Open Access
Review
Numéro
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Numéro d'article 23
Nombre de pages 9
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2023016
Publié en ligne 1 août 2023

© M. Duru et O. Therond, Hosted by EDP Sciences 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY-NC (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

1 Un constat alarmant, de nouveaux défis mais plusieurs voies de progrès

Dans les pays industrialisés, les impacts environnementaux de l’agriculture basée sur l’utilisation massive d’intrants sont si importants qu’elle est considérée comme une des premières activités humaines conduisant au dépassement des « limites planétaires », notamment pour les cycles biogéochimiques et la biodiversité (Campbell et al., 2017). En Europe (UE-27 + GB), l’utilisation d’engrais azotés minéraux a été multipliée par 3,4 entre le début des années 1960 et la fin des années 1980, entraînant d’importantes perturbations des écosystèmes (Cordell et al., 2009), même si leur utilisation a diminué de 25 % depuis (FAOstat, 2022). En parallèle, l’utilisation de pesticides a très fortement augmenté pour atteindre un pic au début des années 1990 et n’a diminué que de 9 % depuis (FAOstat, 2022), malgré des politiques dédiées. Leur utilisation intensive a eu des conséquences négatives sur la biodiversité, les régulations biologiques (Geiger et al., 2010), le développement de résistances aux bioagresseurs (Powles et Yu, 2010) et la santé humaine (Nicolopoulou-Stamati et al., 2016). La mécanisation et l’utilisation intensive des pesticides ont permis aux agriculteurs de simplifier radicalement les séquences des cultures via des rotations courtes ou monocultures (Bennett et al., 2012). Dans le même temps, la réduction de la superficie des habitats non cultivés et l’augmentation de la taille des parcelles ont conduit à une forte simplification de la composition et de la configuration du paysage, ce qui a aussi réduit les services de régulation biologique (Rusch et al., 2016).

En élevage, l’importation croissante de tourteaux de soja (souvent issus de la déforestation en Amérique latine) des années 1960 jusque vers 2007, où elle a atteint 35 millions de tonnes, a permis une spécialisation poussée. Ces importations ont diminué de 14 % depuis (FAOstat, 2022), du fait de l’utilisation de tourteaux de colza européens. L’accroissement de la production et de la consommation de viande (× 1,4 depuis 1970), surtout de la volaille, joint à l’accroissement de la fertilisation azotée, ont fortement contribué à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’ammoniac du début des années 1960 au début des années 1990 (+23 % d’après FAOstat, 2022). Elles se sont stabilisées depuis.

La spécialisation des exploitations a facilité l’intensification des productions, en particulier des élevages. Leur agrandissement a contribué au développement de marchés de commodités utilisées pour fabriquer des produits ultra-transformés. La consommation excessive de ces produits et de produits animaux permis par l’intensification de l’élevage accroît le risque de développer des maladies chroniques (Kesse-Guyot et al., 2021).

La Cour des comptes européenne pointe l’échec de la Politique agricole commune (PAC) quant aux objectifs pour le climat et incite à des politiques spécifiques, notamment en élevage et pour la séquestration du carbone (ECA, 2021).

De plus en plus d’études soutiennent aussi que les systèmes alimentaires du futur doivent être axés sur des « missions » afin de s’attaquer aux grands défis sociétaux et planétaires, tels que l’intégrité des écosystèmes, la biodiversité, l’atténuation du changement climatique et la santé humaine (Klerkx et Begemann, 2020). L’atteinte de ces objectifs nécessitera de multiples changements dans les systèmes alimentaires (Willett et al., 2019).

Les exercices de prospective basés sur au moins deux scénarios (tendanciel ou “baseline” et une alternative) sont de plus en plus mobilisés pour explorer et comparer plusieurs voies afin d’atteindre zéro émission nette de GES à l’échelle du système alimentaire en 2050, tout en veillant pour certains à tenir compte d’autres enjeux comme les émissions d’azote ou la biodiversité.

Couturier et al. (2021) ont ainsi comparé 12 exercices de prospective portant sur les systèmes alimentaires (i.e. mentionnant le degré de végétalisation de l’assiette comme levier), correspondant à 16 scénarios conçus par des ONG, think tanks et bureaux d’étude. Parmi ceux-ci, nous avons sélectionné 4 scénarios (trois européens et un français) bien renseignés et couvrant la diversité observée par Couturier et al. (2021), et nous les avons mis en perspective avec deux scénarios européens élaborés par des équipes de chercheurs (Strapasson et al., 2020 ; Billen et al., 2021).

