Issue
Cah. Agric.
Volume 32, 2023
Information spatiale et approches territoriales du développement, du diagnostic à la médiation / Spatial information and territorial approaches to development, from diagnosis to mediation. Coordonnateurs : Jérémy Bourgoin, Flavie Cernesson, Elodie Valette
Article Number 30
Number of page(s) 6
DOI https://doi.org/10.1051/cagri/2023024
Published online 19 December 2023

© Q. Grislain et al., Hosted by EDP Sciences 2023

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1 Introduction

À partir de la fin des années 2000, la multiplication soudaine des acquisitions foncières à grande échelle (AFGE) dans les pays du Sud a suscité de nombreux débats quant aux impacts concrets qu’elles pouvaient avoir sur les territoires et leurs populations (Burnod et al., 2013). Ces mouvements d’AFGE ont remis à l’agenda des questions clés en termes de modèles de développement agricole et rural, d’inégalités ou d’exclusion relatives à l’accès aux ressources productives (en particulier le foncier), de sécurité alimentaire ou encore de risques environnementaux (Borras et Franco, 2010 ; Oberlack et al., 2016). De nombreux représentants de la société civile, des décideurs, des opérateurs de développement, des entreprises privées, des bailleurs et des chercheurs ont reconnu l’importance de documenter, suivre et analyser les effets de ces AFGE afin d’informer le débat public et de débattre de leurs modes de régulation. Ces mêmes acteurs ont souvent promu le développement d’une forme de dispositif informationnel similaire : les observatoires fonciers. Leurs promoteurs (équipes d’experts, de chercheurs ou de représentants de la société civile) et leurs bailleurs (coopération bi ou multilatérale) leur ont assigné pour objectifs initiaux de promouvoir l’accès et la fiabilité des données sur les AFGE afin de réduire les asymétries d’information et d’alimenter les débats publics à partir de faits de terrain (Grislain, 2022).

En Afrique subsaharienne, sept projets d’observatoires sur la thématique des AFGE ont été recensés sur la période 2007–2019. L’opérationnalisation de ces observatoires et leur fonctionnement effectif se sont retrouvés face à deux champs de contraintes.

Le premier champ de contraintes découle de l’objet étudié : les AFGE (Edelman, 2013 ; Burnod, 2022). Ces transactions foncières ont des formes plurielles et évolutives (en cours dans plusieurs secteurs et sur différents continents). L’accès aux terrains et aux données est complexe (sources d’informations dans des lieux et des sphères sociales très contrastés et difficilement accessibles : de milieux ruraux isolés jusqu’au cabinet des hauts décideurs). Les pratiques de rétention de l’information sont fréquentes (personnes informées réticentes à partager des informations jugées confidentielles ou sources de rentes). Le travail de recherche des données implique des ressources humaines disponibles et capables de surmonter les contraintes précédemment citées.

Le second champ de contraintes est propre à la démarche d’observatoire. Ces observatoires qui se sont investis sur la problématique des AFGE, à l’instar de tous les observatoires fonciers en contextes africains, se sont heurtés à des enjeux techniques mais aussi socio-politiques à chaque étape de leur « vie sociale » : choix du portage, définition des champs d’observation, méthodologie de production des données, politique de publication des données, etc. (Grislain et al., 2023). Au final, sur la période étudiée, sur les sept projets d’observatoires identifiés, seuls cinq ont réussi à voir le jour et seuls trois à produire des données (avec de grandes différences entre eux).

L’objectif de l’article est d’analyser et d’illustrer ces difficultés méthodologiques, mais aussi socio-politiques, de production et de publication des données qui sont, comme mentionné supra, inhérentes à la démarche d’observatoire, et plus particulièrement saillantes dans le cas des AFGE. L’article commence par exposer la méthodologie. Puis il présente succinctement les quatre observatoires étudiés au Cameroun, à Madagascar, en Ouganda et au Sénégal, pour ensuite analyser les défis liés à la production, à la publication et à l’utilisation des données. En conclusion, l’article discute de la déconnexion entre les dimensions techniques et politiques des observatoires, et de leur rôle de médiation dans un souci de traduire les connaissances en direction de différents usagers et arènes foncières.

