Open Access
Review
Numéro
Cah. Agric.
Volume 30, 2021
Numéro d'article 10
Nombre de pages 8
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2020045
Publié en ligne 5 février 2021

© S. Darly et al., Hosted by EDP Sciences 2021

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1 Introduction

Lors d’une exploration scientifique dans les périphéries agricoles d’Ile-de-France en 2015, nous avons rencontré des exploitants étrangers ayant migré depuis moins de dix ans d’Afrique du Nord et de l’Ouest et pratiquant une petite agriculture informelle et interstitielle. Si la littérature scientifique expérimentait alors un certain renouveau sur les agricultures urbaines et périurbaines dont nous en étions familières du fait de nos spécialisations respectives, l’empirie nous plaçait face à un type d’agriculture peu connu et peu documenté dans l’étude des systèmes agro-alimentaires urbains en France.

Nous nous sommes alors proposées de repartir de la littérature existante sur les relations entre agriculture et migrations internationales afin d’éclairer les phénomènes observés. Les migrations internationales sont « l’une des modalités de la mobilité » impliquant un changement de résidence définitif ou temporaire de longue durée avec franchissement d’une frontière étatique (Géoconfluences, 2020). La figure du « travailleur migrant » décrit celui qui « va exercer, exerce ou a exercé une activité rémunérée dans un État dont il n’est pas ressortissant » (OIM, 2020), sachant qu’il n’existe pas de définition, dans le droit international, du terme de « migrant ». En agriculture, l’usage distingue le « travailleur migrant », qui désigne un ouvrier saisonnier ou permanent, de l’exploitant agricole, qui peut aussi être migrant selon sa trajectoire résidentielle ; travailleurs, ouvriers ou exploitants sont qualifiés de français ou étrangers selon leur nationalité. La bibliographie sur les migrations internationales apparaît toutefois déséquilibrée entre espaces rural et urbain et peu abondante sur les travailleurs migrants dans l’espace rural (Morice et Michalon, 2008). Ainsi dans la géographie rurale, si les récents bilans démographiques témoignent de la place des résidents étrangers dans le processus de repeuplement des campagnes, ils abordent ces flux sous l’angle des migrations d’agrément (des Nord-Européens) ou de leur influence sur la gentrification rurale (Pistre, 2012 ; Tommasi, 2018), et peu dans leurs liens avec l’agriculture.

La fonction que l’agriculture joue pour les populations migrantes est donc peu explicitée dans la littérature actuelle. Tout agit comme si la ressource économique qu’elle représente et les investissements qu’elle permet, notamment avec un faible niveau de qualification initiale, suffisaient à en justifier le choix (le non-choix ?) en regard d’autres activités. Sans prétendre à l’exhaustivité – la thématique migratoire ne constitue pas notre champ de spécialité – nous avons souhaité dépasser cette forme d’impensé, de présupposé : dans une perspective géographique et depuis le cas français, nous explorons comment l’activité économique agricole joue un rôle dans la dialectique de la mobilité et de l’ancrage des populations migrantes, centrale au sein des études migratoires (Simon, 2006).

Nous verrons ainsi que l’agriculture contribue à accueillir temporairement et, de plus en plus, à faire circuler, les travailleurs ouvriers et saisonniers (I) ; à l’inverse, elle sert l’installation et l’ancrage des exploitants dans le pays d’arrivée (II). Les espaces urbains, en particulier métropolitains, constituent une illustration de la dialectique entre ancrage et mobilité mais parlent aussi d’une agriculture qui répond aux besoins essentiels des populations migrantes : s’alimenter (III).