Notre objectif est de comparer les stratégies déployées en se basant sur des facteurs clefs mentionnés dans la littérature (Benton, 2019) : changements systémiques ou ajustements paramétriques, hypothèses de ruptures portant sur des changements sociétaux dans les modes de consommation (sobriété en termes d’énergie, de produits animaux) ou des changements technologiques, degré de végétalisation de l’assiette en cohérence ou non avec le dimensionnement de l’élevage, stratégie d’atténuation basée sur l’augmentation des puits de carbone ou la réduction des émissions. Cette étape nous permettra d’identifier les principales convergences et divergences quant aux hypothèses choisies pour faire face aux défis considérés, puis de qualifier les scénarios en termes de durabilité et de faisabilité.

2 Présentation des scénarios et méthode de comparaison

2.1 Scénarios comparés

Tous les scénarios comparés traitent, à l’horizon 2050, des émissions de GES et de la séquestration de carbone dans les sols, de l’agriculture (surfaces allouées avec précisions sur rendements et/ou intensification, et/ou pratiques), de l’élevage (avec précisions sur rendements et/ou intensification), de l’alimentation (part de produits animaux), de l’énergie (agrocarburants de 1e ou 2e génération et parfois méthanisation).

Billen et al. (2021) définissent un scénario « autonomie, reconnexion et régime démitarien » reposant sur des pratiques agroécologiques : rotations longues et diversifiées avec une proportion élevée de légumineuses, couplage des cultures et de l’élevage, suppression des pesticides de synthèse, alimentation bien plus végétalisée en cohérence avec une réduction de l’élevage. Strapasson et al. (2020) ont conçu un scénario permettant d’atteindre zéro émission nette en 2050 en couplant une alimentation plus végétalisée avec utilisation des terres libérées pour l’afforestation et l’énergie.

Les résultats de ces deux études scientifiques sont comparés à ceux de quatre familles de scénarios décrits dans la littérature grise, dont nous ne présentons rapidement ci-dessous, pour simplifier, qu’un ou deux scénarios par famille.

La Commission européenne a publié sa vision stratégique de long terme (LTS) pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (EC. Europa, 2018). Deux des sept scénarios, 1.5 Tech et 1.5 Life (les seuls permettant d’atteindre l’objectif), sont construits respectivement à partir d’hypothèses portant sur des techniques ou provenant de contraintes environnementales. Le second propose un recours plus élevé à l’efficacité énergétique et à des comportements sobres. Ils sont basés sur une forte augmentation des cultures à vocation énergétique : +100 % pour 1.5 Tech et +30 % pour 1.5 Life (pour les 2/3 par utilisation des déjections animales et des biocarburants de 2e génération). Le degré de végétalisation de l’assiette retenu correspond à une réduction d’environ 30 % des produits animaux. La surface en forêt augmente légèrement dans Tech au détriment des espaces non productifs. Dans Life, la forêt augmente de 8 à 14 %, et les espaces non productifs augmentent de 8 à 29 %. Pour les deux scénarios, les mesures de réduction des GES reposent sur l’agriculture de précision et l’utilisation d’inhibiteurs de nitrification pour réguler la conversion de l’ammonium en nitrate et ainsi réduire les pertes d’azote. Pour 1.5 Tech, la réduction des émissions par fermentation entérique s’appuie sur l’amélioration de la productivité des animaux, qui permet d’en réduire le nombre, et pour 1.5 Life sur l’optimisation de l’alimentation (enrichissement en lipides…).

Le rapport Net Zero (NZ) by 2050 commandité par l’European Climate Foundation (Lorant et Allen, 2019) décrit des scénarios basés sur l’augmentation de l’efficience des pratiques, la séquestration massive de carbone et le changement d’utilisation des terres. Celui permettant d’atteindre zéro émission nette repose sur une forte intensification des cultures (augmentation des rendements de 30 %) et de l’élevage (conversion alimentaire améliorée de 40 %) et une forte réduction de la consommation de viande (divisée par 4). Les surfaces ainsi libérées sont converties massivement en forêt (+58 %).