2 Méthodologie

L’article repose sur l’analyse de quatre observatoires à l’échelle nationale qui se sont investis sur la thématique des AFGE à Madagascar, au Cameroun, au Sénégal et en Ouganda. À noter, qu’une analyse multiscalaire sera développée par ailleurs pour prendre en compte les processus de production et de partage des données sur les AFGE dans les arènes de gouvernance foncière internationale. En outre, pour des raisons d’accès aux sources d’information, le cinquième observatoire identifié sur la période étudiée, à savoir l’Observatoire du foncier au Cameroun, n’a pas été retenu dans l’analyse.

Les données sont issues d’enquêtes de terrain menées par un des auteurs au Sénégal (55 entretiens à Dakar et 17 entretiens dans la vallée du fleuve Sénégal entre octobre-décembre 2020 et octobre-décembre 2021), en Ouganda (21 entretiens à Kampala et 12 entretiens dans le district de Moroto en février-mars 2020) et au Cameroun (6 entretiens à distance en visioconférence entre 2020 et 2021), ainsi que sur celles issues du travail quotidien d’un des auteurs en tant qu’expert-chercheur accueilli au sein de l’observatoire du foncier à Madagascar. Ce matériel empirique est complété par des recherches bibliographiques sur les dispositifs sociotechniques d’information et les défis liés à la production d’information sur les AFGE (Anseeuw et al., 2013 ; Bourgoin et al., 2019).

3 Profils et trajectoires des observatoires étudiés

3.1 Observatoire du foncier à Madagascar (OFM)

L’OFM a été créé en février 2007 avec pour objectifs initiaux d’évaluer et d’orienter la réforme foncière. Pour remplir ces missions, il est logé au sein du ministère en charge du foncier. Sa création a bénéficié de l’appui des experts du Programme national foncier et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). À partir de 2010, fort de sa reconnaissance sur ces thématiques centrales et dans le souci d’alimenter les réflexions nationales, l’OFM s’investit dans la production de données sur les AFGE. Son équipe – entre 5 et 6 personnes – produit des listes d’investissements annoncés et en cours sur la base d’une vingtaine d’indicateurs par le biais d’enquêtes de terrain, de consultations de personnes-ressources et d’échanges avec les services fonciers de l’État (Andrianirina et al., 2011). En complément, l’équipe analyse un nombre restreint de cas d’AFGE afin de capitaliser sur les processus d’accès à la terre et les problèmes associés en vue d’alimenter le débat public sur les AFGE (Burnod et al., 2013). La publication de la liste des investissements sur un site web associé à celui de l’OFM est contrainte par des questions politiques (cf. infra) mais les informations sont transmises à la Land Matrix, observatoire mondial des AFGE, pour leur publication à un niveau supra. Les données et analyses sur les AFGE, ainsi que la production d’un documentaire, donnent lieu à l’animation de plusieurs ateliers sur les politiques foncières et agricoles.

3.2 Observatoire des acquisitions des terres à grande échelle (OATGE) au Cameroun

Au Cameroun, l’OATGE est créé en 2013 avec l’appui de la Fondation Paul Ango Ela (FPAE) et du CIRAD. L’organisation de l’OATGE repose sur deux structures. La première est un centre de recherche en géopolitique en Afrique centrale animé par un réseau pluridisciplinaire de chercheurs. La seconde est une structure militante engagée dans la protection des droits, des besoins et de la culture des communautés locales et autochtones dans les forêts d’Afrique centrale. Ces différentes parties prenantes ont décidé que l’objectif de l’observatoire est de collecter, vérifier, archiver, analyser et rendre disponible les informations sur les AFGE à l’échelle nationale sur les secteurs forestier, agricole et énergétique. La méthodologie de collecte des données repose sur une veille informatique pour rechercher des documents sur les AFGE au Cameroun et des enquêtes sur le terrain afin de produire des données de première main pour renseigner une trentaine d’indicateurs. En revanche, en 2023, aucune donnée n’a encore été publiée suite à des débats au sein de l’OATGE sur le mode de validation des données avant leur partage au grand public.