2 La main-d’œuvre migrante, une ressource pour le secteur agricole : analyse par les flux, l’agriculture et les circulations

La migration internationale en agriculture est étudiée de façon classique en géographie économique et en démographie pour traiter de la main-d’œuvre ouvrière étrangère. Son étude qui participe de celle des flux de travailleurs caractérise leurs origines et périodes d’arrivée. Elle souligne ensuite la recomposition de la « ressource », de moins en moins « migrante » et de plus en plus « mobile », laquelle renvoie autant à une évolution de regard sur ces travailleurs qu’aux évolutions techniques d’une agriculture en train de s’intensifier, de s’industrialiser, dans un cadre global où le marché du travail exige toujours plus de flexibilité.

2.1 La main-d’œuvre en agriculture : des flux constants observés dans la durée

En France, les besoins de main-d’œuvre en agriculture apparaissent avec l’exode rural. Dès la fin du XIXe siècle, des initiatives privées qui courent jusque dans les années 1930 sont relayées par l’État dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale avec la création de l’Office national d’immigration (ONI). Ce dernier, financé par les redevances des employeurs de main-d’œuvre étrangère, perdurera jusqu’en 1988.

Les flux sont importants, variant entre 40 et 100 000 salariés par an de 1940 à 1980. Ils concernent notamment les secteurs de la viticulture, des fruits et légumes et des betteraves sucrières. Leurs points d’arrivée se localisent dans le sud de la France et les grandes plaines céréalières (la Confédération générale des betteraviers français fonde en 1953 la Fédération professionnelle pour la main-d’œuvre saisonnière qui discute directement chaque année avec l’ONI). Il s’agit de recrutements de saisonniers et de permanents (un tiers environ), venus des pays frontaliers du Nord (Allemagne, Belgique, Pologne – Demangeon, 1973) et du Sud (Espagne, Italie, Portugal) : les origines correspondent à celles de l’immigration générale vers la France, puis s’élargissent aux pays non européens à la fin de la décennie 1970. Ces flux diminuent avec la mécanisation à la fin de la décennie 1960 pour les betteraves (monogermes qui évitent le démariage, arrachage mécanique), vers 1975 pour la viticulture (récolte mécanique).

Depuis 1988, les travailleurs agricoles étrangers sont gérés par l’Office des migrations internationales (OMI), absorbé en 2005 par l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM). L’ANAEM reste la principale source de suivi de la présence étrangère en agriculture, mais les modes de comptabilisation avaient changé avec l’entrée des pays sud-européens dans la CEE, puis les accords de Schengen : les Italiens, Espagnols et Portugais « disparaissent » alors qu’ils représentaient 80 % des saisonniers agricoles en 1991 (dernière année de leur comptabilisation) ; d’autres les « remplacent », originaires d’Afrique du Nord (Marocains, Tunisiens – Lascaux, 2019 ; Morice et Michalon, 2008), d’Afrique de l’Ouest (Sénégalais – Diallo, 2019), des pays de l’Europe élargie à partir de 2004 et 2007 (Polonais, Roumains, Bulgares – Potot, 2010). Le contrôle politique croissant sur l’immigration conduit à l’emprunt d’autres canaux que les agences nationales, avec des degrés divers de légalité : prestataires de service intermédiaires, intérim, embauches non déclarées et pseudo-contrats, travail en situation irrégulière, sans papiers (Têtu-Delage, 2008). Dans ce contexte, disposer d’un panorama exact des flux s’avère difficile : une partie des travailleurs agricoles relève d’une forme d’invisibilité statistique (Darpeix, 2013).

2.2 La saisonnalité agricole, une caractéristique qui légitime la non-installation ?

Cette invisibilité des travailleurs migrants (Darpeix, 2013) est paradoxale quand l’activité agricole est redevenue fortement tributaire de cette main d’œuvre étrangère (Hérin, 1971). Pour certaines productions (maraîchères, sous serre), elle contribue à la baisse des coûts de production et garantit la compétitivité de la France sur les marchés extérieurs. Pour les façons culturales qui encouragent le recul de la mécanisation, elle soutient une « écologisation » des pratiques. Les travailleurs restent néanmoins « non permanents », ce qui soulève une ambiguïté dans l’usage de la saisonnalité.

