’inhalation. La connaissance de ces voies d’exposition est importante parce que cela peut aider les applicateurs des pesticides à protéger correctement les organes les plus exposés pendant le traitement (Schiffers, 2011 ; Gouda et al., 2018). Les problèmes de santé évoqués sur la figure 4 ont également été rapportés après une exposition aux pesticides chimiques dans d’autres milieux agricoles (Lekei et al., 2014 ; Son et al., 2017). Pour sensiblement réduire les risques d’exposition aux pesticides, Schiffers (2011) et Gouda et al. (2018) recommandent le port obligatoire d’équipements de protection individuelle (gants, combinaisons, bottes, cache-nez, lunette de protection). Les résultats ont également mis en évidence une mauvaise gestion des déchets ainsi que des restes de bouillie après traitement. Par exemple, plus de 11 % des agriculteurs interrogés enfouissent les emballages des produits et d’autres les abandonnent sur les exploitations. Ces emballages sont non biodégradables et augmentent les risques de contamination du sol et des eaux (Schiffers, 2011). Par ailleurs, 9 % des agriculteurs interrogés réutilisent ces emballages pour la conservation de produits alimentaires tels que le sel et l’huile. La même observation a été faite au Kenya et en Ouganda, où la mauvaise gestion des déchets et la réutilisation des emballages vides à des fins domestiques constituent un problème de santé publique jusque-là négligé par les autorités (Loha et al., 2018). Mal nettoyés, ces emballages peuvent contenir des traces de pesticides susceptibles de conduire à l’intoxication et entraîner la mort, comme le confirment de nombreux cas en Tanzanie et en Éthiopie (Chelkeba et al., 2018 ; Lekei et al., 2020). Pour ce qui est de la gestion des restes de bouillie des pesticides, 61 % des agriculteurs finissent ces restes par un second passage sur la parcelle déjà traitée. Une pratique similaire a été observée en Grèce, où 55 % des agriculteurs ont admis qu’ils pulvérisaient le reste de la bouillie sur les cultures déjà traitées (Damalas et al., 2008). Le double passage est une recommandation des bonnes pratiques agricoles pour détruire l’excès de bouillie et éliminer les fonds de cuve, notamment lors du rinçage et du nettoyage du pulvérisateur (FAO, 2001). Cependant, les producteurs calculent mal le volume de bouillie nécessaire, ce qui conduit à des restes importants. Cela peut conduire à une phyto-toxicité et exposer les consommateurs suite à l’accumulation de beaucoup de résidus dans les récoltes (Schiffers, 2011 ; Jon et al., 2021). Sur l’île d’Idjwi, où l’agriculture est souvent l’unique source de nourriture et d’argent, de nombreux producteurs ne respectent pas le délai d’attente avant la récolte et cela les amène à mettre sur le marché des produits impropres à la consommation, c’est-à-dire contenant potentiellement des résidus qui dépassent le seuil acceptable pour la sécurité alimentaire. Pour réduire ces résidus et fournir aux consommateurs des produits de qualité, le respect des délais d’attente avant la récolte et la lutte intégrée sont vivement recommandés (FAO, 2012 ; Santé Canada, 2022).

5 Conclusion

L’intensification des productions maraîchères locales pour répondre à la demande alimentaire croissante dans la région du Nord et Sud-Kivu est caractérisée par l’usage mal maîtrisé des pesticides. La situation est inquiétante car les revendeurs de pesticides, qui ont des connaissances très limitées des ravageurs et des pesticides, se comportent à tort comme des experts en phytopharmacie et des conseillers agricoles. Profitant du manque de rigueur de la part des autorités congolaises dans le contrôle du marché des pesticides, ces revendeurs facilitent la distribution de pesticides très dangereux et non autorisés, pour lesquels ils ont une mauvaise connaissance des risques. Avec le faible niveau d’instruction et l’absence d’encadrement des agriculteurs ainsi que le manque d’information et de formation sur l’utilisation des pesticides, les maraîchers se contentent des conseils reçus des revendeurs et de leurs expériences partagées entre agriculteurs pour réaliser des mélanges risqués de plusieurs pesticides, conduisant au surdosage. Malgré le danger que ces pesticides présentent pour la santé humaine, de nombreux maraîchers ne se protègent pas, ne respectent pas les délais de sécurité et n’observent pas de pratiques d’hygiène (changer ses vêtements et se laver après traitement). Cela entraîne une forte exposition aux pesticides pour les agriculteurs. À l’utilisation des pesticides, les maraîchers présentent des problèmes de santé tels que l’irritation de la peau, des maux de tête et une forte sudation. Ces symptômes confirment le caractère nocif des pesticides utilisés. De plus, les déchets de pesticides qui sont abandonnés sur les exploitations ainsi que la mauvaise gestion de la bouillie restante après traitement contribuent à polluer l’environnement.

Pour favoriser une gestion rationnelle et un usage sécurisé des pesticides et limiter leurs impacts sur la santé humaine et sur l’environnement, les recommandations suivantes sont proposées pour l’île d’Idjwi :

  • Retirer du marché les pesticides non autorisés par l’autorité compétente ;

  • Organiser deux fois par an une formation intégrée (Police des frontières, Office national de la protection des végétaux, Office congolais de contrôle, revendeurs d’intrants agricoles) pour sensibiliser sur le danger que présentent les pesticides non autorisés sur la santé publique et l’environnement ;

  • Vulgariser la loi phytosanitaire en langues locales et rendre régulièrement publique la liste des pesticides non autorisés en RDC ;

  • Organiser des formations sous forme de champs-écoles pour renforcer la connaissance des agriculteurs sur les ennemis des cultures, les pesticides, et l’importance des équipements de protection dans la réduction de risque ;

  • Explorer des méthodes alternatives, orientées vers la lutte intégrée (FAO, 2012 ; Son et al., 2017), ce qui nécessitera une implication conjointe de la recherche et des agriculteurs.

Remerciements

Nous remercions les relecteurs anonymes pour leurs observations pertinentes et leurs commentaires constructifs qui nous ont permis d’améliorer la qualité de cet article.

Références

Citation de l’article : Mushagalusa Balasha A, Aganze Mulume D, Weremubi Mwisha S, Nkulu Mwine Fyama J, Tshomba Kalumbu J. 2023. Utilisation des pesticides en cultures maraîchères sur l’île d’Idjwi à l’est de la République démocratique du Congo : connaissances et pratiques des agriculteurs. Cah. Agric. 32: 5. https://doi.org/10.1051/cagri/2022033

Liste des tableaux

Tableau 1

Caractéristiques socio-économiques des agriculteurs interrogés.

Socioeconomic characteristics of vegetable farmers on Idjwi Island.

Tableau 2

Typologie, classement toxicologique des pesticides et fréquence d’utilisation.

Pesticide toxicology and use frequency among farmers.

Tableau 3

Pratiques d’utilisation des pesticides, protection et gestion des risques des pesticides.

Pesticides use practices, safety and risk management among farmers on Idjwi Island.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Carte de l’île d’Idjwi montrant les trois groupements étudiés. Source : auteurs, sur base du shapefile du référentiel géographique commun du Congo.

Map of Idjwi Island showing the study areas.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Résultats de l’analyse de correspondance multiple sur les déterminants du choix des pesticides.

Results from the multiple correspondence analysis on pesticides choice determinants among farmers.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

Éboulis des valeurs propres des déterminants de choix des pesticides.

Scree plot of eigenvalues of pesticides choice determinants.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Problèmes de santé rapportés par les hommes et les femmes interrogés.

Self-report of health issues related to pesticide use by men and women farmers.

Dans le texte

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