Les scénarios Afterres2050 pour la France (Solagro, 2017) et Ten Years for Agroecology (TYFA) pour l’Europe (Aubert et al., 2019) ont été respectivement conçus par Solagro, une entreprise associative, et par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), une fondation reconnue d’utilité publique. Ils promeuvent des modes de production agroécologiques reposant sur une réduction forte (Afterres) ou un abandon (TYFA) des pesticides et des engrais de synthèse. Ces pratiques, associées à une végétalisation de l’assiette, permettent de nourrir les populations des territoires étudiés, de maintenir des exportations et de gérer plus durablement les écosystèmes. TYFA repose en outre sur l’extension des infrastructures agroécologiques et le redéploiement des prairies permanentes. Le scénario Afterres2050 porte sur le système alimentaire français « du champ à l’assiette ». Il est fondé sur l’estimation de la demande en produits agricoles nécessaires pour une alimentation saine, la mobilisation de technologies maîtrisées (vs. promesses techniques) et des voies sans regret ou à dividendes multiples. Il mise plus que TYFA sur le développement de la méthanisation à partir des déjections animales et des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE).

2.2 Cadre et méthode d’analyse

2.2.1 Cadre d’analyse

Les différents facteurs de changement structurant des scénarios concernent les façons de produire, l’allocation des terres, les choix d’usage des biomasses et le degré de végétalisation de l’assiette (Fig. 1).

Le changement dans l’allocation des terres (répartition entre cultures, prairies et forêts) constitue un moyen de faire face au défi climatique, notamment lorsque l’afforestation est envisagée pour accroître la séquestration de carbone dans les sols et les formations ligneuses.

La productivité des terres arables dépend du niveau d’intrants et des pratiques agricoles qui permettent d’en limiter l’utilisation et de séquestrer plus de carbone (Encadré 1). La production agricole peut être principalement fondée sur l’utilisation d’intrants de synthèse dont on cherche à réduire les impacts, ou bien sur les services écosystémiques rendus par la biodiversité pour la structuration du sol, la restitution de l’eau, la fourniture de nutriments, les régulations biologiques (Duru et al., 2015). La biodiversité est au cœur de l’agroécologie. Elle est essentielle à la transition agroécologique en ce qu’elle permet d’améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition tout en conservant, en protégeant et en mettant en valeur les ressources naturelles (FAO, 2018). Plus la part de la production fondée sur les services est élevée, moindres sont les externalités environnementales (pertes d’azote dans l’eau et dans l’air) et sanitaires (réduction de l’exposition humaine aux pesticides par l’eau et les aliments) (Therond et Duru, 2019). En l’état actuel des technologies disponibles, les formes d’agricultures fondées sur la biodiversité, telles que l’agriculture biologique ou l’agriculture de conservation des sols, fournissent plus de services à la société (régulation du climat, des cycles de l’eau et de l’azote…) que l’agriculture conventionnelle (Duru et al., 2022 ; Tamburini et al., 2020).

L’allocation de la biomasse à différents usages (alimentation humaine, alimentation animale, production d’énergie, autres produits biosourcés, retour au sol) constitue aussi un puissant levier pour répondre aux différents défis. La compétition entre notre alimentation et celle des animaux vient du fait que les produits animaux nécessitent 5 à 10 fois plus de surfaces que les légumineuses pour produire la même quantité de protéines (Poore et Nemecek, 2018). C’est pourquoi les céréales et oléoprotéagineux utilisés pour l’alimentation animale pourraient avoir un autre usage. Par contre, les prairies permanentes non mécanisables et les coproduits n’entrent pas en compétition avec notre alimentation. De même, le pâturage d’intercultures ou d’inter-rangs de cultures pérennes permet de produire de la viande sans utiliser de surfaces dédiées à l’élevage. Les biocarburants entrent en compétition avec notre alimentation via les surfaces mobilisées. C’est aussi le cas des céréales, et en partie le cas avec le colza, même s’il fournit aussi des tourteaux à l’élevage, car cette culture exigeante en intrants est critiquée pour sa faible efficience énergétique (van Duren et al., 2015). Les agrocarburants de 2e génération issus de résidus de végétaux ou même d’algues, à ce jour non développés à l’échelle industrielle, n’accaparent pas les terres agricoles, sauf à utiliser des terres de bon potentiel agronomique (Hassan et al., 2019).

En élevage, les technologies peuvent permettre une réduction des émissions de GES et d’ammoniac dans l’air, de la pollution aux nitrates et aux antibiotiques dans l’eau, et des métaux lourds dans le sol (Tullo et al., 2019). Néanmoins, les marges en termes de réduction d’émissions de GES sont faibles avec les technologies disponibles (Encadré 1).