Face visible, l’agriculture reste un secteur qui emploie, dans des États européens aux économies essoufflées et fermant leurs frontières (Michalon et Potot, 2008 ; Potot, 2012) : accès facile, contrôlé mais autorisé. Elle accueille une main-d’œuvre peu à très peu qualifiée, comme les femmes (Hellio, 2013), qui peuvent rester au pays la moitié de l’année, un critère attractif quand elles ont des enfants (Hellio, 2013). L’agriculture exerce ainsi une fonction circulatoire, économique et sociale : elle permet de circuler pour avoir une source de revenus tout en rentrant au pays, de « partir pour rester » (Cortès, 2000).

Face cachée, l’évolution des modalités juridiques et pratiques de la migration des saisonniers invite à ce que ces travailleurs ne se fixent surtout pas. Dans un contexte politique post-crise des années 1970, s’impose une forme d’injonction à l’invisibilité pour limiter les permanents face aux non-permanents (Morice et Michalon, 2008). Concrètement, les contrats ANAEM sont établis pour trois ans (dont six mois maximum en France), avec des conditions assouplies pour favoriser les changements d’employeurs. L’installation, même temporaire, a un coût élevé prélevé sur le salaire et la précarité des conditions de vie et de logement tend à s’aggraver (Clair-Caliot, 2018). Enfin l’irruption d’entreprises prestataires dans le processus de recrutement rompt le lien entre l’agriculteur et le saisonnier qui facilitait une continuité interannuelle : les intermédiaires à l’origine et à l’arrivée recrutent des « travailleurs migrants étrangers » plus que des « saisonniers agricoles » (Hellio, 2013 ; Michalon et Potot, 2008).

Ces modalités qui associent la migration agricole au temporaire (Crenn, 2013 ; Crenn et Tersigni, 2013 ; Morice et Michalon, 2008) – même lorsque les migrants résident de façon permanente dans le pays d’accueil et y fondent leur vie familiale – interrogent sur la façon dont est pensée leur relation au territoire. Si la faible considération pour l’installation conduit à la marginalité, au repli, à la précarité, elle développe aussi des formes d’entraide fondée sur l’appartenance à une même communauté d’origine ainsi que de nouvelles relations ville-campagne (Lascaux, 2019).

L’activité agricole qui offre une forme de liberté (encadrée) de circulation des individus, permet et justifie surtout, au prétexte de la saisonnalité, la flexibilisation de la circulation globale de la main-d’œuvre migrante, et accentue finalement les phénomènes d’assignation des migrants et de leurs familles à des positions sociales périphériques.

2.3 Un biais scientifique lié au prisme du « push and pull » migratoire ?

La faible réflexion sur l’ambivalence de l’agriculture vient peut-être aussi d’un biais ancien lié aux prismes d’analyse dans les études migratoires. La plupart des grandes thèses de géographie régionale et de géographie rurale, jusqu’aux années 1980, consacrent quelques pages aux salariés immigrés sous contrat, nourris et logés par les exploitants. Elles analysent les conséquences de la venue de ces étrangers : les évolutions du bâti agricole, la spécialisation du travail (Brunet, 1960 ; Brunet, 1965 ; Charvet, 1985 ; Durbiano, 1997). Mais jusqu’à la fin des années 1970, les trajectoires migratoires individuelles ou collectives, que de nombreux romans et témoignages donnent à voir (Cagnati, 1979 ; Grafteaux, 1975), ne sont pas au cœur des analyses. Les apports de l’expérience agricole en migration restent sous silence ; les travailleurs migrants sont des « oiseaux de passage » (Piore, 1979).

Centrés sur les flux (origine, destination, direction), les stocks et leur encadrement, les raisons macro qui expliquent le jeu de « push and pull », ces travaux prêtent peu d’attention à ce qui s’opère sur le territoire d’origine ou d’arrivée, encore moins aux ressorts de cette interaction, telle l’insertion dans le rural ou l’activité professionnelle agricole. Il faut attendre, en France, le « tournant migratoire » de 1980–1990 (Simon, 2006) pour que la dimension socio-spatiale des trajectoires et les logiques d’ancrage acquièrent une place prépondérante dans la recherche (Hellio, 2013 ; Morice et Michalon, 2008).