3.3 Observatoire national de la gouvernance foncière (ONGF) au Sénégal

Au Sénégal, au début des années 2010, plusieurs organisations de la société civile, emmenées par leurs leaders, sont parvenues à bloquer des projets d’AFGE en organisant des interventions rapides sur le terrain, et en médiatisant quelques cas emblématiques (superficie annoncée, investisseur étranger, conflit foncier) (Hopsort, 2014). Dans un souci de fonder leur plaidoyer sur des données de terrain plus exhaustives et plus complètes, ces organisations ont créé l’ONGF en 2015. À partir de 2019, avec l’appui financier et technique de la Land Matrix et du CIRAD, elles se sont lancées dans une campagne nationale de collecte de données sur les AFGE. En 2020, l’ONGF est parvenu à recenser plus de sept-cents cas d’AFGE supérieures à 50 hectares sur l’ensemble du pays via des enquêtes dans la totalité des départements ruraux du Sénégal. La méthodologie repose sur un questionnaire élaboré par l’équipe de l’ONGF et administré par des enquêteurs auprès des chefs des Centres d’appui au développement local (CADL) ainsi que d’autres personnes-ressources. Présentée à l’occasion de deux ateliers nationaux et publiée sur la plateforme de l’observatoire mondial Land Matrix, la base de données n’a pas encore été valorisée par les organisations de la société civile sénégalaise.

3.4 Observatoire du foncier en Ouganda (OFO)

En Ouganda, l’observatoire est créé en 2018 et basé à Kampala. Il est promu par l’initiative Land Matrix et LANDnet Uganda. Suite à des échanges entre le coordinateur national de l’OFO et la coordinatrice de la Land Matrix pour le continent africain, l’observatoire a pour objectifs de collecter, produire et diffuser des données sur les acquisitions foncières (supérieures à 50 hectares) mises en œuvre, prévues ou ayant échoué dans les secteurs agricole, minier, forestier et énergétique, sur l’ensemble du territoire national. L’équipe de l’OFO, en discussion avec la Land Matrix, a retenu une trentaine d’indicateurs pour suivre les AFGE. L’équipe de l’observatoire est composée d’un coordinateur national et de quatorze enquêteurs. Dans chacune des quatorze régions du pays, un enquêteur est chargé de collecter des données sur les AFGE auprès des administrations foncières et des communautés locales, puis de les faire remonter au niveau du coordinateur national. Ce dernier vérifie que tous les indicateurs sont renseignés pour les cas identifiés et met en ligne les données sur la plateforme de l’observatoire. En pratique, cette méthodologie s’est avérée, jusqu’en 2021, peu opérante. Trois ans après sa création, l’OFO a identifié dix-neuf cas d’AFGE mais n’a pu renseigner que très peu d’indicateurs. Pour cette raison, ces cas n’avaient pas été mis en ligne sur la plateforme de l’OFO.

4 Les dimensions socio-politiques à chaque étape de la démarche d’observatoire

4.1 Produire des données : des compromis entre exhaustivité des cas à étudier et nombre d’indicateurs à informer

Parmi les observatoires étudiés, trois ont choisi de suivre tous les secteurs (agricole, forestier, minier, etc.). Seul celui de Madagascar s’est concentré sur les secteurs agricoles et forestiers. Au Sénégal et en Ouganda, la stratégie des différentes parties prenantes (équipe, bailleur) a été de reprendre les champs d’observation de l’observatoire mondial Land Matrix. À Madagascar, le choix des thématiques et des indicateurs est fait par l’équipe de l’OFM en fonction des compétences et des réseaux de chacun.

Plus la diversité et l’exhaustivité des cas sont recherchées, plus il est difficile de renseigner de nombreux indicateurs. Malgré cela, les observatoires optent pour un nombre important d’indicateurs de suivi (autour d’une trentaine). Les parties prenantes au Sénégal, en Ouganda et au Cameroun sont en effet prises dans une vision un peu idéaliste des systèmes d’information et veulent couvrir le maximum de secteurs et d’indicateurs. En réunion collective, à la différence des entretiens en bilatéral où les acteurs reconnaissent souvent les réalités et les difficultés du partage d’information, nombre d’entre eux partagent le présupposé que les systèmes d’information vont fonctionner de manière automatique et mécanique grâce, d’une part, à la volonté des acteurs locaux ou nationaux à partager de l’information et, d’autre part, à l’accès croissant aux technologies numériques (en particulier les GPS, les outils de la télédétection, les plateformes Internet, la téléphonie mobile). Rapidement, les équipes des observatoires se heurtent à la réalité socio-politique des conditions de production ou d’accès aux données. Le problème ne vient pas du moyen technique pour partager les données mais de l’existence même des données ou de la volonté des acteurs à les partager. D’une part, des acteurs peuvent garder des données car elles sont sources de pouvoir ou de rentes, ou ne pas les divulguer car elles risquent de les mettre en danger ou de leur faire perdre leur poste (données qui permettent de dévoiler des pratiques de détournement d’argent ou d’identifier qui est à la source de la diffusion d’information) (Burnod et Grislain, 2023). D’autre part, les institutions en charge légalement de produire ou stocker des données (suivi des procédures d’accès à la terre ou d’obtention de permis environnemental) ne le font pas systématiquement par manque de moyens ou d’informations – souvent, les représentants des institutions au niveau central gèrent ces dossiers sans en informer leurs collègues, généralement dans des stratégies de captation de rentes (Schlimmer, 2017).