Les pratiques de l’économie circulaire telles que l’utilisation des déjections animales pour produire du biogaz par méthanisation permettent d’éviter des émissions (Hijazi et al., 2016). La production de biogaz est maintenant bien maîtrisée, même si des études complémentaires sont nécessaires pour s’assurer que le retour de carbone au sol, ainsi que la valeur fertilisante des digestats soient suffisants (Launay et al., 2022).

Le degré de végétalisation de l’alimentation est reconnu comme un puissant levier pour limiter les émissions de GES (Springmann et al., 2018). En outre, plusieurs études épidémiologiques (Kesse-Guyot et al., 2021) montrent qu’une consommation modérée de protéines animales permet de réduire le risque de maladies chroniques, tout en fournissant une alimentation équilibrée. En Europe (UE-27 + GB), la prise de protéine est actuellement de l’ordre de 100 g/jour, dont près des 2/3 sous forme de protéines animales, là où une prise de 70 g/jour suffit à couvrir les besoins nutritionnels d’un individu moyen. Plusieurs travaux suggèrent une prise de protéines animales « optimales » d’un point de vue de l’usage des terres à hauteur de 10 à 15 % de la prise protéique totale (Van Zanten et al., 2016). Réduire l’élevage en cohérence avec la baisse de la consommation de protéines animales permet de libérer des surfaces pour d’autres usages (afforestation, produits biosourcés…). La consommation de produits issus de l’agriculture biologique (AB) est montrée comme moins à risque pour la santé (Baudry et al., 2017).

thumbnail Fig. 1

Représentation schématique des relations entre les leviers (utilisation des terres, production et utilisation de la biomasse) et les enjeux (impacts et services environnementaux, impacts santé) considérés dans les scénarios (source : auteurs). Note : L’utilisation des coproduits (déjections animales, digestats…) pour fertiliser les cultures et les prairies n’est pas indiquée. Diabolo : allocation de l’utilisation des terres (flèches noires) et de la biomasse (autres flèches). Flèches en pointillés : flux secondaires.

Schematic representation of the relationships between the levers (land use, production and use of biomass) and the issues (environmental impacts and services, health impacts) considered in the scenarios.

2.2.2 Méthode d’évaluation

La comparaison des scénarios est difficile car certains de leurs résultats sont exprimés en valeur relative sans donner la valeur de la référence. Les limites du système considéré sont parfois ambiguës et différentes. Les rendements et les volumes de production ne sont pas toujours indiqués. On dispose très rarement de descriptions fines de l’évolution des rotations ou des itinéraires techniques. Les choix faits quant aux prairies sont parfois peu précis. L’impact du changement climatique sur les rendements est rarement spécifié. La nature transitoire du stockage de carbone dans les sols est souvent omise.

Ces scénarios sont basés sur des hypothèses fondatrices relatives : (i) aux rendements des productions végétales ; (ii) à l’ampleur de la réduction envisagée pour l’élevage ; (iii) à la diminution des protéines animales dans l’alimentation ; (iv) au niveau de stockage additionnel du carbone dans les sols agricoles et forestiers ; (v) au niveau de mobilisation de la biomasse agricole et forestière pour la production d’énergie.

Aussi, pour conduire notre comparaison, avons-nous qualifié chacune des hypothèses en trois classes de A à C suivant la nature des changements opérés (voir ci-après). Les hypothèses ont été distinguées selon qu’elles mobilisent des systèmes basés sur les services écosystémiques et l’économie circulaire ou bien des technologies spécifiques.

L’agencement (classement) des scénarios a été fait avec la méthode Bertin (1970), une méthode graphique qui permet d’ordonnancer des entités en fonction de plusieurs critères. La méthode permet ainsi de rapprocher visuellement les scénarios qui se ressemblent le plus (le plus de notes communes) et d’éloigner ceux qui se distinguent le plus (le moins de notes communes).

La note A a été donnée lorsque l’hypothèse nécessite un changement de paradigme (pratiques agricoles, élevage, degré de végétalisation de l’assiette, séquestration de carbone, bioénergie) et est basée sur des techniques/technologies existantes, alors qu’elle est de C lorsque les changements envisagés sont de faible ampleur ou basés sur des technologies à développer. De la même manière, l’impact de ces hypothèses sur la santé et la biodiversité a été noté de A (suppression des pesticides de synthèse, agriculture biologique) à C (agriculture biologique non mentionnée).