Ce changement de posture analytique offre une autre perspective sur la relation entre agriculture et migrations, pour les travailleurs et les exploitants.

3 L’activité agricole comme ressource pour les exploitants migrants : analyse par les trajectoires migratoires, agriculture et ancrage

À côté des migrations de salariés agricoles, l’agriculture française accueille aussi des exploitants. La littérature s’y intéresse pour l’accès au foncier qu’autorisent certaines campagnes loin des villes. Ainsi, du point de vue des exploitants, la relation entre migration et agriculture souligne une fonction d’ancrage de l’activité agricole. Dans la lignée des études migratoires citées plus haut, la référence à l’ancrage sert à « reformuler le rapport au lieu dans le contexte d’une attention accrue aux pratiques de mobilité » (Debarbieux, 2014) : il s’agit de penser non pas l’opposition, mais l’articulation entre mobilité et attachement au lieu. Le sens que prend l’ancrage par l’activité agricole est multiple, entre ascension sociale, normalisation et recherche d’alternative.

3.1 Des exploitants étrangers qui s’installent, des ouvriers qui s’insèrent et restent : le foncier comme ascenseur social

La périodisation des cycles migratoires des exploitants d’origine étrangère renvoie à celle des travailleurs. Avant la Seconde Guerre mondiale, les espaces concernés par leurs implantations sont les terres du nord du Bassin parisien et de la Picardie (Flamands belges et Néerlandais), la Bourgogne et le Perche (Hollandais – Pelatan, 1977 ; Rey, 1982), l’Aquitaine et le Languedoc (Italiens – Rey, 1982), la Dordogne, où les comices agricoles ont aidé les installations anglaises (Marache, 2005). Le mouvement se poursuit faiblement après-guerre et les agriculteurs du nord de l’Europe deviennent majoritaires. Plus récemment, l’installation d’exploitants étrangers est surtout documentée à partir d’études de cas : le Sud-Est (Gard, Bouches du Rhône) pour les Hmong (Gauthier, 2001 ; Salaün, 1999) ou les Marocains (Lascaux, 2019) ; le Sud-Ouest (Dordogne, Vienne, Haute-Vienne) à propos de Nord-Européens (Hochedez, 2019) et Portugais (Clair-Caliot, 2018) ; la moyenne montagne pyrénéenne ou certains contreforts du Massif central (hippies des années 1970, néo-ruraux des années 1990 puis 2000 – Ducroquet, 1978 ; Rouvière, 2015).

Deux logiques guident les migrants candidats à l’installation (qui prennent ou non la nationalité française). Certains s’installent en faire-valoir direct : ce sont des ouvriers expérimentés et désireux de devenirs propriétaires ou des personnes, qui, au profil proche des néo-ruraux et loin de leurs sociétés rurales conservatrices, aspirent à un mode de vie « alternatif ». D’autres s’installent après une trajectoire progressive depuis le statut d’ouvriers ou de métayers. Ce double mouvement se lit à toutes les époques : les trajectoires menant à l’installation dépendent moins de la nationalité que du capital initial. Rey (1982) remarque qu’avant la Seconde Guerre mondiale, les immigrants italiens « s’installent le plus souvent comme métayers » ; les Flamands « reprennent les espaces défoncés par les bombardements » ; « les Polonais et Italiens deviennent ouvriers agricoles puis petits agriculteurs propriétaires ». Aujourd’hui, on repère aussi bien l’installation de néo-ruraux étrangers européens que l’insertion très progressive d’ouvriers par une « conquête silencieuse » (Le Gall, 2011) des interstices productifs et commerciaux (Lascaux, 2019).