Plus le nombre d’indicateurs par cas est important, plus la nécessité de produire de l’information directement auprès des acteurs impliqués est forte (administrations, équipe de l’investisseur, élus locaux, populations touchées). Les équipes des observatoires n’ont alors pas systématiquement les moyens financiers, les réseaux et les compétences pour mener ces investigations qualitatives sur des points parfois sensibles et pour aller faire des entretiens dans des territoires éloignés de la capitale. En Ouganda, le sous-effectif des équipes sur le terrain, leur formation limitée à remplir des questionnaires et leur manque de moyens ne permettent ni de relever les cas sur l’ensemble du pays et des secteurs d’activités, ni d’informer les nombreux indicateurs. La base de données très ambitieuse est finalement très peu remplie et demeure inutilisable du fait des données manquantes. La production de données peut également s’appuyer sur des prestataires. Au Sénégal, par l’intermédiaire de vingt enquêteurs recrutés pendant deux mois, l’ONGF est parvenu à recenser 1 144 cas d’AFGE à la fin de l’année 2020. Cependant, organiser des enquêtes réalisées par des prestataires peut comporter des risques (manque de connaissance des prestataires sur la problématique spécifique des AFGE, difficulté d’accès aux données, etc.). Les données collectées sont alors de qualité intermédiaire. Lors des opérations de contrôle et d’apurement de la base de données, l’équipe de l’ONGF a découvert de nombreuses erreurs dans les données collectées par les enquêteurs sur le terrain et/ou de nombreux indicateurs non renseignés pour des cas identifiés. Ainsi, parmi les 1 144 cas recensés initialement, la base de données compte (après apurement) 704 cas. À Madagascar, l’équipe, par ses compétences et réseaux complémentaires pour mobiliser des fonds et accéder aux personnes-ressources clés dans les hautes sphères de décision et au sein des entreprises à l’origine des investissements, ainsi que par sa capacité à conduire des entretiens répétés sur les terrains auprès des acteurs locaux, a réussi à produire des données et des analyses sur les AFGE pendant une dizaine d’années.

4.2 Publier des données : au-delà de l’intention, la matérialisation des jeux de pouvoir

Publier des données implique aussi des négociations et des compromis entre les parties prenantes de l’observatoire sur le niveau de fiabilité ou de recoupement des données, et sur la temporalité du partage des informations. Par fiabilité nous entendons le fait que les données soient, a minima, référencées par l’identité de la source ; par recoupement, nous entendons que la nature de l’information soit confirmée par plusieurs sources, voire directement observée sur le terrain. Dans les contextes étudiés, l’intention initiale de mise en partage des données au travers de l’instrument observatoire se heurte à des jeux politiques.

Au sein de l’OATGE au Cameroun, le processus de validation des données avant leur publication a suscité des tensions entre les deux organisations porteuses de l’observatoire. Les représentants du centre de recherche en géopolitique souhaitaient que chaque information (de type superficie, identité de l’investisseur, localisation de l’investissement) soit vérifiée au préalable sur le terrain et recoupée par plusieurs sources avant d’être diffusée. Les représentants de la structure militante souhaitaient uniquement vérifier la source de l’information (carte produite par un ministère, contrat issu d’une entreprise, etc.) et la publier la plus rapidement possible. Ces derniers craignaient que l’OATGE s’enferme dans la vérification des données et les publie une fois le contrat foncier légal conclu, c’est-à-dire trop tard pour donner aux communautés la capacité de se défendre. Faute de compromis sur le processus de validation interne des données, en 2023, aucune donnée n’avait été mise en ligne.

À Madagascar, l’OFM, du fait de son rattachement institutionnel au Ministère en charge du foncier, ne réussit pas à publier sur son site web la liste exhaustive des données actualisées qu’il détient sur les transactions en négociation ou en cours. Le Ministère ne souhaite pas que des données sur des transactions non encore formalisées par les services fonciers, ou politiquement sensibles, soient mises en ligne sur un site web rattaché à son institution. L’OFM, qui accède à des informations stratégiques par son positionnement et ses liens au sein du Ministère, est contraint par la politique du Ministère.