Pour la production de biomasse, l’objectif de rendement va d’une diminution, comme en agriculture biologique, pour réduire les impacts sur la biodiversité et intégrer l’effet probable des évènements climatiques extrêmes (noté A), à une augmentation importante (jusqu’à 30 %) sur la base de technologies prometteuses du numérique et de la génétique qui permettraient de découpler fortement intrants et impacts (noté C). Ces options ont été précisées en qualifiant le mode de production, de tout en agriculture biologique à l’absence totale d’agriculture biologique. L’agriculture biologique est ici considérée comme le mode de production qui mobilise le plus les principes de l’agroécologie (Duru et al., 2022).

Pour l’élevage et la consommation de protéines animales, nous avons considéré une réduction forte, modérée, faible (notée respectivement A, B, C) pour être en mesure d’atteindre les ambitions climatiques sans faire appel à un surcroît de séquestration. Les options en élevage ont été précisées en qualifiant l’intensification de la production animale de faible (généralement des élevages à l’herbe pour les ruminants), jusqu’au confinement des animaux, ainsi que le degré d’autonomie en protéines allant de forte (système de polyculture-élevage) à partielle (élevages spécialisés).

Pour la séquestration du carbone, nous avons considéré une gamme allant d’un niveau élevé (noté A) à faible (noté C). Nous avons aussi distingué les options n’entrant pas en concurrence avec l’alimentation humaine (CIVE, noté A) de celles nécessitant des technologies de capture et de stockage de carbone ou une forte intensification agricole afin de libérer des surfaces pour l’afforestation (noté C).

Voies pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et augmenter la séquestration du carbone en France

Les émissions de l’agriculture sont estimées entre 88 et 108 Mt · CO2eq, selon qu’il est ou non tenu compte de la fabrication des intrants. Les bonnes pratiques agricoles, la réduction du travail du sol et le développement de l’agroforesterie ne permettraient de réduire les émissions de GES que de 13,5 Mt · CO2eq par an (Pellerin et al., 2013), soit seulement 12 à 15 % des émissions, loin de l’objectif de 46 % de la stratégie nationale bas carbone (Fig. 2, ordonnée positive). Les ressources mobilisables pour la méthanisation basée sur les déjections, résidus de culture et CIVE représentent un potentiel de substitution estimé à 20 Mt · CO2eq par an (Solagro, 2019).

thumbnail Fig. 2

Émissions de GES et séquestration de carbone pour la France. Note : Situation courante (pointillés pour les émissions et noir avec deux hypothèses pour le bilan stockage/déstockage) et estimation : (i) des réductions d’émissions par les bonnes pratiques agricoles ; (ii) par l’économie circulaire via l’utilisation des déjections animales (gris moyen) et des CIVE (gris foncé) pour la méthanisation, et via la végétalisation de l’alimentation (rayures horizontales avec 2 hypothèses selon le niveau de réduction) ; (iii) du stockage additionnel de carbone par les bonnes pratiques agricoles (gris moyen) et des changements plus profonds des systèmes de cultures (reconception) –  généralisation des cultures intermédiaires, haies et agroforesterie (rayures horizontales). Estimations réalisées par les auteurs d’après la littérature citée.

GHG emissions and carbon sequestration for France.

Réduire la production et la consommation de produits animaux permet d’abaisser les émissions de 15 à 35 Mt · CO2eq par an (Duru et al., 2021). Diviser par deux les émissions de GES nécessite donc de coupler d’importants changements de pratiques agricoles et de promouvoir la végétalisation de l’alimentation humaine (Fig. 2).

L’agriculture peut également participer à l’atténuation du changement climatique via le stockage de carbone dans les sols. Actuellement, les surfaces agricoles sont proches de l’équilibre (Pellerin et al., 2019). Un stockage additionnel serait permis par les bonnes pratiques agricoles, environ 7 Mt · CO2eq (Pellerin et al., 2013), auxquelles pourrait s’ajouter des mesures de changement plus profond des systèmes de culture (généralisation des cultures intermédiaires sur 17,6 Mha (Launay et al., 2021), agroforesterie…), soit 14 à 23 Mt · CO2eq par an selon la profondeur de sol considérée pour la séquestration du carbone (Pellerin et al., 2019).

Même en activant tous ces leviers agricoles conjointement, l’agriculture ne peut pas atteindre la neutralité carbone. A fortiori, le stockage du carbone ne peut être considéré comme un levier pour compenser les émissions d’autres secteurs économiques.