L’agriculture, en tant que moyen d’accès au foncier, joue une fonction d’ascenseur social. Les mouvements décrivent la rencontre entre un manque de terres au lieu d’origine et le moindre coût de la terre en France, encore remarquable de nos jours (Morel, 2016). Ils sont aussi le signe de la libération de niches sociales, spatiales et économiques dans des espaces en crise en France (comme ailleurs en Europe méditerranéenne (Dolci et Perrin, 2017 ; Papageorgiou, 2012 ; Seghirate et Thibault, 2020; Tulla-Pujol et al., 2015).

3.2 L’agriculture pour se fixer dans l’espace rural, entre normalisation et alternative

Une partie de la littérature sur les étrangers en agriculture analyse les rapports aux lieux à travers l’activité agricole. Elle dresse un premier tableau moins des formes que du sens de l’ancrage.

L’installation encouragée et accompagnée par des organismes agricoles contribue à une normalisation professionnelle. Ainsi, à deux reprises, en 1928 et 1948, des traités franco-néerlandais encadrent l’immigration agricole des travailleurs hollandais vers la France. La première période enregistre l’échec de populations peu formées à reprendre des exploitations en crise, souffrant de difficultés liées à la langue et à l’acceptation par les locaux et se solde par des retours (Hoetjes, 1994). Le second temps en prend acte, met à disposition un conseiller agricole et crée une ferme d’apprentissage. Ce type d’installation accompagnée a repris forme en 2009 avec la procédure du Plan de professionnalisation personnalisé (PPP) créée pour les ressortissants de l’UE (les étrangers hors UE doivent déposer une demande auprès des Directions Départementales des Territoires et de la Mer). Ainsi, le centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) des Vaseix, près de Limoges, organise des stages d’adaptation de 100 heures pour les agriculteurs néerlandophones et anglophones ; la chambre d’agriculture de Sarlat accompagne des Anglais désireux de s’installer en agriculture biologique (Morel, 2016). Ces installations encadrées par la sphère institutionnelle, fruits d’un renouvellement de projets de vie, sont favorisées par l’offre foncière. Hors-cadre familial, elles servent une forme d’inclusion sociale qui s’appuie assez peu sur les réseaux migratoires locaux.

D’autres formes d’installation étrangère accompagnent une recherche d’alternative. Certains territoires d’accueil deviennent les lieux d’expérimentation d’une agriculture tâtonnante, de modes de vie organisés par le secteur primaire. Ainsi, dans les Pyrénées ou le Massif central (Rouvière, 2015), les installés étrangers sont portés par un idéal libertaire qui tient à distance les instances d’encadrement. Le Collectif d’agriculteurs contre les normes qui soutient une opposition plus large à la contrainte (foncière, vétérinaire), le rapport distancié à la propriété, signalent ces installations contestataires que des campagnes en déprise rendent aussi possibles (Allemands dans les Pyrénées ariégeoises – Kritzinger, 1989). Quand la prise de risque encourue par l’installation est atténuée pour les installations accompagnées, elle peine ici à trouver des systèmes d’alertes : les postures militantes sont susceptibles de cacher des signaux de la pauvreté et les communautés reconstituées, belges, néerlandaises, jouent les amortisseurs avec des actions d’entraide. L’activité agricole pratiquée dans ces territoires sert une inclusion sociale dans un ailleurs, par la marginalisation et pour rester en marge.

La période plus récente révèle une troisième logique, hybride. Dans le sud-est de la France, les migrants d’origine maghrébine exercent des pratiques « dissimulées » sur les places marchandes de gros et demi-gros pour s’insérer dans des réseaux conventionnels de production maraîchère (Lascaux, 2019) : le choix de produits clés pour la consommation de masse (courgette) conduit à la constitution d’un capital, sur « la voie de l’entreprenariat » (Clair-Caliot, 2018). Les interactions avec les organismes d’installation agricoles « classiques » (chambres d’agriculture, Société d’Aménagement foncière et d’établissement rural ou SAFER) sont limitées et remplacées par les réseaux ethniques, les associations locales (Lascaux, 2019). Les filières migratoires productives et agricoles, outils d’insertion sociale et économique, ouvrent la voie à d’autres ressortissants de leurs pays d’origine.