4.3 Modalités d’usage des données : des choix sur les formats des données (analysées ou non) et leur mise en circulation (médiation dans les arènes publiques)

La question de l’usage de l’information renvoie à une dimension structurante des observatoires qui est celle du service informationnel, c’est-à-dire l’adéquation entre l’information produite et publiée par l’observatoire et les besoins des acteurs (Tonneau et al., 2017). Les produits de l’observatoire n’acquièrent une efficience que s’ils rencontrent des sujets susceptibles de s’y intéresser, de les discuter et de se les approprier (Tonneau et Barros da Rocha, 2012). En fonction des profils et des compétences des usagers ciblés, les données à partager peuvent être sous la forme de base de données, d’analyses synthétiques (des cartes, des graphiques) ou de notes politiques (des diagnostics et des recommandations). Ajouté à cela, la dimension temporelle est elle aussi cruciale pour que les données soient utiles et utilisées par les acteurs cibles de l’observatoire. L’information est source de pouvoir et d’intérêt si elle entre dans le champ stratégique des groupes d’acteurs concernés au moment où ils en ont besoin (Gautreau, 2021). Le cas de l’ONGF au Sénégal illustre ces deux points.

La base de données de l’ONGF n’a pas été valorisée par les organisations de la société civile sénégalaise pour deux raisons principales. La première concerne le décalage entre les profils et besoins des cibles principales de l’ONGF et le type de données produites. La société civile était habituée à s’appuyer sur des « cas emblématiques » (en compilant des données secondaires, parfois incomplètes) pour nourrir ses discours et toucher un large public. Elle souhaitait renforcer son plaidoyer sur des analyses plus systématiques et chiffrées afin de limiter les critiques de subjectivité (Bourgoin et al., 2019). Dans la pratique, elle s’attendait à des chiffres clés et à un premier niveau d’analyse, et non à la livraison d’une base de données complète. L’absence d’un travail d’interprétation et de médiation des données par l’équipe de l’ONGF (note politique, cartes, chiffres clés) n’a pas permis à la société civile de s’emparer des données. La seconde raison concerne la temporalité de la publication de la base de données. L’ONGF est créé en 2015 alors que les débats internationaux sur les AFGE aux Suds sont en plein essor, mais il ne parvient à publier ses premières données que 6 ans après, en 2021. À cette période, les controverses sur les AFGE sont retombées et la thématique est moins présente dans les agendas des décideurs et des bailleurs de fonds. Les données publiées par l’ONGF sont donc moins utiles à la société civile qui s’est investie sur d’autres thématiques clés dans l’agenda politique (transition agroécologique, gestion de l’eau, changement climatique) (Grislain, 2022).

À Madagascar, pour restituer les études sur les AFGE, l’équipe de l’OFM a organisé une série d’ateliers et de réunions bilatérales auprès de divers interlocuteurs (avec des représentants des ministères sectoriels, des organisations paysannes, des bailleurs, etc.). Elle s’investit aussi dans des ateliers internationaux. Elle partage à ces occasions les analyses des données sous différents supports (rapports, documentaires, notes d’analyse, articles académiques), jouant ainsi un rôle important de médiation et de passerelle en direction des différents acteurs de l’arène foncière. Ce positionnement lui permet de partager relativement rapidement des analyses sur les AFGE de façon constructive, tout en évitant de stigmatiser certains opérateurs ou représentants de l’État, au niveau national et local, et de se voir par la suite refuser l’accès aux données stratégiques ou le rôle d’animateur de débat.

Les exemples contrastés de l’équipe de l’OFM à Madagascar et celle de l’ONGF au Sénégal montrent que la connaissance n’a pas d’impact par elle-même mais repose sur le jeu de médiation que peuvent assurer les porteurs de l’observatoire. Le processus d’accès à la connaissance est en effet le fait d’acteurs individuels, qui jouent le rôle d’« entrepreneurs politiques » (Kingdon, 1984) ou de « courtiers de connaissances » (Dagenais et Ridde, 2020). Ces derniers peuvent être des politiciens, des chercheurs, des membres de la société civile, ou des collectifs (Delahais et Devaux-Spatarakis, 2022). Ils sont souvent positionnés ou investis dans plusieurs sphères et assurent à la fois l’identification des controverses clés et la traduction des analyses clés (Lavigne Delville et Le Meur, 2022). Ils s’appuient sur de nombreux outils spécifiques au transfert des connaissances (notes politiques, cartes, vidéos documentaires, restitutions des études accompagnées du partage des présentations, etc.) pour favoriser les processus de mise en débat et d’utilisation des connaissances (Ridde et al., 2020).