Pour la production d’énergie à partir de surfaces dédiées, nous avons distingué un niveau faible, dans le cas de la méthanisation des CIVE et des déjections animales (noté A), à élevé (agrocarburant de 1e génération, noté C) car entrant en concurrence avec l’alimentation humaine.

3 Analyse des scénarios

3.1 Comparaison des scénarios

Suivant notre approche comparative, les scénarios caractérisés pour les critères concernés pour le climat sont fortement discriminés (Tab. 1). À un extrême, on trouve les scénarios de Billen, TYFA et Afterres, qui reposent sur une réduction forte de l’utilisation des intrants, des rendements, et de la place des protéines animales dans l’alimentation, ce qui permet de disposer de surfaces supplémentaires pour compenser la perte de rendement. Les légumineuses pour l’alimentation humaine et l’alimentation animale sont massivement développées. Ces scénarios sont basés sur une augmentation de la séquestration de carbone sans afforestation. Ils diffèrent entre eux en termes de part des surfaces cultivées en agriculture biologique (environ la moitié pour Afterres et la totalité pour TYFA et Billen), ainsi que le type d’élevage le plus réduit (ruminants et monogastriques pour Afterres, monogastriques pour TYFA). Afterres donne aussi plus d’importance à la production d’énergie à partir d’effluents ou de CIVE afin de limiter la compétition pour l’usage des terres.

À l’opposé, les deux scénarios LTS visent des rendements élevés, une moindre réduction de l’élevage et de la consommation de protéines animales et une part plus élevée de la biomasse pour l’énergie. Ils reposent en partie sur des technologies, non matures, à développer pour augmenter les rendements et réduire les impacts des engrais azotés et de la fermentation entérique. En intermédiaire, on trouve les scénarios de Strapasson et NZ. NZ intensifie le plus fortement les cultures et l’élevage et réduit fortement la consommation de produits animaux, ce qui permet de disposer de surfaces pouvant être afforestées afin de constituer un important puits de carbone.

Les enjeux de biodiversité et de santé sont explicitement considérés pour Billen, TYFA et Afterres (Tab. 1, dernière colonne) au travers du choix de l’agriculture biologique, ce qui n’est pas le cas des scénarios qui prévoient des augmentations importantes de rendement, notamment NZ et LTS tech.

Tableau 1

Classement des scénarios pour cinq domaines d’action considérés pour atteindre la neutralité carbone et les enjeux de santé et de biodiversité (voir Sect. 2.2.2 pour la signification des scores). Une fois chaque scénario caractérisé pour les cinq domaines (note et code couleur), les scénarios sont classés en déplaçant virtuellement ou manuellement les lignes correspondantes, de façon à maximiser d’une ligne à l’autre le nombre de critères ayant la même couleur.

Ranking of scenarios for five areas of action considered to achieve carbon neutrality and health and biodiversity issues (see Sect. 2.2.2 for the meaning of scores).

3.2 Compromis et synergies au sein des scénarios

Notre analyse permet de distinguer les scénarios basés sur des logiques multifonctionnelles, où la transformation du système alimentaire est pensée de manière systémique, des scénarios climato-centrés basés sur des technologies, souvent non matures, et qui ignorent ou n’explicitent pas les impacts sur la biodiversité et la santé humaine. Les premiers, basés sur des techniques ou technologies éprouvées, nécessitent cependant des changements dans le comportement des citoyens et des consommateurs, notamment une forte évolution des pratiques alimentaires. Dans les seconds, les hypothèses sont considérées plus ou moins indépendamment les unes des autres, et les hypothèses de dynamiques sociétales (ex. le degré de végétalisation de l’assiette) sont moindres, voire minimes, excepté pour NZ.

Certains scénarios misent sur le fait de libérer des terres agricoles pour la production d’énergie et la séquestration de carbone par afforestation, avec comme conséquence l’intensification des terres pour la production alimentaire, alors qu’il n’est pas envisagé de changement important dans le degré de végétalisation de l’assiette (LTStech). L’hypothèse d’une augmentation importante des rendements agricoles pour NZ dépasse les évaluations de Balkovič et al. (2018), qui pourtant ne tiennent pas compte des évènements extrêmes. Dans ces cas, les conséquences sur la biodiversité et la santé liées à l’utilisation massive d’intrants devraient être considérées, car les seuls paris sur la capacité des technologies à réduire ces impacts ne peuvent être retenus sans spécifier les incertitudes quant à leur réalisme, efficacité et acceptabilité (Hajian et Sedighi, 2022). Dans la même logique, lorsque les scénarios misent sur des changements sociétaux profonds, il est nécessaire d’avertir sur les problèmes d’acceptabilité et qu’un accompagnement doit être prévu pour entraîner l’adhésion de la société.