Ce panorama, bien qu’incomplet, rend compte d’un glissement dans la façon d’appréhender les liens entre agriculture et migration : il met en lumière la diversité des formes d’insertion locale à travers l’activité agricole, celle des formes de transformation et de revitalisation rurales associées, accompagnées ou « spontanées ». Ces éléments appellent un approfondissement à la lumière des recherches sur les agricultures urbaines et périurbaines (Aubry et Chiffoleau, 2009 ; Poulot et al., 2013 ; Poulot et Rey, 2014), afin de poursuivre l’étude de la diversité actuelle des agricultures et de leurs protagonistes.

4 L’espace agricole urbain et périurbain, opportunité et ressource essentielle pour les migrants

En contexte métropolitain, la relation entre migration, agriculture et ville a aussi été explorée, en accord avec l’importante bibliographie sur métropoles et migration internationale (cf. Imbert et al., 2014). La fonction sociale de l’agriculture, qui émerge dans les interstices visibles et invisibles que les métropoles recèlent, s’y repère mais ce champ reste encore largement en devenir.

4.1 Une agriculture professionnelle : exploitations maraîchères et circuits courts de proximité

En contexte périurbain, l’installation est parfois l’aboutissement d’un parcours de labeur pour des ouvriers agricoles au terme duquel l’exploitant, sans repreneur familial, transmet l’exploitation à l’un de ses salariés, de fait d’origine étrangère. Ce cas de figure est associé aux petites exploitations maraîchères particulièrement présentes dans les périphéries urbaines quand la fidélisation de certains ouvriers employés à temps plein a construit des relations étroites avec l’exploitant (Samak, 2016). D’autres installés d’origine étrangère, avertis et guidés par un idéal agricole, se saisissent de la rente de situation offerte par la proximité de la ville. Dans le cas de projets pédagogiques associés à cette agriculture nourricière pour le marché urbain, les femmes étrangères portent souvent le projet d’installation (Teulières et Souchet, 2008).

Au sein des groupes organisés en circuits courts de proximité, la population migrante est concernée côté consommateurs comme côté producteurs. Ce sont d’une part des circuits reliant une culture culinaire « de terroir », qui met en avant la typicité des produits locaux, et des producteurs « du territoire » ; ce sont de l’autre des circuits courts « ethniques » (Ma Mung et al., 1992) à propos du « commerce ethnique » reliant les cultures culinaires des pays d’origine des immigrés et des producteurs détenteurs des savoirs hérités, en capacité de produire localement pour ce marché.

Plus généralement, la littérature a montré que la commercialisation en circuits courts de proximité joue diverses fonctions pour les agriculteurs, notamment pour ceux qui éprouvent des difficultés. Elle peut viabiliser des exploitations agricoles (Chevallier et al., 2015) ; elle constitue aussi un « dispositif local, expérimental de lutte contre l’exclusion » en insérant les producteurs dans des réseaux sociaux avec les consommateurs et les pairs, gage de reconnaissance sociale et professionnelle et de construction d’un capital social (Chiffoleau, 2012) ; elle participe de mécanismes de solidarité, tel Uniterres, qui relocalise l’aide alimentaire en mettant en relation agriculteurs et consommateurs en difficulté pour approvisionner des épiceries sociales. Ces différents dispositifs de solidarité, en favorisant la participation des acteurs aux décisions et pas uniquement aux transactions marchandes, viennent donner du sens au métier agricole et améliorent les conditions d’exercice (Paturel et Carimentrand, 2016).