5 Discussion et conclusion

La mise en perspective des expériences camerounaise, malgache, ougandaise et sénégalaise d’observatoires a mis en évidence les défis liés aux processus de production, de publication et d’utilisation des données sur les AFGE.

Produire des données sur les AFGE exige de choisir le profil, les secteurs, le nombre de cas à étudier ainsi que le nombre d’indicateurs par cas. Ces choix relèvent à la fois de la pression des parties prenantes de l’observatoire, des réalités de terrain (accès aux terrains et aux sources d’information) et des ressources disponibles (capacités et compétences de l’équipe de l’observatoire, financement pour réaliser des enquêtes de terrain, etc.). Ils doivent également tenir compte des finalités de l’observatoire et du profil des usagers cibles et de leurs besoins. De ces choix et contraintes découlent plusieurs types d’observatoires fonciers. La structuration des observatoires (acteurs impliqués, importance du terrain, méthodologie, etc.) varie fortement en fonction du poids donné à la production de connaissances nouvelles. L’accent peut être mis sur la production de nouvelles connaissances, en mobilisant des chercheurs et des experts dans la durée, impliquant un pilotage scientifique fort et des ressources humaines et matérielles importantes. Néanmoins, si ces conditions de faisabilité ne sont pas réunies, d’autres stratégies sont possibles. Elles peuvent mettre l’accent sur une logique de communication et d’échanges à travers des rencontres. La fonction d’observatoire se réaliserait alors selon une logique de réseau, en rassemblant des travaux sur la thématique des AFGE et en contribuant à les valoriser et à les mettre en débat. L’accent peut également être mis sur la collecte de données secondaires, sans recoupement systématique des informations, et sur leur publication rapide afin d’initier des actions sur le terrain.

Publier des données sur les AFGE n’est pas neutre et peut être risqué (pression politique, menace, violence, etc.). En effet, la problématique des AFGE est par essence une problématique complexe, affaires de richesse et de pouvoir, sensible politiquement. Ainsi, le processus de validation interne des données avant leur publication implique des négociations et des compromis entre les parties prenantes de l’observatoire (équipe, bailleur, institution de rattachement). Le partage des données peut être contraint en fonction des jeux politiques et des agendas des parties prenantes de l’observatoire et de la difficulté à atteindre un compromis entre acteurs aux intérêts parfois divergents.

L’analyse des défis liés à l’usage des données a souligné que la déconnexion entre les dimensions techniques (production et mise en partage de l’information) et socio-politiques (un observatoire pour qui et pour quoi faire) des observatoires est à l’origine des écarts entre la disponibilité de l’information et son usage. Pour être utiles et utilisées, les données doivent être effectivement produites et partagées au « bon moment », c’est-à-dire répondre à des thématiques inscrites à l’agenda des usagers ciblés par l’observatoire. Les données doivent ensuite répondre à une demande sociale. Par ailleurs, cette « rencontre » entre les données et les usagers est soumise à la présence d’opérateurs de l’interface capables de produire des données dans des contextes stratégiques et de les traduire sous des formes variées et au sein de différentes arènes foncières. En effet, la demande sociale ne suffit pas, encore faut-il que les connaissances produites et publiées soient comprises par les usagers visés. Apparaît ici le rôle clé et souvent sous-estimé de l’observatoire, pensé comme une bibliothèque de données, dans ses fonctions de production et de médiation de l’information. Il s’agit alors pour l’équipe de l’observatoire de construire les conditions de l’usage des connaissances, d’une part en identifiant les besoins des acteurs de l’arène foncière, et en les formulant de telle façon que les productions de l’observatoire puissent y contribuer ; d’autre part en traduisant les apports des connaissances produites de telle façon qu’elles puissent répondre à ces besoins.

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Citation de l’article : Grislain Q, Burnod P, Bourgoin J, Anseeuw W. 2023. Produire, partager et renforcer l’usage des données : défis et enseignements tirés des observatoires des grandes acquisitions foncières. Cah. Agric. 32: 30. https://doi.org/10.1051/cagri/2023024

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