Ce sont bien des changements cohérents qu’il convient de définir et d’évaluer dans ces scénarios, car dans le cas contraire, des conséquences inacceptables sont signalées (Weishaupt et al., 2020). Ainsi, le scénario de Smith et al. (2019) arrive à la conclusion qu’un basculement de l’ensemble des systèmes de production agricole en agriculture biologique en Grande Bretagne conduirait à une réduction forte de la souveraineté alimentaire. Une toute autre conclusion émergerait si cette option était combinée avec un changement de degré de végétalisation de l’assiette. Une modélisation systémique montre que respecter les engagements européens pour le climat nécessitera à la fois afforestation, réduction de la consommation de produits animaux et augmentation de la production agricole (Lee et al., 2019).

Pour dépasser cette apparente contradiction entre choix de conserver des comportements sociétaux et risque d’augmentation des impacts sanitaires et environnementaux, des travaux de recherche montrent qu’il est possible de développer des synergies de deux types. Un premier type concerne celles permises par la biodiversité, qui passe alors du statut de critère d’impact d’une agriculture basée sur les intrants industriels à celui de facteur de production d’une agriculture basée sur les services écosystémiques (Tamburini et al., 2020). Un deuxième type concerne les pratiques s’inscrivant dans l’économie circulaire, telle la méthanisation des déjections animales ou d’une partie des couverts végétaux, ou l’alimentation des animaux avec des coproduits non valorisables en alimentation humaine (D’Amato et al., 2020). Ces pratiques, ignorées dans les scénarios notés principalement C, sont considérées dans les autres.

Plus généralement, Kluts et al. (2017) signalent que les études européennes sur le potentiel des terres mobilisent peu les acquis agronomiques pour définir des voies d’adaptation, ce qui conduit à de nombreuses lacunes. D’une part, les impacts environnementaux de l’intensification sont parfois ignorés (cas de NZ) ; d’autre part, les mesures d’intensification de l’élevage et leurs effets sur l’environnement sont mal ou pas du tout couverts. Autrement dit, ces études ne permettent pas de savoir jusqu’où il est possible de découpler production de biomasse et impacts sur l’environnement. L’évaluation faite pour la France dans l’encadré 1 montre que la diversification des cultures, les intercultures et la méthanisation de ressources n’entrant pas en compétition avec l’alimentation humaine, combinées à une alimentation plus végétalisée, permettraient d’atteindre une très forte réduction des émissions nettes de GES tout en correspondant à des technologies éprouvées. Les scénarios les plus technologiques, en intensifiant la production pour ne pas baisser trop la consommation de produits animaux et/ou en allouant plus de terres à la production d’énergie ou à l’afforestation, voire en réduisant les prairies, ne peuvent réduire massivement les pesticides et les engrais de synthèse, qui sont des facteurs de risques avérés pour la biodiversité et la santé humaine.

Notons que les scénarios construits par la Commission européenne (une administration), les fondations (Iddri, European Climate Foundation) et une entreprise associative (Solagro) recouvrent toute la gamme des hypothèses observées, de celles les plus basées sur les technologies (LTS de la Commission européenne) à celles mettant plus en avant l’agroécologie et le changement de régime alimentaire (TYFA, Afterres). Les scénarios conçus par les équipes de recherche sont davantage basés sur des changements sociétaux et systémiques dans l’agriculture et l’alimentation. Malgré le petit nombre de scénarios comparés, notre classement est cohérent avec le fait que les scénarios conçus par les chercheurs et les ONG sont généralement moins basés sur les technologies que ceux conçus par des acteurs économiques ou des administrations (Hausknost et al., 2017).