Ces résultats méritent une exploration spécifique pour les populations migrantes, car ils donnent des arguments pour « relier composition des régimes alimentaires et formes d’agriculture souhaitables ». La marginalisation de départ devient, avec l’installation, un levier pour une trajectoire ascendante impulsée par le ressort cosmopolite : le parcours personnel international couplé à la présence de la métropole offrent des possibilités nouvelles, dont peuvent aussi s’emparer les agriculteurs urbains et périurbains non migrants.

4.2 Une agriculture nourricière : le cas des jardins

En contexte intra-urbain, des immigrés internationaux s’investissent dans des cultures nourricières en dehors de toute logique professionnelle (Hochedez, 2018). L’ancrage des migrants repose alors sur des conditions d’accès aux jardins, dont les critères ne tiennent souvent pas compte de la nationalité ou de l’origine. De nombreux travailleurs non-qualifiés étrangers, souvent d’origine paysanne, ont longtemps accédé aux espaces de production domestique grâce à leur incorporation au monde ouvrier et aux jardins ouvriers (puis familiaux) qui leur étaient réservés (Consales, 2003 ; Cabannes et Raposo, 2013). Aujourd’hui, l’accès aux jardins partagés, nouveaux espaces urbains d’interactions sociales, est fondé sur l’appartenance à une communauté d’habitants. Même s’il constate que les populations issues de l’immigration récente (Maghreb et Afrique subsaharienne) y accèdent plus difficilement, Consales (2003) note ainsi que « les jardins familiaux dans l’Arc méditerranéen se sont toujours présentés comme de véritables lieux d’accueil pour les travailleurs issus de migrations régionales ou d’immigrations internationales ». Les études micro-historiques et ethnographiques montrent aussi comment les populations immigrées de Saint-Etienne se sont appropriées un espace de jardins ouvriers pour déployer en public des pratiques sociales et culturelles invisibilisées ailleurs, et retrouver une reconnaissance collective des connaissances maraîchères (Jelen, 2006).

Néanmoins, les modalités de cet ancrage et leur façonnement par les processus de discrimination propres au contexte européen et français, restent à explorer. Elles n’ont jusqu’à présent été qu’évoquées par certains auteurs (Consales, 2003, sur la période d’« enfermement » des jardins marseillais ; Jelen, 2006, sur l’exclusion des femmes migrantes des jardins ouvriers à Saint-Etienne ; Mestagh, 2018, sur l’entre-soi des jardins partagés).

4.3 Une agriculture sociale et « sécuritaire » : habiter le refuge

Dans les villes d’Amérique du Nord, les initiatives collectives d’agriculture urbaine sont désignées comme des formes d’agriculture communautaire, c’est-à-dire prises en charge par et pour la communauté locale. Des réseaux d’entraide peuvent se greffer à ces échanges strictement agricoles (Paddeu, 2015) si bien que les espaces agricoles urbains se muent en nouveaux espaces publics, favorisant les interactions sociales et le vivre-ensemble, dans le cadre de mouvements dits « grassroots ». Plus spécifiquement, les études sur l’agriculture urbaine soulignent le rôle intégrateur qu’elle joue pour les populations marginalisées, puisque ces projets ont souvent, du moins dans les villes d’Amérique du Nord, une dimension militante pour la reconnaissance des minorités impliquées (Paddeu, 2016), dont les minorités ethniques avec lesquelles les migrants partagent une grande partie des revendications. L’agriculture revêt aussi une dimension thérapeutique pour des personnes souffrant de pathologies diverses : elle fait alors figure de green care dans la réhabilitation et la réadaptation sociale de ce public (Di Iacovo et al., 2006).

En France, la fonction d’inclusion sociale de l’agriculture urbaine apparaît avec les initiatives dont l’objectif est l’insertion professionnelle des personnes en recherche d’emploi, à l’image des Jardins de Cocagne (Rochford, 2019). Des collectifs d’habitants revendiquent aussi l’accès au foncier urbain pour y déployer des jardins collectifs, supports d’activités de développement social à l’échelle des quartiers.