4 Quelles recherches pour renforcer la cohérence des politiques publiques ?

Les scénarios de prospective sur le système alimentaire alimentent un vif débat public. Le cadre d’analyse utilisé apporte un éclairage en permettant de comparer des scénarios conçus par une grande diversité d’acteurs. La majorité de ces scénarios soulignent l’importance de l’alimentation, notamment la nécessité de diminuer la consommation de protéines d’origine animale, mais à des degrés très variables. La question des intrants de synthèse, notamment des pesticides, n’est pas toujours abordée, alors que la biodiversité dans les cultures, les sols et les paysages est le principal levier pour les réduire. C’est le cas aussi de l’emploi et des revenus agricoles qui n’ont été quantifiés que dans le scénario Afterres2050, indiquant des créations d’emploi permises par une transition agroécologique de l’agriculture. Pour éclairer les politiques publiques, les scénarios devraient donc être complétés sur ces points en précisant aussi les changements organisationnels et sociétaux qu’ils impliquent.

Le récent Green Deal européen affiche des objectifs ambitieux en termes de réduction des émissions de GES, de biodiversité, d’utilisation d’engrais et de pesticides et d’augmentation de l’agriculture biologique. En cela, il s’apparente aux scénarios basés sur le développement d’une agriculture agroécologique. Mais la nécessaire végétalisation de l’assiette n’est pas explicitement abordée dans la stratégie « de la fourche à la fourchette ». Cette stratégie n’est aujourd’hui dotée d’aucun instrument concret pour sa réelle opérationnalisation, notamment sur le volet des protéines animales et des régimes alimentaires. La PAC, quant à elle, n’a pas d’ambition alimentaire, et elle n’en a pas beaucoup non plus sur le plan climatique. Elle omet de prendre à bras le corps les enjeux importants, laissant la porte ouverte aux options stratégiques des scénarios basés sur des paris technologiques pour répondre aux grands enjeux agricoles, environnementaux et alimentaires. L’enjeu primordial est donc de mettre en débat les exercices de prospective, d’abord pour en examiner les points faibles (omissions, incohérences), puis pour identifier les combinaisons de leviers d’action prometteuses et les conditions de leur mise en œuvre.

Remerciements

Nous remercions Solagro, à l’origine du travail de comparaison de scénarios de systèmes alimentaires pour l’Université Afterres 2050 (https://afterres2050.solagro.org/debattre/autres-scenarios/).

Références

Citation de l’article : Duru M, Therond O. 2023. Paradigmes et scénarios de transition des systèmes alimentaires pour la neutralité carbone. Cah. Agric. 32: 23. https://doi.org/10.1051/cagri/2023016

Liste des tableaux

Tableau 1

Classement des scénarios pour cinq domaines d’action considérés pour atteindre la neutralité carbone et les enjeux de santé et de biodiversité (voir Sect. 2.2.2 pour la signification des scores). Une fois chaque scénario caractérisé pour les cinq domaines (note et code couleur), les scénarios sont classés en déplaçant virtuellement ou manuellement les lignes correspondantes, de façon à maximiser d’une ligne à l’autre le nombre de critères ayant la même couleur.

Ranking of scenarios for five areas of action considered to achieve carbon neutrality and health and biodiversity issues (see Sect. 2.2.2 for the meaning of scores).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Représentation schématique des relations entre les leviers (utilisation des terres, production et utilisation de la biomasse) et les enjeux (impacts et services environnementaux, impacts santé) considérés dans les scénarios (source : auteurs). Note : L’utilisation des coproduits (déjections animales, digestats…) pour fertiliser les cultures et les prairies n’est pas indiquée. Diabolo : allocation de l’utilisation des terres (flèches noires) et de la biomasse (autres flèches). Flèches en pointillés : flux secondaires.

Schematic representation of the relationships between the levers (land use, production and use of biomass) and the issues (environmental impacts and services, health impacts) considered in the scenarios.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Émissions de GES et séquestration de carbone pour la France. Note : Situation courante (pointillés pour les émissions et noir avec deux hypothèses pour le bilan stockage/déstockage) et estimation : (i) des réductions d’émissions par les bonnes pratiques agricoles ; (ii) par l’économie circulaire via l’utilisation des déjections animales (gris moyen) et des CIVE (gris foncé) pour la méthanisation, et via la végétalisation de l’alimentation (rayures horizontales avec 2 hypothèses selon le niveau de réduction) ; (iii) du stockage additionnel de carbone par les bonnes pratiques agricoles (gris moyen) et des changements plus profonds des systèmes de cultures (reconception) –  généralisation des cultures intermédiaires, haies et agroforesterie (rayures horizontales). Estimations réalisées par les auteurs d’après la littérature citée.

GHG emissions and carbon sequestration for France.

Dans le texte

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