Au-delà des formes d’ancrage et loin des logiques d’installation à long terme et communautaires, l’agriculture est désormais envisagée comme levier sécuritaire dans un espace-temps refuge. Des études ponctuelles se sont penchées sur le rôle de l’agriculture dans sa fonction alimentaire et d’appropriation de l’espace dans la trajectoire des réfugiés et demandeurs d’asile (Dudley, 2011 ; Perkins et al., 2017). Cette double fonction est revendiquée par certaines initiatives d’installation de demandeurs d’asile et réfugiés dans des fermes rurales. Encore très marginales et peu documentées par les chercheurs, ces propositions sont relayées essentiellement par la presse quotidienne régionale et les publications d’organisations professionnelles. Ce type de population est en effet relativement nouveau dans le panorama des études sur les migrants en agriculture.

5 Conclusion – Les liens entre agriculture et migration : perspectives dans le cadre des relations villes-campagnes

Le projet d’exploration bibliographique qui a porté cet article est né d’un intérêt commun au sein de nos recherches respectives pour l’analyse des nouvelles formes d’inégalités sociales issues des évolutions des relations villes-campagnes et de la dynamique des systèmes agro-alimentaires (Hochedez et Le Gall, 2016 ; Perrin et Soulard, 2014). Dans une perspective de géographie attentive à la dimension spatiale des rapports sociaux, s’attarder sur ces formes et leurs évolutions semble aujourd’hui essentiel pour évaluer à la fois le potentiel d’inclusion sociale et d’autonomisation mais aussi les risques de reproduction ou d’accroissement des situations de vulnérabilité ou d’injustices (Hochedez et Le Gall, 2016) liés à l’activité agricole. Ce travail aura été l’occasion de reformuler des questions de recherche construites initialement en dehors du champ des études sur les migrations mais qui rencontrent des objets que la dialectique ancrage / mobilité a aussi identifiés.

Il nous semble en particulier essentiel de renouveler la question de l’assignation à l’invisibilité par l’agriculture, en la posant non seulement dans l’agriculture productiviste, comme cela a déjà été fait, mais encore dans les modèles d’agriculture alternatifs, en milieu rural et urbain, et à propos des formes de travail qui s’y développent. Les mutations de l’économie mondiale et de ses effets sur la fermeture des marchés de l’emploi aux étrangers dans les pays d’immigration doivent en effet nous conduire à porter notre regard sur les dynamiques d’informalisation du travail qui en découlent. Dans tous les secteurs étudiés, la réaction des travailleurs face à leur marginalisation du marché de l’emploi décent se traduit aussi bien par la soumission à des conditions de plus en plus précaires que par l’expansion d’un entreprenariat migrant confronté à l’informalisation (Waldinger et al., 1990). En partie révélées dans le cas des activités de rue en ville (Ma Mung, 2015 ; Aragau et al., 2016 ; Jacquot et Morelle, 2018), les formes de l’informel prises par l’ancrage des trajectoires migratoires et leurs montages commerciaux dans le domaine agricole restent à explorer plus largement, à la ville comme à la campagne.

Remerciements

Les éléments de questionnement que nous avançons dans cet article sont le fruit d’une exploration bibliographique qui a accompagné des travaux de terrain en Ile-de-France, Ariège, Dordogne, Vienne et Haute-Vienne. Cet article ne les détaille pas, mais en a soutenu la structuration, de même que nos expériences antérieures à l’étranger (nord et sud de l’Europe, Amérique latine). Nous remercions les collègues engagés avec nous dans ces travaux, ainsi que les relecteurs de la revue, qui nous ont accompagnées dans cette exploration.

Références

Citation de l’article : Darly S, Hochedez C, Le Gall J, Poulot M, Aragau C. 2021. L’activité agricole, une ressource pour la circulation ou l’ancrage des migrants ? Exploration bibliographique du lien entre agriculture et migration en France. Cah. Agric. 30: 10.

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